DEBORD Guy, Ernest

Par Philippe Bourrinet

Né le 28 décembre 1931 à Paris, mort le 30 novembre 1994 au Champot-Bas, à Bellevue-la-Montagne (Haute-Loire) ; cinéaste et philosophe politique de « la société du spectacle » ; créateur de l’Internationale lettriste (1954) ; principal fondateur de l’Internationale situationniste (1958) ; un des acteurs radicaux de Mai 68 à Paris.

Né dans une famille bourgeoise, appauvrie par la crise de 1929, Guy Debord perdit son père à l’âge de quatre ans. Il se refusa toujours à écrire une autobiographie factuelle. On sait qu’il fit des études de lettres à Pau et à Cannes (d’où était originaire sa famille) et s’intéressa très tôt au cinéma et au surréalisme. Au festival de Cannes, il rencontra des écrivains « lettristes ». En 1950-1951, « monté » à Paris, il fit partie du Mouvement lettriste d’Isidore Isou, poète et cinéaste qui l’avait créé en 1946. Ce dernier avait inventé le « cinéma discrépant », forme cinématographique où il n’y avait plus aucun rapport entre la bande-image et la bande-son. Debord tourna son premier film en 1952, qui se voulait révolutionnaire : Hurlements en faveur de Sade, mise en application de la « discrépance ». La même année, il fonda un nouveau mouvement : l’Internationale lettriste, avec Michèle Bernstein (sa première femme), Gil Wolman, Jacques Fillon et Mohamed Dahou. En 1953, il tenta de se suicider par asphyxie. À partir de juin 1954, le Bulletin de l’Internationale lettriste devint Potlatch, « Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste ». Il cessa de paraître en novembre 1957. L’Internationale se limita au groupe français, au groupe suisse qui fut rapidement exclu en décembre 1954, et au groupe belge. Celui-ci fut fondé par Guy Debord et Gil Wolman en juin 1952. Guy Debord fut, comme les lettristes, notablement influencé par le surréalisme et collabora à la revue belge Les lèvres nues. En Europe du Nord, des contacts se nouèrent avec les héritiers du mouvement artistique Cobra (COpenhague-BRuxelles-Amsterdam ; 1948-1951), dont proviendront maints situationnistes, dont le peintre danois et théoricien Asger Jorn, installé à Paris.

En 1956, Debord joua un rôle essentiel, lorsque son « internationale » politico-littéraire conflua dans le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, fondé par les peintres danois Asger Jorn et italien Giuseppe Pinot-Gallizio. En 1957, Debord écrivit un texte majeur : « Le rapport sur la construction des situations », qui, à la lecture de textes du jeune Marx, proposait une révolution dans la culture et le rejet de toutes les valeurs bourgeoises. Déjà était proclamé « l’écroulement moderne de la société du spectacle ».

Le 27 juillet 1957, Debord créa, avec des peintres, sculpteurs, architectes venus du Danemark, de France, d’Italie, de Grande-Bretagne, réunis à Cosio d’Aroscia (Ligurie italienne) l’Internationale situationniste. Il s’agissait de la première tentative structurée en Europe d’un mouvement politico-artistique contestant toutes les valeurs officielles dans l’art et la politique.

Le premier numéro de la revue Internationale situationniste, « Bulletin central édité par les sections de l’internationale situationniste », parut à Paris en juin 1958, au moment de la venue au pouvoir du général de Gaulle. Son directeur était G.-E. Debord. Celui-ci était très influencé par le sociologue marxiste critique et contestataire Henri Lefebvre, dont il suivit les séminaires de sociologie et avec lequel il se lia temporairement d’amitié. C’est d’ailleurs Lefebvre qui lui présenta Raoul Vaneigem, autre figure emblématique du mouvement situationniste.

Debord s’affirma de plus en plus comme un « intellectuel engagé ». En septembre 1960, il fut l’un des signataires, avec sa femme l’écrivain Michèle Bernstein, du Manifeste des 121 ou « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Comme tous les signataires, il fut interrogé par la police. La politisation de plus en plus marxiste de Debord se traduisit par son éphémère adhésion au groupe de Cornelius Castoriadis « Socialisme ou Barbarie » (SouB) de l’automne 1960 au 22 mai 1961. En juillet 1960, il écrivit avec Daniel Blanchard (« Canjuers »), de SouB, un texte commun : « Préliminaires pour une définition du programme révolutionnaire », qui fut discuté dans l’IS et SouB. Il quitta ce groupe avec fracas, en butte à une incompréhension des militants qui voyaient en lui une « intrusion moderniste », voire une tendance « dadao-clochard », selon Castoriadis.

À côté de cette « parenthèse militante », Guy Debord poursuivit son activité dans l’Internationale situationniste (IS), dont il fut quasiment le responsable, semblant vouloir - selon certains - établir « une ligne de parti ». À partir de 1960-1961, il fut aidé dans ce sens par le Belge Raoul Vaneigem*, qui devint rapidement son alter ego dans la direction de l’IS.

Avec Vaneigem, qui était venu au mouvement à la faveur des grandes grèves de Belgique de l’année 1960, Debord poussa à la rupture avec les tendances artistiques, prédominantes dans les « sections » scandinave et allemande (groupe Spur). En 1962, après « épuration » de ces sections et l’abolition de la division de l’IS en sections nationales (conférence d’Anvers du 12 au 16 novembre), Debord fit reconnaître - avec Michèle Bernstein et Raoul Vaneigem - la position de soutien au « prolétariat révolutionnaire ». L’avant-garde esthétique devenait avant-garde politique.

Par la suite, l’itinéraire de Guy Debord se confondit avec celui de l’IS, de plus en plus radicalisée et politisée. Debord et les situationnistes avaient des contacts internationaux avec la Zengakuren japonaise (syndicat étudiant) et le groupe espagnol clandestin Accion comunista. À la fin des années 1960, alors que se développait la contestation étudiante, les situationnistes firent parler d’eux, en s’emparant de la section de l’UNEF à Strasbourg, pour mieux la « détourner ». Ce fut d’abord De la misère en milieu étudiant, pamphlet rédigé par Mustafa Khayati* et diffusé à l’université de Strasbourg. À l’automne 1967, où moment ou Vaneigem réussissait à faire paraître son livre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Debord publiait ce qui restera son livre le plus fameux : La société du spectacle. Il y dénonçait en termes philosophiques néo-hégéliens la société de consommation : « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. » Comme solution révolutionnaire au « spectacle, comme inversion concrète de la vie », Debord préconisait l’instauration des conseils ouvriers. Ce livre préfigurait idéologiquement le mouvement de Mai 68. Les idées situationnistes se répandirent chez les Enragés de Nanterre et influencèrent Daniel Cohn-Bendit et Riesel*.

En avril 1968, Guy Debord écrivit un texte affirmant : « l’IS doit maintenant prouver son efficacité dans un stade ultérieur de l’activité révolutionnaire - ou bien disparaître ». En mai-juin 1968, Debord et ses amis situationnistes trouvèrent l’occasion de mettre en pratique leur théorie du « détournement des situations » et de « démolition de la société spectaculaire marchande ». Au lendemain de l’occupation de la Sorbonne, le 14 mai, les situationnistes jouèrent un rôle de premier plan dans le Comité d’occupation. Debord, avec Vaneigem, René Riesel, René Viénet et Mustafa Khayati, fit partie du Conseil pour le maintien des occupations (CMDO), formé le 17 mai, qui préconisait la « démocratie des conseils ouvriers » et dura jusqu’au 15 juin, date de son autodissolution. Craignant la répression Debord, Khayati et Riesel rejoignirent Vaneigem en Belgique pour rédiger leur témoignage sur Mai 68 : Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, livre paru fin 1968 sous la signature de René Viénet et qui grossissait quelque peu le rôle des situationnistes en Mai 68.

Ce fut le champ du cygne de l’IS et de Debord. Le mouvement situationniste s’était développé en France, en Italie, en Scandinavie et aux États-Unis. Cependant, lorsque l’IS se réunit au « grand complet » à Venise en octobre 1969, elle regroupa une vingtaine de « militants ». Une grande part du travail rédactionnel reposait surtout sur les épaules de Debord. En juillet 1969, Debord annonça qu’il cessait d’assumer la responsabilité légale et rédactionnelle de la revue. Le numéro 12 de septembre fut le dernier numéro d’une revue qui avait été tenue à bout de bras par Debord. Après la démission de Vaneigem en 1970, l’IS ne fit que survivre. Debord, avec l’Italien Gianfranco Sanguinetti, proclama en avril 1972 la fin de l’Internationale situationniste. Pour lui, il s’agissait d’éviter que l’IS devienne un organisme « spectaculaire ». Il préconisa un passage à l’obscurité : « nous allons devenir encore plus inaccessibles, encore plus clandestins. Plus nos thèses seront fameuses, plus nous serons nous-mêmes obscurs. »

Après 1971, la rencontre avec l’éditeur de Champ libre et sympathisant du situationnisme Gérard Lebovici fut décisive pour « publiciser » les théories de l’IS et les œuvres de Debord, y compris cinématographiques. Lebovici était en effet le fondateur d’Artmédia, la plus importante agence de films en France, et contribua grandement à la production et à la diffusion des films de Debord. Ce fut le début d’une collaboration et d’une amitié, sans faille.

Malgré cette volonté d’être « obscur » et clandestin, Guy Debord continua à avoir une activité politique publique. Installé en 1972 à Florence, avec Gianfranco Sanguinetti, il mena une activité pour dénoncer le « terrorisme d’État » et le rôle des services secrets italiens. En 1975 était publié sous la plume de son ami, et le pseudonyme de Censor, le Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. Ce pamphlet préconisait le « compromis historique » entre le PC et la démocratie chrétienne, et cyniquement se faisait le chantre d’un terrorisme d’État dont les effets devraient être mis sur le compte des organisations révolutionnaires. Ce programme d’un extrême cynisme fut approuvé par bien des hommes politiques ou responsables de médias. Cette provocation mise au point par Debord et Sanguinetti fut révélée peu de temps après par Censor lui-même. Le « démontage » des mœurs politiques italiennes valut à Debord son expulsion d’Italie en 1977.

Ainsi, Debord n’entra ni dans la clandestinité ni dans l’obscurité. Sa renommée, plus littéraire que politique, ne fera que croître au cours des années 1980 et 1990. Debord continua une activité cinématographique et littéraire radicale, plus esthétique que politique, centrée sur la « critique de la société du spectacle » et le « détournement » de l’idéologie de la « marchandise ». Gérard Lebovici avait fait l’acquisition d’une salle de cinéma, rue Cujas, à Paris, pour y projeter en continu l’œuvre de Guy Debord.

La dernière partie de la vie de Guy Debord fut justement assombrie moralement par l’assassinat mystérieux, peut-être politique, le 5 mars 1984, de Gérard Lebovici. Debord fut la proie d’accusations malveillantes, l’assimilant au terrorisme, répandues par une certaine presse, et qui ne furent pas sans l’ébranler psychologiquement. Il fut interrogé par la police. Debord contre-attaqua contre la « société du spectacle » par une série de procès en diffamation, qu’il gagna tous. Il donna sa réponse politique dans son livre Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici (1985). Son dernier livre à caractère politique fut les Commentaires sur la société du spectacle, publiés en 1988, qui étaient loin d’avoir la force de son essai de 1967. À partir de 1989, la « société du spectacle » semblait avoir récupéré et désamorcé les « bombes » situationnistes laissées par Guy Debord et son mouvement. En 1989, eurent lieu à Paris, Londres et Boston des expositions consacrées à l’Internationale situationniste.

À la fin de sa vie, Guy Debord souffrait d’une grave polynévrite invalidante, d’origine alcoolique. Il ne pouvait achever et publier le cycle autobiographique commencé en 1989, Panégyrique. Il se suicida le 30 novembre 1994 d’une balle dans le cœur.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article21683, notice DEBORD Guy, Ernest par Philippe Bourrinet, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 4 juillet 2022.

Par Philippe Bourrinet

Guy Debord
Guy Debord

ŒUVRE : Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, Paris, 1957. — Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande, brochure anonyme, Paris, décembre 1965. — Le Point d’implosion de l’idéologie en Chine, brochure anonyme, Paris, août 1967. — La Société du spectacle, Buchet-Chastel, 1967. — Avec Raoul Vaneigem, Mustafa Khayati, René Vienet et René Riesel, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Gallimard, 1968. — Avec Gianfranco Sanguinetti, Raoul Vaneigem et René Vienet, La véritable scission dans l’Internationale. Circulaire publique de l’Internationale situationniste, Champ libre, 1972. — Œuvres cinématographiques complètes (1952-1978), Champ libre, 1978.. — Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Éditions Gérard Lebovici, 1985. — Commentaires sur la société du spectacle, Éditions Gérard Lebovici, 1988. — Panégyrique, Tome premier, Éditions Gérard Lebovici, 1989. — Cette mauvaise réputation, Gallimard, 1993.
Œuvre cinématographique et télévisuelle : Hurlements en faveur de Sade (1952), 80 minutes ; Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), 20 minutes ; Critique de la séparation (1961), 20 minutes ; La Société du spectacle (1973), 90 minutes ; Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été portés sur le film « La Société du spectacle », 20 minutes ; In Girum imus nocte et consumimur igni (1978), 105 minutes ; Guy Debord, son art et son temps (avec Brigitte Cornand), 1994, vidéo 60 minutes, Canal+, INA et Centre national de la cinématographie (CNC).

SOURCES : Arch. Institut International d’Histoire sociale (IISG) d’Amsterdam, dossier K 15/1. — Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste (1948-1957), édition établie par Gérard Berreby, Allia, 1985. — Revues Internationale lettriste, Paris, 1952-1954 ; Potlatch, 1954-1957 [réédition, Allia, 1996] ; Internationale situationniste, 1958-1969 [réédition en fac-similé, Fayard, 1997]. — Encyclopédie des nuisances, Paris, 1983 et suivantes. — Gianluigi Balsebre, Della critica radicale. Bibliografia ragionata sull’Internazionale situazionista, Edizioni Grafton 9, Bologne, 1995. — Mirella Bandini, L’Esthétique, le Politique : de Cobra à l’Internationale situationniste, Éditions Sulliver, Arles, 1998. — Len Bracken, Guy Debord Revolutionary, Feral House (USA), 1997. — Pascal Dumontier, Les situationnistes et Mai 68. Théorie et pratique de la Révolution (1966-1972), Éditions Gérard Lebovici, 1990. — Écrits complets de la section italienne de l’Internationale situationniste (1969-1972) [traductions de Joël Gayraud et Luc Mercier], Contre-Moule, 1988. — Simon Ford, The Realization and the Suppression of the Situationist International : an annotated Bibliography (1972-1992), AK Press, Edinburgh, 1995. — Shigenobu Gonzalvez, Guy Debord, ou la beauté du négatif, « Les Petits Libres » n° 22, Éditions Mille et une nuits, mai 1998. — Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Éditions Payot Lausanne, 1997 — Anselm Jappe, Guy Debord, Éditions Via Valeriano, Marseille, 1995. — Jean-François Martos, Histoire de l’Internationale situationniste, Éditions Gérard Lebovici, 1989. — Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Le fin mot de l’Histoire, août 1998. — Jean-Jacques Raspaud, Jean-Pierre Voyer, L’Internationale situationniste. Protagonistes, chronologie, bibliographie, index, Éditions Champ libre, 1972. — Emmanuel Richier, Crises internes et dissidences dans l’Internationale situationniste, mémoire de maîtrise, Paris I (Centre de recherches d’histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme), 1996. — Ses archives ont été classées, en 2009, Trésor national, pour rejoindre la Bibliothèque nationale de France Le Monde 2, n° 273, 5 mai 2009, dossier coordonné par Michel Lefebvre.

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