LE BOHEC Jeannette [née Le DROUMAGUET Jeanne-Marie]

Par Josette Ueberschlag

Née le 7 juin 1923 à Perros-Guirec (Côtes-du-Nord / Côtes-d’Armor), morte le 17 avril 2004 à La Mézière (Ille-et-Vilaine) ; institutrice ; militante pédagogique de l’ICEM. 

Jeannette Le Bohec
Jeannette Le Bohec

Jeannette Le Droumaguet était l’aînée d’une famille catholique de trois enfants. Elle avait deux sœurs : Madeleine (1926-1993) et Annick (1929-2018) ; la première devint professeure, la seconde, fonctionnaire à la Poste.

Leur père, Théophile Le Droumaguet (29 juillet 1892-5 juin 1941), cinquième et dernier enfant d’une famille ruinée, était journalier agricole quand il se maria ; après la Première guerre mondiale, il travaillait comme ouvrier à Perros-Guirec pour un maigre salaire. Leur mère, Marie, Joséphine Lavanant (14 août 1898-17 juillet 1980) assurait, l’été, le service de table dans un hôtel, afin d’aider sa famille à joindre les deux bouts. Pendant les grandes vacances, les trois filles allaient chez leurs grands-parents maternels, bretonnants, à la ferme du Réchou à Plounérin. Le père qui avait été blessé à la guerre de 1914-1918, décéda à 49 ans, d’une maladie pulmonaire qui le rongeait depuis longtemps. Son enterrement eut lieu le jour anniversaire des dix-huit ans de Jeannette, et son décès laissa sa femme désemparée avec trois filles à sa charge. Celle-ci décida alors de quitter Perros-Guirec pour Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord/Côtes-d’Armor), et de faire des ménages pour permettre à ses filles de finir leurs études.

Jeannette Le Droumaguet, reçue au certificat d’études primaires et à l’examen des bourses à douze ans, entra au cours complémentaire de Perros-Guirec. Après un échec au concours d’entrée à l’École normale d’institutrices de Saint-Brieuc, elle fut admise l’année suivante, en 1941, 9e sur 34. Son admission représenta pour les siens une grande fierté, celle de voir une des leurs échapper à la condition ouvrière, et, pour elle, le dessein d’émanciper les enfants du peuple auxquels elle s’identifiait. Ses trois premières années d’élève-maîtresse se déroulèrent au lycée Renan de Saint-Brieuc avec un effectif augmenté de 7 ou 8 lycéennes. En effet, l’année précédente, le gouvernement de Vichy avait fermé ces « séminaires laïques » qu’étaient à ses yeux les écoles normales et avait imposé la scolarisation des élèves maîtres et maîtresses dans les lycées. « Après des études sans relief particulier, elle avait étonné tout le monde en se révélant une excellente pédagogue durant sa formation professionnelle » selon son mari, Paul Le Bohec). C’était le résultat d’un apprentissage précoce auprès de ses jeunes sœurs dont elle s’était beaucoup occupée. L’un de ses stages de formation dans la classe maternelle d’Anne Sohier, mère de Mona Ozouf, contribua à conforter sa préférence à instruire de jeunes enfants et fortifia en elle des opinions laïques et républicaines déjà bien ancrées.

En 1945 à sa sortie de l’école normale, après quelques jours dans une classe unique de Corlay (Côtes d’Armor) reprise par le titulaire rapatrié, elle fut nommée à Bothoa, un hameau de Saint-Nicolas-du-Pélem.

Aux élections législatives, le 21 octobre, Jeannette Le Droumaguet voulut être à la hauteur du droit de vote accordé aux femmes en étant scrutatrice. « Jamais encore, je n’avais suivi avec autant d’attention des élections », racontait-elle, et elle se souvenait avoir « dîner à la gauche du conseiller général, maire de Saint-Nicolas-du-Pélem, Auguste Le Coënt, jeune communiste d’esprit ouvert qui faisait plaisir à entendre… ».

Jeannette Le Droumaguet et Paul Le Bohec se marièrent religieusement le 3 septembre 1946 à Perros-Guirec. Ils eurent deux enfants : Hervé, né à Langourla (Côtes-d’Armor) le 13 juin 1947, décédé à Lannion (Côtes-d’Armor) en 2013, et Rosine, née à Perros-Guirec, le 4 octobre 1951.

À la rentrée 1946, ils furent nommés sur un poste double aux classes géminées, à Langourla, « un bled perdu à l’intérieur de la Bretagne et des montagnes du Mené », elle dans un cours préparatoire, associé à une section enfantine, lui dans les cours élémentaires. Là, débuta pour Jeannette Le Bohec, un travail en commun, ininterrompu, avec les camarades de l’ICEM (Institut coopératif de l’École moderne) : « En 1946, le pays revivait, l’élan était partout. J’étais neuve dans le métier et vivant désormais aux côtés d’un "freinétiste" convaincu, il m’était impossible de ne pas être portée par le flux ambiant […]. Freinet et son épouse Élise ont transformé nos existences et donné à la mienne un relief qu’elle n’aurait jamais eu sans eux. »

À la suite de la fermeture d’une classe, Jeannette et Paul Le Bohec durent, à la rentrée 1947, quitter Langourla pour Trégastel (Côtes-d’Armor), et furent mutés dans des écoles situées à deux kilomètres l’une de l’autre : elle dans une école de filles, lui dans une école de garçons, sur des niveaux d’enseignement similaires (CP-CE1-CE2). Lorsque vingt-trois ans plus tard, au lendemain des événements de 1968, Paul Le Bohec fut recruté pour former des animateurs socioculturels à l’IUT de Rennes, Jeannette resta un an de plus à Trégastel en attente de son exeat des Côtes-d’Armor pour l’Ille-et-Vilaine, suivi d’une nomination à Saint-Gilles. En 1973, elle demanda l’école nouvellement créée de Montgermont où, en 1978, elle fit valoir ses droits à la retraite.

Jeannette Le Bohec contribua fortement à l’essor et au succès de « l’art enfantin », cette part graphique de « l’expression libre » de la pédagogie Freinet. Élise Freinet se plaisait à saluer en Jeannette, une maîtresse d’école « artiste », sachant accueillir avec curiosité et empathie, les créations de ses élèves. Elle qui, dans l’adolescence, avait apprécié la liberté que lui avait accordée un de ses professeurs, en l’encourageant à faire des dessins tirés de son imagination, organisa l’espace de vie de ses élèves, de manière à leur offrir la même joie de créer et de s’exprimer : « [Au début], j’ai donc orienté mon enseignement autour de "l’écriture et du dessin libres". Le bain de mer forcé du petit chat qu’un enfant nous raconta, constitua pour moi un véritable déclic, car son récit nous a fourni le texte d’un album que la classe illustra et que j’emportai à Angers [à mon premier congrès de l’École moderne, à Pâques 1949]. Une belle récompense m’attendait. Peu de temps après, Le petit chat au bain de mer fut édité en numéro 1 d’une nouvelle collection CEL (Coopérative de l’enseignement laïc), en couleurs, d’albums d’enfants pour les enfants ». Selon Paul Le Bohec : « Pendant longtemps, "l’art enfantin" fut sa seule audace. Pour la méthode naturelle d’apprentissage de la lecture, il lui aura fallu pas moins de dix années de prise de sécurité. Cependant, lorsqu’elle se sentit enfin mûre, ce fut en suivant son intuition qu’elle mit au point sa méthode [personnelle] et qui sert encore de modèle à beaucoup. »

Jeannette Le Bohec, jusqu’à l’heure de sa retraite, a participé à tous les congrès de l’ICEM ou presque, et aussi à quelques Rencontres internationales des éducateurs Freinet (RIDEF) : à Hillerod (Danemark, 1972), Landerneau (France, 1979), Madrid (Espagne, 1980), Florianopolis (Brésil, 1988). Elle réservait toujours la dernière semaine des grandes vacances, aux journées d’études à l’école Freinet de Vence, qu’elle qualifiait de « ressourcement incomparable avant le nouveau départ de la rentrée. Ces journées avaient un charme différent de celui des congrès. Le cercle était plus restreint, on s’y trouvait en contact direct et répété avec Freinet et nos amis. Les échanges y gagnaient en densité. » Elle participait aussi régulièrement au groupe départemental animé successivement par Jean Le Jort et Marie-Noëlle, son épouse, puis par son mari et Jean Le Méner, et elle assura diverses responsabilités au sein du mouvement, notamment :
• membre du comité de rédaction de la revue Art enfantin de 1974 à 1977,
• cheville ouvrière de l’ouvrage Le mouvement Freinet au quotidien. Des praticiens témoignent, Brest, éditions du Liogan, 1997.
• membre fondateur de l’association des Amis de Freinet et de son mouvement (11 juin 1969).

Dans un article « 33 personnes dans un F3… », publié par L’Éducateur, Jeannette Le Bohec manifesta sa désapprobation de voir certains camarades présenter « leurs travaux d’art enfantin ou le compte-rendu exaltant d’expériences vécues », sans parler des difficultés et des obstacles qu’il leur avait fallu surmonter. Dénonçant les conditions d’exercice scandaleuses des instituteurs et institutrices publics, dans des locaux exigus et sonores, avec des effectifs trop importants et un matériel inexistant ou inadapté, elle accusait « l’ICEM de donner à chaque instant, l’impression que notre pédagogie peut venir à bout des situations les plus difficiles et ce qui est plus grave de donner mauvaise conscience à ceux qui échouent ». Son engagement contre la grande misère de l’école demeura total, inchangé tout au long de sa carrière : « Je refuse d’être complice d’un gouvernement et d’un ministre qui osent nous parler de rénovation pédagogique dans notre misère actuelle. » Vingt ans plus tard, elle estimait que rien n’avait bougé : « Est-ce que des adultes supporteraient de vivre tous les jours, à plus de 30 personnes dans un appartement de cette surface ? Et que faire d’autre, s’il s’agit d’enfants, sinon de crier au scandale. Dans quelle encre devrais-je tremper ma plume, lorsque j’avais aussi la charge de 55 ou 60 élèves pendant les trente heures hebdomadaires et durant 3 ou 4 semaines parce que des collègues en congé de maladie n’étaient pas remplacés ? ». Contre la réforme Haby, Jeannette Le Bohec publia dans L’Éducateur, « Le soutien est réactionnaire ». Pour elle, le soutien créait une ségrégation dans la classe, handicapant encore plus ; l’éducation ne pouvait se faire que dans un grand groupe, au sein duquel les enfants ne sont plus considérés individuellement, mais comme les membres d’une équipe développant leurs particularités propres et bénéficiant de celles des autres.

Son combat politique et social pour une école laïque, émancipatrice pour les enfants du peuple, Jeannette Le Bohec l’a porté aussi dans la vie de la cité avec son mari. Elle racontait qu’ils avaient quêté de porte en porte, des signatures contre les lois scolaires anti-laïques, dites lois Barangé, ainsi que pour l’Appel de Stockholm [du Mouvement pour la paix et le désarmement nucléaire] qui constituèrent leurs premiers contacts avec les militants du PCF de leur département. En 1952, ils fondèrent l’Amicale laïque de Trégastel dont ils furent des animateurs exemplaires durant deux décennies. Plus tard, il y eut la guerre en Algérie et le temps « des incitations à s’inscrire pour remplir des cars conduisant à des meetings contre cette guerre, [et pour Paul], celui des réunions de cellule, des collages d’affiche dans les sept communes du canton ».
Aussi, « notre temps et nos nuits [furent-ils] dévorés par l’Amicale laïque et le Parti communiste ». Avec le recul, Jeannette Le Bohec éprouva un sentiment d’amertume : « Sans doute, tout bonheur se paie ; nous vivions le bonheur de toujours essayer de mettre nos actes en accord avec nos idées. J’ai maintenant le remords de n’avoir pas pris garde que nous étions en train de sacrifier toute notre vie privée sur l’autel de la pédagogie, mais aussi sur celui des œuvres périscolaires et de la politique. […] Nous n’aurions pas voulu d’une vie vide, mais nous avons comme beaucoup croulé sous diverses tâches, l’une appelant l’autre. […] Tous les militants doivent se trouver confrontés un jour à cette situation. Ils s’engagent sur un fait précis, s’aperçoivent que tout est contingent et se trouvent en première ligne sur plusieurs fronts où ils rencontrent d’ailleurs les mêmes camarades : ceux qui n’acceptent pas la fatalité. »

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article216960, notice LE BOHEC Jeannette [née Le DROUMAGUET Jeanne-Marie] par Josette Ueberschlag, version mise en ligne le 13 juin 2019, dernière modification le 20 juin 2019.

Par Josette Ueberschlag

Jeannette Le Bohec
Jeannette Le Bohec
Jeannette et Paul

ŒUVRE : Le petit chat au bain de mer, coll. Albums d’enfants, n°1, printemps 1950, éd. CEL et École moderne française. — « Clair comme l’Aulne », revue Art enfantin, n°10, mars 1962. — « Vers une théorie naturelle de l’expression artistique (co-auteure avec Paul le Bohec), Art enfantin,n° 41, sept.-oct.-nov. 1967. — « Dessins de l’école de Saint-Gilles… » , Art enfantin, n°63, sept.-oct. 1972, p. 19 et 23. — « 33 personnes dans un F3, pourquoi n’en parle-t-on pas ? », L’Éducateur, n°6-7, déc. 1972, p. 11-12. — « Toile de jute », Art enfantin, n°72, mai-juin 1974. — « Peindre », L’Éducateur, n°19-20, 20 juin-5 juillet 1975, p. 7-8. — « Le parti-pris des maîtres », Art enfantin, n° 78, août-sept.-oct 1975, republié dans n°100, février-mars-avril 1981. — « Le soutien est réactionnaire », L’Éducateur, n°11, 30 mars 1978, p. 2-3. — « Parmi les grandes joies de ma vie… », Bulletin des Amis de Freinet, n°38, juin 1983, republié dans n°105, déc. 2018, p. 24-25. — « Tâtonnement en art enfantin », Le Nouvel Éducateur, n°74, déc. 1995, p. 3-10. — « L’art enfantin d’hier… et quoi aujourd’hui ? », Bulletin des Amis de Freinet n°69, juin 1998, p. 48-51. Les patates au lard (livre autobiographique), Brest, 1989, rééd. du Liogan, 2005 et https://www.icem-pedagogie-freinet.org/recherche/adultes-archives/results/taxonomy%3A942.

SOURCES : État-civil de Perros-Guirec (Côtes-d’Armor). — Au pré, à Perros. Mémoires d’une enfance perrosienne des années 1920 et 1930, texte tapuscrit de 87 pages de Jeannette Le Bohec, 2003, non publié. — Lettres de Jeannette Le Droumaguet publiées dans Histoire d’écoles communales. Bothoa, Saint-Nicolas-du-Pélem, 1829-1977, de Michel et Nicole Sohier, éd. Musée de Bothoa, 2015. — « Parmi les plus grandes joies de ma vie… », publié in Bulletin des Amis de Freinet et de son mouvement, n°105, p. 24-25. — Témoignage de Jeannette Le Bohec in Le mouvement Freinet au quotidien. Des praticiens témoignent, Brest, éd. du Liogan, 1997, p. 37-38, p. 69, p. 151-152, p. 253-254. — Paul Le Bohec, L’école réparatrice de destins ?, éd. L’Harmattan, 2007, p. 24 et p. 173-174. — Notes de sa fille Rosine Le Bohec et d’Alain Prigent.

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