Par Gilbert Badia et Jacques Droz
Né le 30 juin 1893 à Leipzig, mort le 1er août 1973 à Berlin-Est ; permanent du KPD, chef d’État de la RDA.
Fils d’un tailleur qui avait été un socialiste actif, Walter Ulbricht apprit le métier d’ébéniste, ce qui l’amena à faire des voyages en Autriche, Italie, Suisse, Allemagne, Belgique et Hollande. Il entra en 1912 au SPD et fréquenta l’École du parti à Leipzig. Pendant la Première Guerre mondiale où il combattit sur plusieurs fronts, il tenta deux fois de déserter. Revenu en 1918 à Leipzig, il entra dans le groupe Spartakus, puis dans le KPD où il commença sa carrière de permanent et participa à l’installation du parti en Saxe. Élu membre de la Centrale par le Parteitag de 1923, il se rangea lors de la crise du parti aux côtés de Brandler, mais dut entrer rapidement dans la clandestinité. Ayant perdu ses fonctions lors du triomphe de l’ultra-gauche, il se rendit à Moscou où il fit un stage comme « instructeur » auprès du Komintern, qui l’envoya à Vienne où il fut condamné à quatre mois de cachot. Revenu en Allemagne en 1925, il exerça diverses fonctions : organisation syndicale, agit-prop. Il fut élu au Landtag de Saxe en 1926 et le congrès du parti le fît rentrer au Comité central en 1927. Après un nouveau séjour à Moscou en 1928, il remplaça Pieck à la direction politique de la région de Berlin-Brandebourg et le congrès de Wedding (1929) le fit entrer au Politbüro. Il avait été élu en 1928 membre du Reichstag où il siégea jusqu’en 1933.
Il ne faut pas s’imaginer qu’au cours de cette période Ulbricht fût une personnalité dominante dans le KPD. Ni théoricien, ni orateur, il fut un excellent permanent, un homme d’appareil doué pour les problèmes d’organisation, au point que, d’avoir créé et fait vivre les cellules d’entreprises, lui vaudra le surnom de « camarade cellule >>.
Après l’arrestation de Thälmann, la décimation des cadres du KPD par Hitler, puis par Staline, fera d’Ulbricht un des leaders du parti communiste allemand. Chargé pendant un temps de la direction de l’Inlandsleitung, il dut lui aussi émigrer à Paris en octobre 1933. De bonne heure, il se rendit compte de l’évolution politique qui se dessinait au sein du Komintern, décidé à abandonner l’accusation de « social-fascisme » lancée contre le SPD et en revenir à une politique de front unique au sommet : thèse à laquelle il se rallia lors du VIIe congrès du Komintern à Moscou et de la conférence « de Bruxelles » du parti.
Résidant essentiellement à Paris de 1933 à 1937, à part un court séjour en Espagne, Ulbricht fut chargé de mettre en pratique la nouvelle politique. Le résultat fut décevant. La conversation qu’il eut, aux côtés de Dahlem, avec les membres de la SOPADE Stampfer et Vogel, en novembre 1935, ne put dissiper l’hostilité social-démocrate à toute entente avec le communisme. Ulbricht participa aux négociations qui se déroulèrent à l’hôtel Lutetia en vue de constituer un Front populaire allemand, mais celles-ci eurent lieu dans une atmosphère empoisonnée par les procès de Moscou et l’affaire du POUM en Espagne. Quand Ulbricht remplaça Münzenberg tombé en disgrâce à Moscou, cette substitution ne fut pas appréciée par ses interlocuteurs, qui critiquaient son manque de souplesse, et le KPD se retrouva isolé. Rappelé à Moscou, Ulbricht fît oublier ses erreurs dans la politique de Front populaire par son approbation sans réticence du pacte germano-soviétique et sa collaboration étroite avec le PCUS. Il traversa sans dommage la période d’épuration stalinienne, devenant parmi les émigrés allemands l’homme sur qui Staline pouvait compter. En 1943, Ulbricht participa activement à la formation du Comité national de l’Allemagne libre.
Rentré en Allemagne en avril 1945, Walter Ulbricht, jusqu’alors peu connu du grand public, devint rapidement la figure de proue du KPD puis du SED. Organisateur en zone soviétique de l’« ordre démocratique antifasciste » du SED, il fut nommé en 1950 secrétaire général du Comité central du SED. Après l’abandon de la thèse prévoyant une voie allemande spécifique dans la marche au socialisme (Anton Ackermann), Ulbricht, en désaccord avec la direction soviétique, se prononça, en juillet 1952, pour l’édification d’une RDA socialiste (Aufbau des Soziaiismus) : « Le développement démocratique et économique, comme la conscience de la classe ouvrière et de la majorité des travailleurs sont maintenant assez avancés pour que la construction du socialisme soit devenue la tâche fondamentale. » Cette politique impliquait de poursuivre la socialisation des entreprises industrielles et d’encourager la formation de coopératives agricoles (LPG).
Fait paradoxal, c’est l’insurrection berlinoise de juin 1953 qui contribua a établir la toute-puissance d’Ulbricht. La marche forcée vers le socialisme, la mise en place des nouvelles structures, le durcissement du régime avaient provoqué dans les campagnes et dans les villes un vif mécontentement. En raison de la révolte des ouvriers berlinois, le 17 et le 18 juin, contre les normes de travail qui leur avaient été imposées, les autorités de la RDA furent obligées de faire des concessions et d’instaurer un « nouveau cours ». Contraints d’intervenir militairement pour briser la révolte, les Soviétiques renouvelèrent alors leur confiance à Ulbricht dont ils avaient pourtant critiqué les décisions, et laissèrent limoger ceux des membres du parti communiste qui, comme Dahlem, Hermstadt ou Zaisser, avaient combattu sa politique ou tenté de l’éliminer : Ulbricht apparat comme le vainqueur de la crise. Tenu pour le plus stalinien des responsables allemands, il put dorénavant imposer sa conception dogmatique du socialisme.
Dès lors, il devint impossible à ceux qui souhaitaient un assouplissement du régime, de s’exprimer. En 1956, malgré l’annonce par Khrouchtchev de la déstalinisation, à l’occasion des événements de Pologne et de Hongrie, plusieurs intellectuels, comme le philosophe Wolfgang Harich, ou Walter Janka, furent arrêtés, tandis que deux membres des instances supérieures du parti (Schirdewan, Wollweber), malgré l’appui du ministre de l’Industrie lourde, Fritz Selbmann, étaient destitués. Lors du « printemps de Prague », le professeur Havemann et le chansonnier Biermann à leur tour furent inquiétés pour avoir désapprouvé l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie. Pour consolider le socialisme, Ulbricht préconisa, lors des deux conférences de Bitterfeld, en 1959 et en 1964, une politique culturelle qui faisait participer les travailleurs eux-mêmes aux productions de la culture et invitait les intellectuels à travailler en contact avec la « base ».
Pour asseoir le nouveau régime, Ulbricht avait besoin d’institutions nouvelles : En 1960, lors de la mort de Pieck, il fit supprimer la charge de président de la République et la remplaça par un Conseil d’État (Staatsrat) dont il assurait la présidence. Chef du parti et chef de l’État, il concentrait entre ses mains la totalité des pouvoirs. Willi Stoph qui avait fait sa carrière à l’ombre d’Ulbricht, présida depuis 1964 le conseil des ministres. En 1968, Ulbricht prépara lui-même le texte de la nouvelle Constitution qui fut adopté par 95 % des suffrages. Il définissait la nature de la RDA comme « un État socialiste de nation allemande, dans lequel tout pouvoir est exercé par les travailleurs, conformément aux règles du centralisme démocratique », ce qui consistait à donner une forme constitutionnelle à la pratique du SED et à la prépondérance du parti dans l’État
Il n’est pas possible de retracer ici tous les aspects ni les avatars de la politique économique d’Ulbricht qui ne cessa de proclamer la nécessité du passage rapide au socialisme et, lors du Ve congrès du SED (1958), avait laissé espérer que le niveau de vie de la RDA égalerait en 1965 ou même dépasserait celui de la RFA. Lui- même, en rédigeant son Abrégé de l’histoire du mouvement ouvrier allemand, publié en 1962, avait tenté d’élever la « conscience historique » des travailleurs. Cependant le départ massif des intellectuels, des cadres et des techniciens, jeunes pour la plupart, vers l’Allemagne fédérale, amena Ulbricht à ordonner la construction du mur de Berlin (août 1961), dont il changea Erich Honecker. Pour sortir de la crise que connaissait la RDA, Ulbricht préconisa l’élaboration d’un « nouveau système économique », dont les mots-clefs furent rationalisation et qualité et qui fut mis en place en 1963 par le VIe congrès du SED. Ulbricht s’inspira des idées du professeur soviétique Liberman sur l’autonomie de gestion des entreprises, appelées à prévoir leur production en fonction des besoins du marché et à assurer leur équilibre financier. Le fait qu’on ait pu parler d’un « miracle économique » et que l’on ait pu avancer que la RDA était passé au cinquième rang des puissances industrielles en Europe était dû notamment à l’accroissement de la productivité du travail, supérieure à celle de tous les autres pays socialistes. Les dernières années du gouvernement d’Ulbricht furent marquées par une sorte d’« ivresse techniciste » : appliquée à l’ensemble de la production, la cybernétique, pensait-il, résoudrait l’ensemble des problèmes économiques et sociaux. Il attachait d’autre part une importance grandissante à l’émulation socialiste, faisant confiance en la capacité créatrice et rénovatrice des ouvriers auxquels était confié un matériel coûteux et parfois inadapté. Les faveurs du régime allaient aux industries de pointe, au détriment des fabrications traditionnelles. Ulbricht glissa peu à peu vers un utopisme qui lui fit concevoir une « communauté humaine socialiste » où l’homme « nouveau » travaillerait spontanément à l’enrichissement de la démocratie socialiste : ainsi naîtrait une société sans classe, différente de la société de consommation occidentale et supérieure à elle.
L’orientation donnée à l’économie par Ulbricht provoqua des résistances parmi les cadres au sein du SED qui, en mai 1971, le remplaça par Erich Honecker. La retraite d’Ulbricht ne fut pas volontaire et il en éprouva une vive amertume. Il était alors devenu encombrant pour l’URSS par sa façon de présenter la RDA comme modèle aux autres États communistes. Mais surtout, convaincu qu’il avait plus à perdre qu’à gagner à une ouverture à l’Ouest, méfiant à l’égard de l’Ostpolitik du chancelier Brandt, il prétendait être seul à définir la politique interallemande, ce que les Soviétiques ne pouvaient admettre. Ulbricht demeura président du Staatsrat et président du SED, titre nouveau mais purement honorifique. La nomination de Honecker affirmait à nouveau la prépondérance du parti sur l’État : nominalement président de la République démocratique allemande, Ulbricht n’eut plus d’influence sur les destinées de celle-ci.
Par Gilbert Badia et Jacques Droz
ŒUVRE : Zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung. Aus Reden und Aufsätzen, 10 vol., 1953-1966. — Die Bauernbefreiung in der DDR, 2 vol., 1961-1962. — Zum ökonomischen System des Sozialismus in der DDR, 2 vol., 1968. — Les éditions Zeit und Bild (Dresde) ont publié une traduction française de nombreux textes, entre autres Où va l’Allemagne ? Discours et textes sur la question nationale, 1966, et Problèmes de l’unification socialiste en RDA, 1968.
SOURCES : Carola Stern, Ulbricht. Eine politische Biographie, Cologne, Berlin, 1964. — G. Castellan, « La République démocratique allemande », in J. Droz (éd.), Histoire générale du socialisme, t. IV, Paris, 1976. — H. Vosske, Walter Ulbricht. Biographischer Abriss, Berlin- Est, 1984. — G. Badia, Histoire de l’Allemagne contemporaine, 2 vol-, Paris, 1987. — Dühnke, KPD, op. cit. — Weber, Wandlung, op. cit. — Rœder et Strauss, op. cit. — Durzak, op. cit. — Benz et Graml, op, cit.