C’était 1958 en Bretagne
Gaëlle Boursier, titulaire du prix Maitron 2018, nous propose son regard sur l’ouvrage d’Erwan Le Gall et François Prigent.
Alors que 2018 aura été riche en commémorations - centenaire de l’Armistice de 1918, cinquantenaire de Mai 68 -, peu de rétrospectives furent consacrées aux 60 ans de 1958. Pourtant cette année s’apparente à un moment crucial, pivot d’une ample reconfiguration politique [1] et institutionnelle (la France mutant de la IVe à la Ve République), sur fond de guerre d’Algérie. Si on peut s’interroger sur ce curieux statut mémoriel, l’actualité commémorative invite à répondre à la demande sociale d’histoire et à activer les connaissances historiques sur 1958. A cet égard, au-delà de la crise du 13 mai et du retour au pouvoir du général de Gaulle, qui continuent à faire l’objet de vifs débats historiographiques [2], cette année semble pour une large part encore mal connue et mal comprise.
De ce point de vue, l’ouvrage collectif dirigé par Erwan Le Gall et François Prigent, second publié aux éditions Goater après C’était 1936. Le Front populaire vu de Bretagne [3], propose un regard novateur par l’analyse de 1958 au prisme de la Bretagne. Regroupant différents auteurs (universitaires confirmés, jeunes chercheuses et chercheurs, passionnés d’histoire) et abordant des thématiques plurielles, il réinterroge cette césure qui, vue de la péninsule armoricaine, se présente comme « un moment "charnière", révélateur de nombreux tournants comme de multiples continuités » (p. 14). Ce volume, dans le sillage du précédant, adopte une perspective décentrée et vue d’en bas et qui effectue un va-et-vient permanent entre le local et le national. En dégageant des spécificités à partir du territoire régional, cette approche permet de renouveler la compréhension du « moment 1958 » et offre des grilles de lecture stimulantes sur la situation bretonne pendant la période. Tout juste, on pourrait regretter l’absence d’un récapitulatif des dates clés qui scandent l’année 1958.
Bien que le livre soit centré sur 1958 et la Bretagne, les auteurs vont plus loin et plaident, dans une solide introduction, pour l’écriture d’une histoire locale de la France, énoncé faisant écho à cette retentissante Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron [4]. Au moment où, dans un contexte mondialisé, l’histoire globale connaît un essor certain [5], la proposition peut surprendre. Néanmoins, par le décentrage du regard qu’elle opère, l’histoire locale permet également de ressourcer l’histoire nationale. En inversant la focale, elle évite l’impasse d’un récit unifié et redonne sa pleine mesure à la dimension régionale. Loin d’opposer histoires locale, nationale et mondiale, les auteurs invitent à croiser les points de vue et les échelles, en « alliant dans une perspective connectée la région à la nation, l’international au local » (p. 13). Cette démarche historiographique se double d’une expérience éditoriale novatrice, visant à toucher un public très divers. L’ouvrage papier renvoie à de multiples prolongements vers le site En Envor et sa revue [6], les notices biographiques du Maitron, ou les supports dispensés par la Cinémathèque de Bretagne et le Centre d’histoire du travail de Nantes.
L’organisation de l’ouvrage repose sur trois axes : les retombées immédiates de la crise politique de 1958 en Bretagne ; les impacts en région de la guerre d’Algérie, véritable trame de fond de l’année 1958 ; la place de 1958 dans la société bretonne au regard du temps long des cultures et des représentations.
A travers l’examen des élections, des recompositions partisanes et des trajectoires, les auteurs alimentent la réflexion autour de la notion de « crise politique » et nuancent, au plan local, l’idée de rupture attribuée à 1958. Certes, dans le Finistère, les répercussions de la crise du 13 mai s’apparente à une défaite des groupements de gauche (Jean-Paul Sénéchal). Dans le Morbihan, le retour au pouvoir de Charles de Gaulle entraîne une reconfiguration politique à gauche et à droite, non sans ambiguïtés et divisions (Yves-Marie Evanno). Mais, plus qu’une rupture nette, la crise de 1958 accélère localement des mutations partisanes en germe depuis le milieu des années 1940 et qui s’étalent jusque dans les années 1960-1970 (Ronan Lollier, François Prigent). Même les législatives de novembre 1958 invitent à la nuance, le renouvellement des parlementaires bretons étant limité en termes de profils et de carrières (Christian Bougeard). Du reste, la variation des regards, des échelles et des sources permet de faire surgir des écarts. La séquence électorale et politique de 1958 affaiblit le PCF, mais permet à la militante Andrée Moat de réactiver les forces communistes à Roscoff et Saint-Pol-de-Léon (Paul Boulland). De même, s’il est admis que l’avènement de la République gaullienne marginalise le MRP, on observe au contraire une vivacité des réseaux démocrates-chrétiens en Ille-et-Vilaine, liée au renouvellement des instances du monde agricole (Marie-Pierre Wynands). Ruptures et continuités sont aussi à l’œuvre lors des visites du général de Gaulle en Bretagne (Patrick Gourlay, F. Prigent). Si les voyages présidentiels marquent une nouvelle forme de mise en scène du pouvoir, de Gaulle puise dans le mythe résistancialiste, et dans ses liens avec la Bretagne, pour asseoir sa légitimité.
En décentrant les regards sur la guerre d’Algérie vue de Bretagne, les auteurs révèlent une autre facette de 1958 et éclairent l’expérience combattante et les représentations politiques [7]. Si, en écho des deux conflits mondiaux, l’idée d’une guerre apparaît pour beaucoup inconcevable, l’indépendance de l’Algérie aussi. C’est le cas de la presse bretonne qui, par une même hostilité au communisme et à l’anticolonialisme, approuve le bombardement de Sakiet Sidi Youssef en février 1958 (Jacques Thouroude). Pour la majorité le conflit semble lointain, découvrant sa réalité lors de moments tel que le départ des appelés du contingent. Pour autant, il percute des trajectoires et contribue à la recomposition du champ politique breton. La défense de l’Algérie française conduit Horace Savelli, figure du C.N.I.P. en Loire-Atlantique, à s’engager dans l’O.A.S (Gilles Richard), tandis que l’indépendance menace les intérêts coloniaux d’Hervé Nader, importateur de vin algérien (Emmanuel Couanault). A l’inverse, les contributions éclairent la diversité des engagements anticolonialistes en Bretagne, à partir des femmes et du genre (Lydie Porée, Charlotte Gobin), des ressorts communistes-chrétiens dans les mobilisations nazairiennes (Yvon Gourhand), ou d’une rencontre entre des lycéens et des Algériens à Morlaix (Pierre-Jean Le Foll-Luciani). C’est aussi à partir du versant policier et judiciaire que se révèle un des impacts forts de la guerre en région. À cet égard, 1958 marque une intensification de la répression et des mesures d’exception, touchant de plein fouet les Algériens. Avec ses tribunaux et ses prisons, Rennes se trouve au cœur de cet enjeu sécuritaire (Charlène Droguet), alors que Messali Hadj, figure du MNA, est assigné à résidence à Belle-Ille-en-Mer de 1956 à 1959 (Hugo Melchior). Ici, on mesure l’intérêt qu’il y aurait à creuser les liens entre guerre et appartenances régionales [8]. Qu’en est-il, par exemple, du quotidien des appelés bretons en guerre Algérie ?
Analysée à l’aune de l’évolution des cultures, des représentations et des modes de vie en Bretagne, l’année 1958 révèle toute sa complexité. En utilisant des sources originales, tel que le cinéma amateur (Gilles Ollivier), et en abordant des objets historiques peu défrichés à l’échelle régionale, tel que le Tour de France (Y.-M. Evanno, Thomas Perrono, F. Prigent), les auteurs ouvrent des pistes de recherches intéressantes sur les loisirs populaires en Bretagne. Si la période s’apparente à une certaine entrée dans la modernité, en témoigne l’expansion d’une culture de masse dirigée vers les femmes et les jeunes (Nicole Lucas), la Bretagne est traversée de mouvements divers, voire contradictoires. Dans les villages bretons de la fin des années 1950, les rapports au monde restent empreints de la culture et des modes de vie traditionnels, loin de l’image convenue des dites « Trente glorieuses » (Jean-Christophe Brilloit). En outre, si 1958 voit l’émergence d’une nouvelle « génération du feu », celle d’Algérie, elle dit la permanence du devoir militaire qui définit les conduites (Erwan Le Gall). Pour autant, cet espace n’est pas figé dans l’immobilité. Le CELIB de René Pleven entend ainsi impulser des actions en faveur du développement propre de la Bretagne (Fabrice Marzin), tandis que le processus de concentration-restructuration bouleverse l’industrie chaussonnière à Fougères (Daniel Bouffort). Sur le plan des cultures syndicales, Mai 1958 s’apparente à une défaite dans les Côtes-du-Nord mais sert d’accélérateur à des recompositions qui s’étalent jusque dans les « années 68 » (Alain Prigent). Ainsi, cette partie montre qu’au-delà des troubles politiques et militaires, 1958 en Bretagne est « avant tout un temps de genèse et d’affirmation de la Bretagne contemporaine » (p. 351), invitant à parler, dans le sillage de Michelle Zancarini-Fournel à propos de 1968 [9], d’« années 1958 ».
Riche et nuancé, cet ouvrage interroge, depuis la Bretagne, la complexité du moment 1958 dans ses dimensions politique, sociale et culturelle. Cette année, qui ne peut se comprendre sans l’ombre portée des deux guerres mondiales ou la force structurante des traditions, est aussi celle où s’ancrent des thématiques centrales des « années 68 » et au-delà. Citons, le caractère matriciel de la guerre d’Algérie dans le passage à gauche d’une frange du monde chrétien au niveau régional, ou la reconfiguration de la démocratie chrétienne comme prélude aux victoires socialistes des municipales de 1977, puis de l’élection de François Mitterrand en 1981 [10]. Loin d’épuiser le sujet, les auteurs éclairent certains angles morts et contribuent au renouvellement de la connaissance historique sur 1958. Dès lors, cette enquête collective suscite l’intérêt de poursuivre dans le sens d’une histoire locale de la France.
[1] Pour une approche de 1958 dans le cadre d’une chronologie large et d’une réévaluation du rôle des partis, se rapporter à RICHARD, Gilles et SAINCLIVIER, Jacqueline (dir.), Les partis et la République. La recomposition du système partisan, 1956-1967, Rennes, PUR, 2008.
[2] En témoigne deux ouvrages récents aux points de vue ô combien antagoniques, l’un cherchant à présenter les « mécanismes du refoulement » des origines de la Ve République assimilées à une « guerre civile », l’autre s’inscrivant en droite ligne de l’interprétation gaulliste des événements. ANDERSON, Grey, La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’Etat gaulliste à la fin de l’OAS, Paris, La Fabrique, 2018. RATTE, Philippe, De Gaulle et la République, Paris, Odile Jacob, 2018.
[3] LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, éditions Goater, 2016.
[4] BOUCHERON, Patrick (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Le Seuil, 2017.
[5] Parmi une pléthore de travaux, voir MAUREL, Chloé, Manuel d’histoire globale. Comprendre le « global turn » des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2014.
[6] Certaines contributions disposent d’un QR code qui, scanné avec un téléphone portable, renvoie aux brèves historiques publiées sur le site enenvor.fr ou aux articles d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, dont le 11e numéro est intégralement consacré à l’année 1958.
[7] Dans le sillage des travaux recourant à l’approche locale pour étudier les expériences et les représentations de la guerre d’Algérie en France, tel que l’ouvrage de BRANCHE, Raphaëlle et THENAULT, Sylvie (dir.), La France en guerre, 1954-1962. Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Autrement, 2008.
[8] Sur l’intérêt de l’étude du fait régional en guerre, voir BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, PUR, 2013.
[9] DREYFUS-ARMAND, Geneviève, FRANK, Robert, LEVY, Marie-France et ZANCARINI-FOURNEL, Michelle (dir.), Les Années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles-Paris, Complexe/IHTP-CNRS, 2000.
[10] Sur les réseaux et les itinéraires des « chrétiens de gauche » en Bretagne, voir PRIGENT, François, « Chrétiens de gauche, chrétiens à gauche. Plongée dans les réseaux socialistes des mondes chrétiens en Bretagne (1945-2004) », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, 30 p.