Actualités du maitron

Portrait d’auteur - Gérard Leidet

PORTRAIT

Suite de notre série de "Portraits d’auteurs" autour d’un principe simple : un(e) auteur(e) du dictionnaire se présente à travers quatre questions qui définissent son rapport à l’œuvre et sa contribution.

Comment avez-vous découvert le Maitron ?

C’était en septembre 1973. Après le baccalauréat passé en juin, j’entrai à l’école normale d’instituteurs d’Aix comme « élève-maître ». Il y avait eu, deux ans auparavant, beaucoup d’initiatives, à Marseille notamment, autour du 100e anniversaire de la Commune… de Paris. J’avais été très vite fasciné par cette période de l’histoire du mouvement ouvrier, et j’avais commencé par lire (et dévorer) les deux ouvrages de Jacques Rougerie (Procès des communards ; puis Paris libre, 1871) puis le « beau livre », très imposant, solide, de Jean Bruhat, Jean Dautry et Émile Tersen, La Commune de 1871. En matières optionnelles (quatre heures le vendredi matin) j’avais choisi « lettres et histoire » (j’hésitai encore entre le métier d’instituteur et celui de professeur d’enseignement général des collèges - PEGC). Chaque trimestre nous devions présenter un exposé ; je choisis naturellement La Commune et demandai conseil à monsieur Jassaud, mon professeur de lettres (et grammairien érudit !) afin d’approfondir mes connaissances sur le sujet. C’était un excellent professeur, syndicaliste (SNES) et militant communiste (il eut une influence morale longtemps, sans faire œuvre, aucunement, de prosélytisme, auprès de nombreux normaliens dans leur choix politique ; ces derniers s’orientaient souvent vers le choix partisan du PCF, celui d’un communisme ouvert qui se déployait alors au temps de l’Union de la gauche, dans ses débuts). Après avoir écouté (et approuvé) mes choix de lectures, il m’orienta vers la consultation d’un dictionnaire, précisant l’impérieuse nécessité, capitale selon lui, d’aller voir de près le Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Et ce, afin de connaître « au ras » de l’événement, au plus près des militants, les 72 jours du printemps 1871. Ce fut, pour moi, une découverte définitive.

Dans mon souvenir il n’y avait là, au rayon « Histoire » de la bibliothèque de l’École, guère plus d’une dizaine de volumes (les seuls parus sans doute à ce jour) rangés sur l’étagère. Je découvris, avec un vrai bonheur de lecture, les vies, souvent obscures, de bien des militants, mais aussi celles de ces communards parisiens et… marseillais. En effet, au hasard de mes lectures, et grâce au système alors balbutiant de certains « renvois », je découvris l’existence de ces autres communards, provençaux, si bien évoqués (en partie, tous ne s’y trouvaient pas !) par Antoine Olivesi, alors maître-assistant à la Faculté de lettres d’Aix –après avoir été professeur d’histoire au lycée Thiers (sic) de Marseille – ; ou par René Bianco qui commençait ses larges enquêtes sur les milieux anarchistes dans l’espace marseillais.

Je suis issu d’une vieille famille aixoise, et une notice biographique avait retenu déjà mon attention : celle d’Auguste Bonafous (ou Bonafoux), ouvrier chapelier d’Aix, membre de l’AIT, qui fut le 4 avril 1871, à la tête du soulèvement en faveur de la Commune de Marseille. Mais ce que je retiens aussi de cette période, et de la découverte du « Dictionnaire », ce fut paradoxalement une image. Celle de la photo, émouvante, d’un ouvrier-menuisier placée au tout début du tome 11 (j’ai vérifié depuis) : Charles Bougot, « promoteur de l’exode des enfants des grévistes de Fougères entre novembre 1906 et janvier 1907 ». Ouvrier-menuisier ! Le métier que j’avais tant souhaité exercer jusqu’à mes quatorze ans, avant de rejoindre, peu de temps après le concours passé en classe de 3e, l’école normale d’instituteurs et sa bibliothèque dans laquelle se trouvait, fort opportunément pour moi, les tout premiers volumes du Maitron. Près d’un demi-siècle plus tard, quand j’ouvre le Maitron, ou que j’en rédige une notice biographique, je repense souvent à Fernand Jassaud, avec une immense gratitude…

Sur quels corpus ou quels sujets avez vous travaillé pour le Maitron ?

En novembre 1999, je rejoignis l’association PROMEMO (Provence mémoire et monde ouvrier) créée par Robert Mencherini et adossée dès ses débuts au Dictionnaire du mouvement ouvrier ; elle correspondait de fait aux Amis du Maitron. Robert Mencherini et Jean-Claude Lahaxe travaillaient déjà à la rédaction de notices pour le dictionnaire, notamment sur les corpus des militants ouvriers (communistes et socialistes, ainsi que syndicalistes CGT, CFDT, FO). Il fallait quelqu’un pour prendre en charge le corpus des « militants enseignants » et Robert Mencherini m’en fit la proposition assez rapidement. Je ne serai jamais assez reconnaissant envers lui pour la confiance qu’il me témoigna dès 2002.

Militant du SNI-PEGC puis du SNUipp, j’avais accès facilement aux archives de ces syndicats ; par ailleurs, le regretté Jean Reynaud, ancien secrétaire de la FEN dans les Bouches-du-Rhône, avait commencé à rédiger plusieurs biographies de militants du SNES dans le département. Aussi, dans un partage des tâches bien établi avec Jean, me suis-je mis au travail afin de couvrir le champ des instituteurs syndicalistes du département, et ce à partir des membres des bureaux du SNI depuis 1924. J’eus la (belle) surprise, en commençant, de rencontrer (de retrouver) Georges Cheylan pour un entretien afin de rédiger sa notice. Ancien instituteur devenu professeur, il avait recréé à la Libération, en septembre 1944, le bureau du SNI, puis celui de la FEN, avec ses camarades du Comité national des instituteurs (CNI-Front national). Or, il avait été, aussi, mon professeur d’histoire en classe de 5e à Aix, au lycée Vauvenargues. Je parle de surprise, mais celle-ci fut de courte durée. Lorsque je le revis dans sa maison de retraite d’Eguilles près d’Aix – le village où il avait, avant la guerre, commencé sa carrière d’instituteur – je ne retrouvai pas le professeur très dynamique, à la voix forte et au charisme rayonnant auprès de ses collègues et de ses élèves. Georges Cheylan très amoindri, prostré sur un fauteuil roulant, ayant perdu la quasi-totalité de sa mémoire, ne put répondre à aucune des questions que j’avais préparées pour affiner les contours de son parcours militant. Je me tournai alors vers son fils et Jean Reynaud pour finaliser le travail. Je me dois de saluer la présence à mes côtés de trois amis qui ont joué un rôle important d’étayage. Par la suite, en effet, je pus m’appuyer dans mes recherches sur l’aide assidue et rigoureuse de Jacques Girault, qui dirigeait alors le corpus enseignant, et plus tard celle, tout aussi amicale, d’Alain Dalançon avec qui je continue de travailler aujourd’hui.

Au sein de PROMEMO, j’ai poursuivi, prolongé mon travail en direction des militants communistes, syndicalistes (CGT), de quelques écrivains et intellectuels aussi, de Provence et d’ailleurs. Dans ce secteur, assez nouveau pour moi, l’aide bienveillante, toujours non directive, très amicale de Claude Pennetier aura été essentielle pour moi…

Comment définiriez vous le Maitron ?

Beaucoup de choses ont été dites et écrites, avec force et subtilité, que je partage bien évidemment, sur le Maitron, comme cette tentative de (re)donner voix et visages à « ces milliers de vies obscures » qu’il fallut protéger de l’oubli. L’essentiel est là sans doute… Faut-il rappeler ici combien le pari, entamé par Jean Maitron au milieu des années 1950, prolongé, et relayé ensuite de fort belle manière par Claude Pennetier et Paul Boulland aura été réussi au-delà des espérances de son fondateur ?

Je voudrais ajouter cependant « deux ou trois choses que je sais » (ou pense savoir) du Maitron… Il s’agit d’abord, selon moi, de l’œuvre éminemment collective d’une histoire extraordinairement collective, celle du mouvement ouvrier. Chaque fois que j’ai rédigé une notice pour le dictionnaire, j’ai toujours songé à l’immense « cohorte » de tous les auteurs, plusieurs centaines (plus de 1600 en tout), qui se sont succédé depuis le printemps 1964 (date de la parution du tome 1 de la première partie, 1789-1864) afin de retracer les itinéraires, et de réfléchir aux vies de centaines de milliers de militants, ces acteurs essentiels de la citoyenneté. D’autres l’ont dit avant moi, et mieux que je ne pourrai le faire : « Dans le mouvement ouvrier, il n’est de richesse que d’hommes et de femmes. [1] ».

Il y a ensuite un rapport plus personnel, relatif à ma propre expérience militante. Lorsque j’ai adhéré au Parti communiste, au début des années 1980, je fus à la fois, et durablement, marqué par une certaine sociabilité chaleureuse, celle due à la rencontre de militants passionnés et dévoués, et par un entre soi militant porté parfois, sinon vers des pentes plutôt sectaires, du moins vers une certaine étroitesse (« Qui n’est pas avec nous est contre nous »…). Avec le Maitron, rien de tel, ils étaient tous là, les militants, pensais-je, côte à côte, avec leurs spécificités et leurs espérances sociales, diverses mais peut-être (je l’espérais) un jour convergentes : anarchistes, socialistes, communistes, syndicalistes de tous poils, coopérateurs, mutuellistes, etc. Bref, ma république idéale (la Sociale !) était là devant moi, à portée de mots et de textes…

Enfin, il y eut dès le début de l’entreprise de Jean Maitron et de ses amis cette articulation essentielle des dimensions collectives et personnelles de l’engagement militant. Un impératif du « collectif » dans les organisations du mouvement ouvrier (certaines plus que d’autres), parfois trop prégnant a pu s’imposer à la « personne » du militant (prenons ce terme plutôt que « individu » trop marqué par sa connotation libérale) et mettre ainsi au second plan des pans entiers de sa singularité. Je finirai donc par cette promesse d’avenir qui semble se dégager au sein de l’équipe du Maitron : aller s’aventurer, davantage peut-être, vers quelques pentes (pas toutes !) de l’histoire pourtant stimulante de la vie privée ; avec ces nouvelles formes d’approches du militantisme et de la biographie des acteurs que sont les « variations » selon les genres et les positions sociales, ou la place de la vie personnelle et de l’intimité. Ce serait, en un certain sens (un sens inverse ?) retrouver la grande évolution du travail au XXe siècle lequel émigre, en grande partie, hors de la sphère privée et bascule dans la sphère publique. Mais c’est dire là aussi, singulièrement pour le monde ouvrier, et comme le suggère, de façon bien pertinente, Antoine Prost , « La complexité d’une histoire qui doit saisir à la fois comment la vie privée se constitue et se conquiert sur une existence largement collective, et comment elle s’organise à l’intérieur de ses frontières. [2] ».

Une biographie à mettre en avant ?

Est-il permis d’en évoquer deux, tant elles me paraissent indissociables ?

Lorsque je fus nommé instituteur à Septèmes-les-Vallons, commune située presque à mi-chemin entre Marseille et Aix, je me suis immédiatement intéressé, de près, avec mes élèves, à la mémoire locale. La petite école du village (quatre classes) dans laquelle j’exerçai portait étrangement deux noms : Tranchier-Giudicelli, instituteurs dans cette école au temps du Front populaire. Lorsque l’établissement fut complétement rénové par la municipalité, en 1989, je partis sur les traces de ces deux militants enseignants, respectivement communiste pour le premier, socialisant pour le second, syndicalistes du SNI, et tous deux résistants fusillés par l’occupant. La plaque qui entretenait leur mémoire devait être rénovée, et le texte complété. J’effectuai naturellement, spontanément, une recherche dans le Maitron, et ne trouvai rien sur Henri Tranchier…Visiblement sa mémoire semblait provisoirement occultée. Par contre, une ébauche de notice, consacrée à Robert Giudicelli, et rédigée par Antoine Olivesi, figurait dans le tome 30 du Dictionnaire. Dans le texte d’Olivesi, une phrase, extraite de la biographie de Giudicelli par Louis Gazagnaire (Message d’un héros de notre temps) me frappa d’emblée par son humanisme profond et son optimisme radical, demeurés intacts dans des moments tragiques. Elle figurait dans la dernière lettre de Robert Giudicelli à sa famille : « Je ne suis pas de ceux qui désespèrent, de ceux qui pleurnichent et s’affaissent. Je fais partie de cette armée immense de cette humanité qui espère, qui se tourne vers le levant, là où le soleil triomphe des brumes de la nuit. ». Je proposai au maire de la commune, Marc Ferrandi (Le Maitron lui a consacré plus tard une notice), d’inscrire ces mots sur la nouvelle plaque de l’école, ce qui fut fait lors de l’inauguration du groupe scolaire en octobre 1989. C’est avec une certaine émotion, et un réel plaisir (presque une fierté) que, plus tard, sur la demande de Jacques Girault et de Claude Pennetier, je pus compléter, en 2010, la notice biographique de cet instituteur résistant abattu par la Gestapo à Lyon le 8 août 1944 (grièvement blessé, il fut torturé et succomba sous les coups de ses tortionnaires le 14).

Pour l’autre instituteur résistant, Henri Tranchier, les recherches furent plus longues à se dessiner. Il fallut attendre la mise en œuvre d’un autre dictionnaire (Les fusillés, 1940-1944) et le patient travail mené par Robert Mencherini (à qui je communiquai quelques notes complémentaires) pour que la mémoire de Tranchier fût enfin mise au jour et reconnue. En fait des éléments biographiques du temps de la guerre avaient aussi été recueillis dans la ville voisine de Martigues où l’instituteur, résistant de l’Organisation universitaire des Mouvements unis de Résistance - Mouvement de libération nationale (MUR-MLN) avait exercé son métier après ses débuts à Septèmes. Henri Tranchier avait participé à une réunion avant le départ du groupe au maquis, le 8 juin 1944, et fut interpellé par la Gestapo et incarcéré à Marseille. Le 13 juin, il fut conduit, comme ses camarades, à la clairière du Fenouillet (située au Nord d’Aix) et fusillé… D’un Dictionnaire biographique à l’autre, les mémoires des deux enseignants et résistants étaient réunies ; elles pouvaient enfin être partagées par le lecteur du Maitron !...


Gérard Leidet est l’auteur de nombreuses notices dans le Maitron, que vous pouvez retrouver en suivant ce lien.
Il a également dirigé plusieurs ouvrages historiques que vous pouvez retrouver dans sa fiche auteur. Parmi les ouvrages les plus récents, signalons notamment Marseille, port d’attaches (2016).

[1M. Dreyfus, C. Pennetier et N. Viet-Depaule, La part des militants, Éditions de l’Atelier, coll. « Patrimoine », 1996.

[2Dans son introduction au chapitre « Frontières et espaces du privé » in Histoire de la vie privée (tome 5), sous la direction de Ph. Ariès et G. Duby, Ed. du Seuil, 1987

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