Lyon (Rhône), cours Gambetta, 6 mars 1944

Par Jean-Sébastien Chorin

Le 6 mars 1944 eut lieu « l’affaire de la place du Pont ». Cette opération de la police allemande dans deux cafés situés cours Gambetta (Lyon, Rhône) eut des conséquences désastreuses. Deux personnes furent exécutées le jour même, une autre fut massacrée avenue Berthelot quelques semaines après. De nombreuses personnes furent arrêtées et déportées. La capture d’un résistant entraîna d’autres arrestations en cascade, notamment celle de l’historien Marc Bloch.

En février 1944, lors d’un rendez-vous au café des Négociants à Lyon, l’indicateur Ohanes Ohanessian signala à l’agent de la Gestapo Georges Villemur les cafés du Mâconnais et de la Côte d’Or, situés au 14 et 16 cours Gambetta (Lyon, VIIe arr.), à proximité de la place du Pont (place Gabriel Péri). Il est difficile de dire quel fut le sujet précis de leur conversation. Interrogé après-guerre par la police, Ohanessian nia toute implication. Trois anciens agents de la Gestapo furent également entendus par les enquêteurs. Leurs versions à ce sujet divergent. Gabriel Gailloud, présent lors de la rencontre entre Villemur et son informateur, déclara que Ohanes Ohanessian avait dénoncé un certain Robert Attamian, « israélite et résistant » qui fréquentait ces cafés. Jacques Nicolaï affirma qu’Ohanessian avait fait un rapport sur le café de la Côte d’Or, « le signalant comme lieu de rendez-vous de certains inspecteurs pour fabrication et délivrance de fausses cartes d’identité. » Quant à Max Payot, il déclara que cette affaire devait permettre de retrouver « un chef terroriste du nom de Pompano ». Les responsables de la police allemande de Lyon furent manifestement intéressés. Après avoir pris connaissance du rapport de Georges Villemur, ils décidèrent d’organiser une importante opération.

Le 6 mars 1944, vers 14 heures, des agents de la Gestapo cernèrent les cafés de la Côte d’Or et du Mâconnais. D’après un rapport de police de février 1946, « un groupe de 4 ou 5 de ceux-ci pénétrèrent alors dans ces établissements et sous la menace de mitraillettes et de revolvers, ils vérifièrent les identités de tous les clients présents. Arrivèrent ensuite des Allemands en civil. » Gabriel Gallioud expliqua qu’il se trouvait au café de la Côte d’Or avec plusieurs autres membres de la Gestapo : l’Allemand Alfons Nordmann et les Français Jean Commeinhes, Félix Paolini et Paul Mathieu. D’après lui, se trouvaient au café du Mâconnais, Jacques Nicolaï, Serge et Max Payot. Après-guerre, Jean Commeinhes et Jacques Nicolaï nièrent avoir participé à l’affaire de la place du Pont. Pourtant, le témoin Édouard Vacher affirma les avoir vu au café de la Côte d’Or. Il précisa que parmi les hommes qui l’arrêtèrent ce 6 mars se trouvait Jacques Nicolaï : « Je me souviens que Nicolaï était armé d’une mitraillette et qu’à un certain moment il est intervenu auprès de moi pour me rappeler que je devais tenir les mains en l’air. »

Lors de cette opération, Elia Elmalek et Charles Lusinchi furent abattus par la police allemande. Elia Elmalek était le bedeau (chamach) de la synagogue des Juifs séfarades de la rue Montesquieu. Il était venu rencontrer Salomon Hasson au café du Mâconnais afin de récolter de l’argent pour les Juifs nécessiteux à l’approche de Pessah. Les hommes de la Gestapo firent irruption dans l’établissement. Elia Elmalek tenta de s’enfuir et fut abattu sur le trottoir, de l’autre côté du cours Gambetta. Quant au sous-officier Charles Lusinchi, il buvait un café comme à son habitude dans la salle du Mâconnais. D’après l’officier André Weller, qui enquêta rapidement après sa disparition, Charles Lusinchi crut vraisemblablement avoir à faire à des « terroristes » lorsqu’il vit les agents de la gestapo en civil entrer et crier haut les mains. Il se jeta sur l’un d’eux pour le désarmer et prit la fuite. C’est dans la rue, à la sortie du café, qu’il fut mitraillé par les policiers allemands. Après-guerre, Max Payot accusa Jacques Nicolaï d’avoir tiré sur Elia Elmalek et Charles Lusinchi. Le témoin Édouard Vacher présenta une autre version des faits. Après son arrestation, il fut interrogé par un Allemand de « haute stature, blond » (était-ce Alfons Nordmann qui d’après un rapport de police faisait « 1m80 », avait les « cheveux blonds ondulés » et « une très forte corpulence » ?). Cet homme mit Édouard Vacher en garde : « N’essayer pas de vous échapper, à titre d’exemple je vous indique que c’est moi qui est abattu la personne qui essayait de fuir Place du Pont ».

Elia Elmalek et Charles Lusinchi furent transportés à l’École de santé militaire, siège de la Gestapo, avenue Berthelot (Lyon, VIIe arr.). Le 7 mars, à 0h10, les Allemands exigèrent de la police française qu’elle fasse transférer les corps des deux hommes à l’Institut médico-légal de Lyon. Le commissaire de permanence de nuit se rendit avenue Berthelot : « Là, étant, sommes conduits par un policier allemand à l’aile gauche du bâtiment où reposent dans une cour le corps de deux individus baignant dans une mare de sang et ne donnant plus signe de vie. Mentionnons que ces deux individus seraient de race juive et auraient été amenés à l’École de Santé à la suite d’une fusillade qui se serait produite dans la journée du 6 mars place du Pont. L’un d’eux serait décédé à l’École de Santé, l’autre simplement blessé aurait tenté de s’enfuir au cours de son interrogatoire et aurait été abattu. Après fouille il a été découvert sur le premier individu […] une carte [...] portant le nom de : Lusinchi Charles. [...]. Sur le deuxième individu, plus petit et portant des lunettes, il a été découvert une alliance, un peigne, divers papiers permettant de faire connaître qu’il s’agirait du nommé : Elmalah Elia, secrétaire de l’Association culturelle israélite, 47, rue Montesquieu. Je mentionne qu’en l’absence du service allemand s’étant occupé de cette affaire (chambre 80), aucun autre renseignement d’état-civil ne peut-être fourni pour l’instant. [...]. Faisons transporter les corps à l’Institut médico-légal […]. » Semble-t-il, c’est donc blessés que Charles Lusinchi et Elia Elmalek furent conduits au siège de la Gestapo. La flaque de sang qu’observa le commissaire semble corroborer cette version des faits. Et, plus encore, la déclaration que Max Payot fit après-guerre semble la confirmer : « J’ai omis de vous dire qu’en février 1944 lors d’une descente de police allemande au café du Mâconnais (Cours Gambetta) Nicolaï a ouvert le feu sur un des consommateurs qui s’enfuyait en blessant deux qui décédèrent quelques heures plus tard au S.D. » L’explication selon laquelle il y eut tentative d’évasion semble par contre plus sujette à caution. Elle était souvent brandie par les Allemands lorsque des policiers français étaient convoqués avenue Berthelot pour faire évacuer des corps. Elle paraissait souvent douteuse (Gabriel Lagay, Paul Rolland, Nersès Aladjadjian) ou se révélait clairement fausse (l’exécution du 10 janvier 1944). Les circonstances précises de la mort d’Elia Elmalek et de Charles Lusinchi restent donc incertaines. L’un fut-il déposé inconscient dans cette cour et succomba-t-il à ses blessures ? L’autre fut-il interrogé et achevé dans cette même cour ? Les deux victimes furent-elles achevées ? Succombèrent-elles toutes deux à leurs blessures ? Toutes les hypothèses sont possibles. Précisons que d’après les certificats de décès, le corps d’Elia Elmalek portait deux blessures par balles à la poitrine et celui de Charles Lusinchi, de multiples blessures par balles, au moins sept au thorax et à l’abdomen, les unes « pénétrantes », les autres « transfixiantes » (traversantes).

Le 7 mars 1944, le corps de Charles Lusinchi fut identifié à l’Institut médico-légal par son supérieur hiérarchique André Weller, officier d’Artillerie, et par le directeur du Dépôt régional Service du Matériel ex Parc d’artillerie. Le même jour, l’épouse d’Elia Elmalek se rendit au commissariat du quartier Jean-Macé : « [...] j’ai appris que mon mari avait été tué par la Police allemande au cours de la nuit écoulée. […] Dans les objets que vous me remettez je reconnais formellement ses affaires. Il me manque un trousseau de clés de chez moi et le trousseau du bâtiment où il était employé 47 rue Montesquieu, ainsi qu’une somme d’argent que je savais être sur lui. Je sais qu’il a été tué au moment où il passait cours Gambetta à Lyon. » Le 8 mars 1944, les Allemands firent parvenir au commissariat de police une montre d’homme en métal, un trousseau de clés, une somme de 5150 francs, divers papiers de famille et de « l’association israélite » qui appartenaient à Elia Elmalek. Tous ces objets furent restitués à son épouse. Le 9 mars 1944, Maurice Eisner, employé à la synagogue, quai Tilsitt, identifia le corps d’Elia Elmalek à l’Institut médico-légal.

Le 6 mars 1944, la Gestapo ne trouva ni Robert Attamian ni « Pompano ». Ses agents ne capturèrent pas non plus de fabricants de faux papiers. Par contre, des personnes juives furent arrêtées (précisons que le café du Mâconnais était un lieu de rencontre entre Juifs séfarades). Combien ? Cela reste difficile à déterminer. On trouve à plusieurs reprises dans les archives des procès de Ohanes Ohanessian et Jacques Nicolaï, le nombre de quarante arrestations (sans que l’on sache s’il englobe les personnes appréhendées sur place et les membres de leurs familles arrêtées par la suite ou d’autres personnes qui pourraient avoir été relâchées). Un rapport de police daté du 18 février 1946 semble plus précis : « Enquête – […] au café du Mâconnais ils arrêtèrent environ une douzaine d’israélites, qu’ils emmenèrent en camion. » Solange Frandji, épouse Sol, commerçante, demeurant 16 Grande rue de la Guillotière, témoigna par ailleurs que « plusieurs personnes de confession israélite » furent « arrêtées par la Gestapo au café du Mâconnais. » Dans le fonds Montluc, on trouve les fiches et dossiers de six personnes appréhendées le 6 mars 1944 au café du Mâconnais ou place du Pont : le rabbin Léon Moel, Albert Misrahi, Edgar Sciaky, Clément Benbassat (Bembassat), Salomon Hasson et Joseph Levy. Grâce à ce même fonds, on constate que sept autres hommes juifs, sépharades dans leur écrasante majorité et habitant le quartier, furent capturés le 6 mars 1944. Leurs fiches ne mentionnent pas de lieux d’arrestation mais vraisemblablement furent-ils pris pendant la même opération de la Gestapo : Sabetay Mossatcho, Robert Revah, Charles Azoulay, Samuel Behoriel, Jacques Alazraki, Azriel Cohen et Armand Zylberberg. Treize hommes donc, probablement tous arrêtés au café du Mâconnais. Ce chiffre semble correspondre au rapport d’enquête ci-dessus mais la recherche reste à mener plus systématiquement. La femme et les deux enfants de Salomon Hasson furent par ailleurs appréhendés ce même jour à leur domicile. Ce qui porte le nombre d’arrestations à seize. D’après le fonds Montluc, Jeanne Levy de Ficquelmont, née Thomachot, et Gerson Levy de Ficquelmont qui demeuraient 25 rue des remparts d’Ainay (Lyon, IIe arr.), furent également arrêtés le 6 mars. Ces deux dernières arrestations ont-elles un lien avec l’affaire de la place du Pont ? Toutes ces personnes furent internées à la prison de Montluc (Lyon) et, à part Jeanne Levy, libérée en juin de Drancy, et Salomon Hasson, assassiné le 21 avril au siège de la Gestapo, elles furent toutes déportées le 27 mars 1944 à Auschwitz par le convoi numéro 70. Au moment de son arrestation, Salomon Hasson portait sur lui une liste (des noms de Juifs nécessiteux ou de contributeurs au fonds de solidarité de la communauté juive). Sans doute, fut-il pris pour un résistant et subit-il un ou plusieurs interrogatoires, à la suite de quoi il fut exécuté.

Dans le second café, les agents de la police allemande tombèrent par hasard sur le résistant Édouard Vacher : « Pendant l’Occupation j’étais chargé de la diffusion des journaux Libération, Combat et Franc-Tireur. Le 6 mars 1944 j’ai été arrêté par un groupe d’Allemands et de Français faisant partie de la Gestapo alors que je me trouvais au café de la Côte d’Or. Des documents importants que j’avais sur moi sont tombés entre les mains des adversaires et leur ont permis de procéder à de nombreuses arrestations. Interrogé à plusieurs reprises par les Allemands j’ai été torturé puis j’ai été déporté en Allemagne d’où je suis revenu en juin 1945. » La capture d’Édouard Vacher entraîna notamment l’arrestation de plusieurs membres du directoire régional des Mouvements unis de Résistance (MUR) : René Blanc (alias Drac, mouvement Combat), son adjoint Jean Bloch-Michel (alias Villette, le neveu de Marc Bloch, mouvement Combat) et Marc Bloch (alias Narbonne, mouvement Franc-Tireur). Voici comment l’agent de la Gestapo Max Payot décrivit l’affaire après-guerre (précisons qu’il fait une confusion entre Blanc et Bloch-Michel ou entre Blanc et Marc Bloch dont la fausse identité était Maurice Blanchard) : « […] Vacher [...] était porteur de plis en code d’une organisation de résistance. Interrogé au S.D., il dénonça son chef le capitaine Blanc et donna le lieu de rendez-vous qu’il avait avec lui le lendemain. Le capitaine Blanc fut arrêté [le lendemain] par la Gestapo et ce n’est qu’après deux jours de tortures qu’il parla. Il s’agissait en réalité d’un israélite du nom de Bloch qui était chef d’une organisation dont Max ne se souvient pas du nom. D’autres arrestations furent procédées notamment celle du professeur à la Sorbonne [...] » La consultation du fonds Montluc, nous apprend en effet que René Blanc fut arrêté le 7 mars. Le rapport que fit Jean Bloch-Michel (Villette) à Alban Vistel, responsable régional des MUR, semble recouper ces informations (Édouard Vacher pourrait être Chatoux) : « […] Villette est remis en liberté après le bombardement de l’École de Santé. Dès sa sortie, il m’adresse un rapport circonstancié d’une parfaite loyauté ; l’essentiel établit que la première arrestation a été celle de Chatoux, responsable de la diffusion du journal Combat. Chatoux connaît tous les membres de son Mouvement d’origine [Combat]. Il est arrêté par la Gestapo, le 7 mars au matin. Il prend place dans la traction noire, il est promené dans toute la ville aux divers lieux de rendez-vous qu’il a indiqués. C’est ainsi que Drac [Blanc] et Villette [Bloch-Michel] sont cueillis ; dans la voiture, la présence du malheureux est pour eux un coup d’assommoir. Peu auparavant, c’est Jacqueline qui est arrêté, puis Vélin qui se trouve face à face avec Jacqueline dans la Citroën de la Gestapo. Tous nos camarades sont torturés, Jacqueline ne lâche rien. Le lendemain, la Gestapo vient cueillir Narbonne [Marc Bloch]. » Marc Bloch fut interné à Montluc, torturé et exécuté le 16 juin 1944 à Saint-Didier-de-Formans (Ain).

A la suite de l’opération du 6 mars 1944, les Allemands décidèrent de récompenser l’indicateur de Georges Villemur. Ils donnèrent une prime de 50000 francs à Gabriel Gallioud afin qu’il la remette à Ohanes Ohanessian. Après accord, Gabriel Gailloud, Georges Villemur et Jacques Nicolaï se partagèrent cette somme à parts égales.



Liste des victimes :

ELMALEK Elia
HASSON Salomon
LUSINCHI Charles

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article220619, notice Lyon (Rhône), cours Gambetta, 6 mars 1944 par Jean-Sébastien Chorin, version mise en ligne le 25 novembre 2019, dernière modification le 10 décembre 2019.

Par Jean-Sébastien Chorin

SOURCES : Arch. Dép. Rhône, 394W240 (cour de justice de Lyon, dossier XXIII : Ohanessian et affaire de la place du Pont, dossier Gallioud, dossier Nicolaï, dossier Commeinhes), 45W50 (rapports journaliers du commissariat de Lyon, 1944), 3808W958, 3808W25 (Mémorial de l’Oppression), 3335W30, 3335W29, 3335W28, 3335W27, 3335W26, 3335W25, 3335W24, 3335W23, 3335W22, 3335W19, 3335W17, 3335W13, 3335W12, 3335W11, 3335W8 (Fonds Montluc : Jacques Alazraki, Charles Azoulay, Clément Benbassat, Samuel Behoriel, René Blanc, Azriel Cohen, Elia Elmalek, Adrien Hasson, Salomon Hasson, Gerson Levy de Ficquelmont, Jeanne Levy de Ficquelmont, née Thomachot, Joseph Levy, Charles Lusinchi, Albert Misrahi, Léon Moel, Robert Revah, Edgard Sciaky, Edouard Vacher, Armand Zylberberg).— Notes de Jacques Elmalek (fils d’Elia Elmalek).— Alban Vistel, La nuit sans ombre : Histoire des mouvements unis de résistance, leur rôle dans la libération du Sud-Est, 1970.— Bruno Permezel, Résistants à Lyon, Villeurbanne et aux alentours : 2824 engagements, 2003.— Site Internet de Yad Vashem.— Le Mémorial de la déportation des Juifs de France en ligne : https://stevemorse.org/france/.

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