DELMAS Jean

Par Odette Hardy-Hémery

Né le 14 décembre 1912 à Segré (Maine-et-Loire), mort le 2 mai 1979 à Colombes (Hauts-de-Seine) ; professeur d’histoire ; militant communiste ; résistant du Front national ; cofondateur de la Fédération Jean Vigo des ciné-clubs de jeunes.

Jean Delmas était le fils d’un professeur d’allemand, Fernand Delmas, enseignant en lycée, qui, par un parcours à la Giraudoux, fut baladé de ville en ville et finit sa carrière comme censeur. Traducteur de Stefan Zweig, Herman Hesse et, plus tard, d’Anna Seghers, Fernand Delmas sauva pendant l’exode le manuscrit de La Septième croix qu’il était en train de traduire. Après la guerre, il milita pour le rapprochement franco-allemand et entretint des relations avec des intellectuels viennois et allemands. Du côté paternel, Jean Delmas héritait d’un solide agnosticisme, de convictions pacifistes, d’une culture germanique approfondie. Très jeune, il voyagea en Allemagne et noua pour la vie des amitiés.
Côté maternel, ce fut le cinéma. Sa grand-mère nourrissait pour l’art encore adolescent une passion émerveillée et entraîna son petit-fils chaque semaine voir plusieurs films, ceux des années vingt, ceux des années trente. Plus tard, la culture devint plus sélective. Jean Delmas découvrit le cercle de Langlois, y emmena sa jeune sœur, puis Ginette Gervais, sa future femme qui, elle, découvrait le cinéma avec Vertov et Eisenstein.
Ginette Gervais et Jean Delmas préparèrent ensemble leur licence puis leur agrégation à la Sorbonne. Jean Delmas fit son service militaire en simple soldat et interrompit ses études ; il refusait par conviction le statut privilégié des étudiants, le sursis et un service d’officier. Il en garda l’horreur définitive de la chose militaire.
En 1936, Jean Delmas adhéra au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, enseigna au lycée de Versailles tout en reprenant ses études. Il fit en 1938 une grève d’enseignants très minoritaire contre les lois du gouvernement Daladier qui fit interner les émigrés allemands antifascistes et interdit le Parti communiste.
L’été de Munich, Jean Delmas et Ginette Gervais (le registre d’état civil de Segré indique comme prénom « Pierrette ») se marièrent en août 1938 au Vésinet (Seine-et-Oise, Yvelines) entre l’écrit et l’oral de l’agrégation d’histoire. Ginette fut reçue, lui non. Il fut mobilisé en septembre et partit dans l’Est, suivi de sa jeune femme qui « oublia » la rentrée et s’installa près de son cantonnement. Jean Delmas fut remobilisé en 1939, combattit près de la Warnt, se replia sur la Loire ; il fut démobilisé en août et rejoignit sa femme à La Rochelle (Charente-Maritime), où le couple enseignera l’histoire. En 1942, ils furent nommés en zone occupée et s’installèrent à Lille (Nord). Des difficultés surgirent : l’enseignement de Jean Delmas était qualifié de « marxiste » dans un rapport d’inspection. À sa femme, il fut reproché d’avoir employé un terme prohibé, le mot « grève ». Ils rallièrent tous les deux la Résistance Nord dans les rangs du Front national. Ils firent le travail quotidien : tracts, affichages, sondages auprès de notables pour les rallier à la Résistance. Par l’intermédiaire d’un policier des Renseignements généraux, ils interceptèrent les lettres de dénonciation envoyées à la police. Les dénoncés furent prévenus, les dénonciateurs fichés. Quelque temps avant la Libération de Lille, l’agent des RG fut arrêté par la Gestapo. Jean Delmas dirigeait depuis un an l’organe clandestin du Front national qui paraîtra au grand jour après la Libération sous le titre de Nord Libre.
L’action commune avec des résistants communistes prépara le terrain à leur entrée au Parti communiste. Ginette Delmas, issue d’un milieu catholique, adhéra à la Libération. Jean Delmas la suivra plus tard.
1945 vit la naissance de l’éducation populaire. Dans l’enseignement se développa, après l’expérience de Célestin Freinet,* l’expérience des classes nouvelles dans les lycées : plus d’initiative laissée aux élèves, ouverture sur l’entourage avec les études du milieu, correspondance avec les écoliers du Tiers-monde. Au sein du mouvement associatif se créèrent les ciné-clubs. Jean Delmas rejoignit la Fédération française des ciné-clubs, fonda une section des Amis de la cinémathèque. Avec sa femme, il créa un grand club de plusieurs centaines d’adhérents rassemblant, sans différence entre laïques et confessionnels, tous les enfants des collèges et des lycées. Le club s’inspirait de l’expérience de Jean Michel à Valence : participation des jeunes à l’organisation, aux présentations, aux débats. Michel à Valence, Delmas à Lille définissaient une programmation exigeante pour les jeunes : refus du Walt Disney, refus de la production démagogue de Rank en Angleterre, lutte pour imposer après dix ans les versions originales. La Fédération des ciné-clubs de jeunes, fraction de la Fédération française des ciné-clubs, fut fondée par Jean Michel et Jean Delmas. Ce dernier fut chargé de la documentation : il rassembla les témoignages des clubs débutants, préférant les comptes rendus d’expérience à la documentation toute faite ; il tenait, aux Cahiers de l’époque, la rubrique ciné-club.
En 1955, Jean Delmas quitta le Nord pour s’installer au Vésinet (Seine-et-Oise, Yvelines) dans la maison de son père. Il enseigna à Montmorency (Seine-et-Oise, Val-d’Oise), puis à Nanterre (Seine, Hauts-de-Seine). Une période de crises politiques, les débuts de la guerre d’Algérie, Suez, le rapport Khrouchtchev, l’insurrection hongroise et les deux interventions soviétiques imposèrent des choix à l’intellectuel engagé. La ligne de partage se dessina à l’intérieur de la gauche, Delmas avait quitté le Parti communiste à Lille lors de l’affaire Auguste Lecœur*. Le rapport Khrouchtchev et l’espoir d’une démocratisation de l’URSS et du PCF lui firent réintégrer le Parti début 1956. Il le quitta définitivement après les événements hongrois. Entre-temps, il fit partie avec certains éléments de sa cellule du groupe Iskra, réformateur avant la lettre. Dès 1956, le PCF prit ses distances avec l’opposition à la guerre d’Algérie, désapprouva l’insoumission, exclut ceux de ses membres notoirement entrés dans les réseaux d’aide au FLN (Micheline Pouteau, dès son arrestation, fut exclue de sa cellule de Neuilly). Manifestation contre les pleins pouvoirs en 1956, réunions contre la torture, Manifeste des 121, liaison avec le groupe qui facilitait l’évasion des femmes du réseau Jeanson* : Jean Delmas fut lié à toutes ces actions.
Sur le front culturel, les années 1955 et suivantes marquèrent l’émancipation de la Fédération, dite alors des ciné-clubs de jeunes, vis-à-vis de l’organisation mère, la FFCC. Passage des activités de ville et de masse au travail plus spécialisé des clubs en cadre scolaire. En 1956 fut inauguré le premier stage de formation. Au Congrès de la jeunesse à Moscou en 1957, les contacts furent culturels : polémique avec Ehrenbourg sur le réalisme soviétique, tentative d’établir une tête de pont avec la délégation chinoise (sans lendemain) pour un échange de films. À Paris, la Fédération intervint en amont pour constituer un fonds de film. Premières révélations des films d’enfants, Aventure dans la baie d’or, premiers films de marionnettes tchèques.
En 1962, Ginette et Jean Delmas furent contactés, la paix d’Évian étant proche, par le FLN et organisèrent un stage pour les futurs jeunes cadres de la révolution : pour utiliser le cinéma, comme facteur de formation civique et sociale. René Vautier, qui anima dès la paix des grandes séances de cinéma, pour les « sciuscias » (bandes d’enfants) d’Algérie, emprunta les films de la Fédération : Le chemin de la vie, Seriofa. Parallèlement, dans l’hexagone, le cinéma pénétrait les vallées alsaciennes, chaîne de programme enfant, chaîne de cinéma pour adulte : c’était l’expérience du ciné-club des deux vallées.
Au début 1964 naquit la revue Jeune Cinéma. Sa création était discutée depuis des années à la Fédération pour soutenir l’effort de diffusion des ciné-clubs en faisant connaître les films achetés. Sa plate-forme : ne pas séparer le cinéma de la culture en général, parler un langage accessible à tous, ne pas réclamer la participation de critiques professionnels. La revue devait s’autofinancer, vivre de ses abonnés, aidée partiellement par la fédération.
Une première participation au festival de Venise l’été 1963 comme opérateurs culturels donna les premiers contacts : une amie polonaise fit connaître Skolimovski et un film inconnu de Wajda ; le voyage à Prague révéla la « nouvelle vague » tchèque. Au générique du n° 1 de Jeune cinéma : De Bosio, Wajda, Skolimovsk, Vigo et L’insoumis de Cavalier. Mink se vit consacrer une bonne partie du n° 2 et le n° 3/4 constitua un dossier sur le cinéma tchèque. Le groupe de la revue noua des contacts avec Kadar et Menzel, Jires, Schorm, Nemec, Juracek. Ce sont des années d’amitiés. Kadar et sa femme, Menzel et ses amis, Jasny prenaient chaque printemps, lors du festival de Cannes, à l’occasion des stages de Boulouris, le chemin de Vallauris. Y vint également l’ami portugais, Ernest de Souza : invité à Cannes en 1963 pour présenter Dom Roberto, il avait été arrêté à la frontière par les soins de Salazar. Une campagne de presse lancée par la critique française le fit relâcher. Vallauris, l’été, s’ouvrait aux jeunes lycéennes de Ginette, aux collaborateurs de la revue, aux amis de l’époque lilloise.
1968 mit le cinéma au second plan. Jean Delmas à Nanterre, sa femme à Saint-Germain, partagèrent avec les élèves l’occupation de leur lycée. Le jour, pour suivre les assemblées générales, la nuit pour garder les locaux, lire Marcuse et Reich, empêcher les risques d’attaque d’éléments fascistes. La Fédération restait ouverte, gérée par les salariés. Les éléments parisiens étaient dans la rue. Les étudiants venaient se ravitailler en films. Quand arriva le redoux, la Fédération s’était vidée ; les films avaient échoué à la préfecture de police.
1970 vit s’accélérer la reprise en main. La censure réapparut, on saisit des films et parfois des cinéastes. L’État réduisit au minimum les aides au mouvement associatif. La Fédération Jean Vigo, privée de subventions, constitua avec les autres fédérations un front commun, acquit comme par défi le film de Mingozzi, Trio, poursuivit les activités du club Anastasie, fonda Ciclop-films, une structure coopérative pour ouvrir un espace « commercial » aux films récemment acquis, le Quartier du corbeau de Widerberg, Hugo et Joséphine de Grede. Jean Delmas attaqua la censure dans la revue et brocardait ce qu’il appelait le « Sabre à phynance ».
Mais, aux environs de 1977, Jean Delmas fut gagné par un état dépressif, un sentiment d’« à quoi bon ». Le mouvement associatif perdait du terrain, les ciné-clubs marquaient le pas. En 1979, Jean Delmas retrouva son punch : en février, à Paris, une semaine de « Cinéma et Enseignement », en mars, la grande manifestation du « Cinéma de l’après-franquisme », incident diplomatique avec les Affaires étrangères qui n’appréciaient pas Franco, en cadavre, sur l’affiche ; boycottage de l’ambassade d’Espagne qui interrompit le cours tranquille de la manifestation ; verbalisation des douanes. Le 2 mai, Jean Delmas entra à l’hôpital. Il finit, le matin de son opération d’un cancer à l’estomac, son papier sur les cinéastes pieds-noirs.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article22081, notice DELMAS Jean par Odette Hardy-Hémery, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 25 octobre 2008.

Par Odette Hardy-Hémery

ŒUVRE : Nombreux articles dans la revue Jeune Cinéma que Jean Delmas a créée en 1964.

SOURCE : « Jean Delmas, une vie avec le cinéma », Jeune Cinéma, 1997, anthologie des articles publiés dans cette revue par Jean Delmas, de 1964 à 1979, éléments biographiques, textes inédits, témoignages et documents, textes réunis par Andrée Tournès.

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