SELES Ana [Née BROZOVIĆ Ana, dite SELES-BROZOVIĆ Ana]

Par Hervé Lemesle

Née le 13 octobre 1894 à Okruglica près d’Ogulin (Autriche-Hongrie, Croatie actuelle), morte le 14 février 1981 à Rijeka (Yougoslavie, Croatie actuelle) ; ouvrière agricole puis femme de ménage ; émigrée en Algérie ; volontaire en Espagne républicaine ; internée et résistante en France, rentrée en Yougoslavie après 1945.

Ana Seles après 1945. Source : AJ, Belgrade, dossier personnel.

Née dans un des anciens confins militaires de l’Empire habsbourgeois (le Kordun) au sein d’une famille paysanne croate très pauvre de 19 enfants, dont 16 périrent prématurément à cause de la faim et de la maladie, Ana Brozović n’alla pas à l’école et resta illettrée. En effet, elle perdit son père en 1900 et fut placée deux ans après dans une ferme où elle travailla pour un salaire de misère jusqu’en 1921, date à laquelle elle épousa Anton Seles (1894-1979), un boulanger slovène réfugié en Yougoslavie pour fuir la domination italienne. Il avait été mobilisé en 1917 dans l’armée austro-hongroise ; capturé par les Italiens et interné avec des ressortissants de l’Autriche-Hongrie qui avaient été faits prisonniers de guerre sur le front russe et avaient pris part à la révolution d’Octobre. Il adhéra au mouvement ouvrier et fut contraint de quitter Rijeka (Fiume), où il travaillait dans le bâtiment après la guerre, car la ville était revendiquée par l’Italie. Le couple vécut à Okruglica jusqu’en 1929, quand Anton Seles fut licencié de la scierie où il était employé pour avoir organisé une grève, puis s’installa à Sušak près de Rijeka. Anton ne trouvant pas de travail à cause de son passé syndical décida de partir en 1930 en Algérie, où son épouse la rejoignit en utilisant un passeport l’autorisant à se rendre en pèlerinage à Lourdes (Hautes-Pyrénées).

À Oran, Anton Seles trouva du travail comme charpentier, Ana Seles comme femme de ménage dans un hôtel-restaurant tenu par des Espagnols et dans une cantine ouvrière. Dans son autobiographie de 1957, à une époque où les convictions libertaires étaient mal vues par le régime titiste, Ana Seles affirma qu’ils militèrent tous les deux à la CGT et au Parti communiste français (SFIC) ; si leur engagement syndical est vraisemblable, leur adhésion au communisme est moins plausible, Anton Seles ayant ensuite adhéré en 1937 à la Confédération nationale du travail (CNT). Leur compatriote Franjo Mrakovčić, qui les avait connus en Algérie, affirmait qu’Anton était proche des communistes au début mais s’en était éloigné ensuite. À Oran, ils habitaient dans une cité où résidaient de nombreux Espagnols qui suivaient l’actualité dans leur pays d’origine, et participèrent à des meetings en faveur de la République après le Golpe. Dans l’appartement des Seles, on discutait de la façon de rejoindre la Péninsule ibérique. Les autorités françaises ayant refusé l’embarquement des volontaires à bord du bateau qui faisait la liaison avec Valence et Barcelone en prétextant un manque de place, Anton Seles partit fin juillet 1936 avec 45 camarades espagnols et étrangers pour Port-Vendres (Pyrénées-Orientales). De là, le groupe parvint à gagner Barcelone, où il y avait alors un centre de recrutement pour chaque parti politique et pas encore une structure spécifique pour les volontaires internationaux. D’après un témoignage non publié, il désapprouva l’indiscipline des anarchistes qui fusillèrent des prêtres. Selon une autre version publiée en 1971, il chercha à éviter l’emprise des partis en tentant de s’engager dans la marine républicaine à Carthagène, mais il partit finalement au front dans la colonne italienne Rosselli de la division Ascaso dominée par les anarchistes ; il envoya une lettre à sa femme lui demandant de le rejoindre.

Après avoir embarqué clandestinement sur un navire à destination d’Alicante, Ana Seles arriva début septembre 1936 à Barcelone, où elle retrouva son mari qui se rétablissait d’une blessure au pied. Ils partirent après sa convalescence dans la division Ascaso sur le front de Lérida, où elle facilita une meilleure compréhension entre les patients et le personnel soignant grâce à sa maîtrise de l’italien, du français et de l’espagnol. Anton Seles ayant été déclaré fin septembre inapte au combat, le couple s’installa dans la capitale catalane et y mena une vie civile, lui travaillant dans une boulangerie. Quand les troupes franquistes approchaient de Barcelone en janvier 1939, ils quittèrent la ville, lui à pied dans une unité non combattante, elle à bord d’un camion chargé de femmes et d’enfants qui roulait à vive allure pour éviter les grenades lancées par la « 5e colonne ». Elle tomba du camion dans un virage et resta immobilisée sur la route, blessée à la colonne vertébrale, jusqu’à ce que des soldats républicains la recueillissent ; son époux la retrouva miraculeusement et l’aida à gagner la frontière française.

À Cerbère (Pyrénées-Orientales), Ana Seles fut séparée de son mari interné à Argelès ; elle fut emmenée aux Saintes-Marie-la-Mer, où elle parvint à se tenir sur ses jambes malgré sa blessure. Elle fut ensuite transférée avec des femmes sans enfant près de Tulle (Corrèze) ; elle y fut contrainte de travailler nu-pieds pendant des mois dans une usine de munitions dans des conditions très dures : cette robuste paysanne croate ne pesait plus que 39 kg pour 1m80 quand elle fut transférée dans le village de Sainte-Marie-de-Corrèze à proximité de Brive. Répondant à une journaliste venue l’interviewer en 1975 pour le quotidien de Belgrade Politika, elle déclarait ne pas pardonner les Français pour la façon dont ils avaient traité les vétérans d’Espagne et ajoutait : « Il n’est pas étonnant que nous soyons rentrés dans la Résistance française dès que l’opportunité s’est présentée. Bien que nous n’étions plus très jeunes ni en bonne santé, nous nous sommes engagés de nouveau pour combattre les injustices, pour que la vie des travailleurs soit meilleure. Nous portions tous les problèmes sur notre dos ».

Anton Seles parvint à retrouver son épouse en 1942 après bien des péripéties. Emprisonné à Collioure (Pyrénées-Orientales) avec un groupe de 80 internés sanctionnés par les autorités d’Argelès, il fut ensuite détenu à Gurs (Basses-Pyrénées) et au Vernet (Ariège). D’après son témoignage non publié, il travailla à partir de mai 1942 dans un GTE au village d’Auzat (Ariège) puis tomba malade à l’automne, s’évada de l’hôpital de Tarascon-sur-Ariège et rejoignit son épouse ; il prit après sa convalescence le maquis pour ne pas être ramené en camp. Selon la version publiée en 1971, il se porta volontaire dans la Légion étrangère en juin 1942 mais fut réformé à Lyon à cause d’une crise d’eczéma. Quoiqu’il en soit, ils se retrouvèrent dans le village de Bugeat près de Treignac (Corrèze), où Ana Seles travaillait dans une ferme comme ouvrière agricole et servit de courrier dans la Résistance, tandis qu’Anton Seles rallia fin 1942 les FTP-MOI avec d’autres vétérans de la guerre d’Espagne. Après la Libération, il fut employé dans une centrale hydraulique et elle fit des ménages, s’impliquant dans l’Association France-Yougoslavie présidée par Jean Cassou (1897-1986), qui soutint Tito contre Staline après 1948.

Le couple Seles rentra fin 1946 en Yougoslavie et s’installa à Rijeka, où Ana resta au foyer à cause de sa santé fragile, tandis qu’Anton travailla comme boulanger, guide touristique, chauffeur puis docker jusqu’à sa retraite en 1954. Percevant une pension d’invalidité à partir de 1956, Ana fut active dans la Croix-Rouge, dans la Ligue socialiste des peuples travailleurs de Yougoslavie (SSRNJ), organisation de masse dominée par la Ligue des communistes de Yougoslavie (SKJ, nouveau nom du Parti communiste de Yougoslavie à partir de 1952), et dans la section des anciens d’Espagne d’Istrie et du Littoral croate. En 1975, quand elle reçut avec surprise la journaliste venue de Belgrade, elle lui montra ce qui lui était le plus précieux, une médaille pour sa participation à la guerre d’Espagne et à la Résistance française, déclarant : « L’Espagne ? C’était il y a longtemps. Mais c’était beau. Le peuple nous aimait et nous étions convaincus que nous allions battre les fascistes ». Elle ajouta : « J’en ai assez du reste du monde. Jusqu’à la gorge. Même si nous sommes mariés depuis 55 ans, je lui dis toujours que notre vie n’a commencé qu’à notre retour [de France]. Nous sommes des gens heureux, nous partageons toujours le meilleur et le pire. Et maintenant, je suis désolée que vous ne le preniez pas en photo pour le journal. Parce que nous ne sommes qu’un. Mais il est là, dans une autre pièce, allongé et grippé. Mais dites qu’Anton Seles 83 ans, travailleur physique, aujourd’hui retraité, a été un combattant espagnol et un résistant en France. Faites le savoir aux gens pour mon Anton, que ça ! C’est un homme et demi ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article221260, notice SELES Ana [Née BROZOVIĆ Ana, dite SELES-BROZOVIĆ Ana] par Hervé Lemesle, version mise en ligne le 17 décembre 2019, dernière modification le 6 janvier 2022.

Par Hervé Lemesle

Ana Seles dans les années 1930 (Source : Naši Španjolski, op. cit.)
Ana Seles après 1945. Source : AJ, Belgrade, dossier personnel.
En 1975 à Rijeka (source : Politika)

ŒUVRE : Anton et Ana Seles, « Od Orana do Sen Mer » [D’Oran à Sainte-Marie], in Čedo Kapor, Španija 1936-1939 [L’Espagne], Belgrade, Vojno-izdavačko zavoda, 1971, vol.5, pp.40-42.

SOURCES : RGASPI (Moscou), 545.6.505 caractéristique du 21 juin 1940 (Anton Seles). – Archives de Yougoslavie (AJ, Belgrade), 724.Šp.VIII-S6 et S30, dossiers personnels, questionnaires et autobiographies du 12 juillet 1957 (Ana Seles) et du 3 février 1964 (Anton Seles) ; 724-Šp.X2/66 et 88, témoignages de Franjo Mrakovčić et Anton Seles. – Slobodanka Ast, « Naše Španjolke 1936-1939. 6 Dobrovolci iz Alžira » [Nos Espagnoles. Volontaires d’Algérie], Politika, 13 mars 1975. – Marino Buducin et Mihael Sobolevski (dir.), Naši Španjolski dobrovoljci [Nos volontaires espagnols], Rijeka, Centar za historiju radničkog pokreta i NOR Istre, Hrvatskog primorja i Gorskog Kotara, 1988, pp.312-314. – Alvaro Lopez et alii, La Spagna nel nuestro cuore 1936-1939, Rome, AICVAS, 1996, p.428. – Anija Omanić, « Žene učesnice u Španskom ratu sa područja bivše Jugolavije » [Les femmes des territoires de l’ancienne Yougoslavie engagées dans la guerre d’Espagne] in Č. Kapor, Za mir i progres u svijetu [Pour la paix et le progrès dans le monde], Sarajevo, SUBNOR BiH, 1999, pp.137 et 139. – Avgust Lešnik et Ksenja Vidmar Horvat, « The Spanish Female Volunteers from Yugoslavia as Example of Solidarity in a Transnational Context », The International Newsletter of Communist Studies, vol. XX/XXI (2014/2015), n°27-28, p.47. – Ingrid Schiborowski et Anita Kochnowski (éd.), Frauen und der spanische Krieg 1936-1939. Eine biografische Dokumentation, Berlin, Verlag am park, 2016, p.135, version actualisée en ligne. – Andrea Torre (coord.), Data Spanish Civil War. Oggi in Spagna, domani in Italia, 2015-2018, Anton Seles.

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