CHEVÉ Émile

Par Jean-Yves Guengant

Né le 1er juin 1804 à Douarnenez (Finistère), mort le 25 août 1864 à Fontenay-le-Comte (Vendée)  ; chirurgien de marine, propagateur de la méthode d’enseignement musicale chiffrée, dite méthode Galin-Paris-Chevé. Professeur de musique vocale des écoles impériales. Animateur du journal La Réforme musicale et des chorales du choral-Chevé. Fouriériste.

Né à Douarnenez, Émile Chevé était le dernier enfant d’une nombreuse famille. Son père exerçait la profession de receveur des contributions. Sa mère, Marie-Charlotte, était la tante d’Aimé Paris (1798-1866), l’inventeur de la méthode sténographique. Enfant doué, Émile fut placé chez son frère, chirurgien-major de la Marine à Brest et entra en 1820 à l’école de médecine navale de Brest. En mai 1823, il obtint son diplôme de chirurgien de marine. Après plusieurs campagnes sur la Jeanne d’Arc, Émile fut nommé en novembre 1828 à Gorée au Sénégal, où sa jeune épouse, Fanny Simon, le rejoignit. Elle donna naissance en 1830 à leur fils Amand. Émile. Médecin très apprécié, il resta en poste au Sénégal jusqu’en 1831, où il acquit une expérience reconnue dans la lutte antiépidémique ; sa thèse de doctorat, soutenue en 1836, portait sur le traitement de la fièvre jaune. Son action lui valut la Légion d’honneur en mars 1831.
De retour en Bretagne, il exerça à Brest puis à Paris, à l’école de médecine. Il y suivit les cours de musique d’Aimé Paris. En septembre 1837, il perdit son épouse Fanny. Sa route croisa alors celle de Nanine Paris, la sœur d’Aimé, qu’il épousa en 1839. Il publia dès 1833 des travaux de vulgarisation de chimie (Traité élémentaire de chimie, 1833). Ses connaissances en ce domaine l’amenèrent à travailler pour un industriel lyonnais. Il décida de résider à Lyon en 1840.
Émile Chevé s’adressa aux militaires afin d’expérimenter sa méthode d’apprentissage de la musique. L’expérience était simple.
-  Première étape : il s’agirait de prendre un groupe d’individus de bonne volonté, complètement étranger à l’étude de la musique ; chacun recevrait une dizaine de leçons individuelles, ensuite il serait donné un cours collectif de quatre leçons hebdomadaires, ceci pendant huit à neuf mois ; il leur faudrait pouvoir consacrer journellement une demi-heure à réviser les cours.
-  La seconde étape consisterait à contrôler les connaissances acquises par un examen précis fondé sur la lecture aléatoire de morceaux musicaux dans un recueil, l’écriture sous la dictée d’un air pris au hasard dans ce recueil, le chant de cet air après écriture, puis lire un air, suivi d’ une analyse du morceau musical et de la connaissance de l’harmonie. Le but poursuivi est de vulgariser la musique « comme moyen puissant de moralisation pour le pauvre, et même pour les classes moins malheureuses ; la marine surtout, et l’armée, en tireraient un bien immense ».
Les troupes des régiments lyonnais s’inscrivirent parfaitement dans ce champ d’expérimentation. Tout comme l’enseignement mutuel, au début des années 1820, l’enseignement musical répondait à une demande essentielle d’éducation des militaires du rang : Chevé trouva dans les officiers des régiments des alliés précieux, qui non seulement prêtèrent le concours de leurs hommes mais adhérèrent à la démarche scientifique. Après un essai au début de 1842 avec des canonniers, qui s’avéra concluant - après quarante leçons, ils exécutent un chœur d’opéra - cent cinquante soldats participèrent à l’expérience. Le lieutenant-général de Lascours, un libéral, mit à sa disposition deux officiers pendant une année complète. Émile se plaisait à opposer ces officiers généreux à ses détracteurs : « Ils ont su braver les épithètes de fous, que ne manquent jamais de s’attirer les âmes généreuses qui savent se dévouer à l’idée de progrès ». Les hommes de troupe étaient réticents, voire hostiles. La plupart d’entre eux ne savaient pas lire, et encore moins chanter. L’expérience se poursuivit malgré les difficultés. En juillet 1843, vingt-huit élèves restaient sur les cent cinquante de départ. Pourtant dès avril 1843, selon le protocole mis en place, les chanteurs pouvaient interpréter un spectacle, reprenant tous les points préalablement décrits.
Un phalanstérien suivait de près l’expérience : Charles Pellarin, dont il s’affirmait le disciple. La Démocratie pacifique appuya son ouvrage, qui fondait l’écriture chiffrée de la musique. De nombreux critiques remettaient en cause cette méthode, rejetée par le ministère de l’instruction et par la ville de Paris. Ce fut le début d’une polémique qui ne fit qu’enfler avec le temps. Chevé jeta de l’huile sur le feu, publiant pamphlets et protestations.
Désormais, il faudra imposer la méthode, en s’appuyant sur la popularité de celle-ci. Nanine Chevé avait ouvert un cours dès 1840, Émile Chevé ouvrait son école en 1846. Un cours de musique vocale et d’harmonie gratuit ouvert aux ouvriers, put voir le jour en 1849. Trois fois par semaine, en soirée, il était soutenu par la Démocratie pacifique. L’exemple parisien fut suivi dans plusieurs villes de province. L’aspect populaire et révolutionnaire du procédé classa les Chevé parmi les musiciens « humanitaires », pour ne pas employer le terme de révolutionnaires, ou de socialistes. Le Ménestrel (31 octobre 1852) en parle ainsi :
« Quand la musique humanitaire est d’humeur paisible, elle chante les bœufs, elle glorifie les vaches, les paysans, la vigne, la charrue, l’agriculture, le labourage, le travail et la pauvreté ; mais elle les chante avec colère et en grinçant des dents. Ces magnifiques hymnes au travail ont fait la joie de cent mille prolétaires, qui ne quittaient pas les cabarets. Infortuné travail ! »
Chevé s’entêtait, méritant bien le surnom que lui avaient attribué ses condisciples de l’École navale, Caton, voulant souligner son intransigeance naturelle. Adulé des uns -l’article que lui consacre Larousse dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle est tout entier à la glorification de son œuvre - détesté par la plupart des musiciens et critiques musicaux, il ne laissait personne indifférent. En 1853, Chevé organisa un concours sous la présidence d’honneur de Berlioz entre les sociétés de chorale du pays. Fiasco complet ; ni chorales, ni président ne se présentèrent le jour du concours. Seule l’école Galin-Paris-Chevé participa. Ce boycott aurait pu marquer la fin de l’épopée ; pourtant l’obstiné professeur trouva la parade. Il constitua un comité de parrainage, composé des plus éminentes autorités politiques de l’Empire et eut le soutien de l’empereur, soucieux de se rapprocher du monde ouvrier, malmené jusqu’alors. L’éducation musicale devenait un enjeu de société. Ainsi sa chorale clôtura-t-elle les concerts donnés à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855. Sa nouvelle position lui permit de développer plus aisément ses thèses dans son journal, La Réforme musicale. Les opposants s’organisèrent, traitant ses thèses d’extravagantes. La « musique humanitaire » devint l’otage d’un combat politique.
Peu de temps après les premières expériences, il prit contact avec la rédaction de La Phalange, puis de La Démocratie pacifique. Sa collaboration à La Démocratie pacifique devint régulière. Il s’engagea en faveur du projet coopératif de l’Union agricole d’Afrique ; il fut actionnaire de la société et le « correspondant » dans la capitale, chargé de renseigner les éventuels souscripteurs et d’encaisser leurs premiers versements. Il se trouvait en relation avec un certain nombre de fouriéristes qui soutinrent ses initiatives. Les colonnes de La Démocratie pacifique accueillent ses longues lettres en faveur de son procédé et la rédaction soutient sa « lutte pénible et courageuse », contre le « vieux monde ». Il ira jusqu’à proposer sa candidature à l’Assemblée constituante en avril 1848.
L’avènement de la République, devait assurer la reconnaissance à laquelle il aspirait mais il ne parvint pas à imposer sa méthode, la salle où il donna avec succès un cours public et gratuit lui sera retirée par les autorités. Sous le Second Empire, les membres de l’École sociétaire continuèrent à le soutenir en publiant des articles sur sa méthode, en assistant à ses cours ou en adoptant ses méthodes d’enseignement. Au début des années 1860, le soutien officiel permit d’implanter la méthode dans les écoles militaires (Saint-Cyr, le Prytanée de La Flèche), puis à l’École normale supérieure. En 1863, Émile devient professeur de musique vocale au lycée Louis-Le-Grand. Il publia en 1864 une édition complétée de la méthode musicale, cosignée avec son épouse Nanine. Il décéda au retour d’un voyage thermal, le 25 août 1864. Pourtant trois ans plus tard, seules la société chorale de Brest, fondée en 1859 par M. Gouzien et celle de l’école militaire de gymnastique de Joinville passèrent le cap du concours national des chorales. La société chorale de Brest fut dissoute en 1889, au prétexte qu’elle avait trop d’airs datant du second empire dans son répertoire ! Elle avait fonctionné 45 ans et éduqué de nombreux enfants du monde ouvrier brestois.
L’œuvre de Chevé fut poursuivie par son fils Amand, à la tête de l’école et par les chorales, au premier rang desquelles les chorales militaires. On estime que plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers ont pu profiter de sa méthode. Les concerts Chevé ont été suivis par des milliers de spectateurs. En juillet 1868, Nanine mourut à son tour. Charles Pellarin, dans La Science sociale du 16 août 1868, signe sa nécrologie : « Par la mort d’Émile Chevé et de sa digne compagne, l’école sociétaire a perdu deux hautes intelligences qui lui appartenaient, deux nobles cœurs qui lui étaient dévoués ».
Amand poursuivra l’œuvre familiale, mais loin des polémiques. Il obtint du ministère de l’Instruction publique qu’il autorise en 1883 l’utilisation de la méthode nouvelle dans les écoles primaires, puis qu’il l’inscrive, à titre obligatoire, dans le programme des écoles normales. Il décède en 1907, à l’âge de 77 ans. Le système Galin-Paris-Chevé entra en déclin, abandonné ou méprisé par les artistes et musiciens, synonyme d’une méthode pour cliques et harmonies municipales, et son caractère populaire était peu apprécié. L’institut Chevé continua de former des musiciens, organisa des cours d’espéranto et de langue française, poursuivant inlassablement un rêve universel d’éducation populaire. La méthode fut enseignée à l’orphelinat Prévost, de Cempuis (Oise) entre 1880 et 1894. Le nom de Chevé resta associé à la notation chiffrée de la musique et à une idée : apprendre à lire la musique et à l’interpréter, avec un minimum de connaissances scolaires, « conduire sûrement et rapidement la population du monde entier à lire et à écrire la musique ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article221586, notice CHEVÉ Émile par Jean-Yves Guengant, version mise en ligne le 28 décembre 2019, dernière modification le 7 novembre 2021.

Par Jean-Yves Guengant

SOURCES : Méthode élémentaire de musique vocale, Paris, chez l’auteur, 1844 (nombreuses rééditions et réimpressions), 320 p. — Méthode élémentaire de musique. 2e partie. Harmonie, en collaboration avec Nanine Chevé, Paris, chez les auteurs, 1856, 2 vol. — Jean-Yves Guengant, Pour un nouveau monde, les utopistes bretons au XIXe siècle, éditions APOGÉE, Rennes, 2015.

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