échos d’histoire

Le burn-out des militant-e-s

Nous reprenons ci-dessous, dans une version remaniée et enrichie, l’article paru récemment dans le magazine Politis (n°1589, 5 février 2020), qui puisait en partie dans la matière du dictionnaire Maitron.

Le 27 janvier dernier, François, agent du centre des bus de Vitry, gréviste depuis le 5 décembre, tentait de mettre fin à ces jours. Au début du mois de février, c’est un conducteur de la ligne 7bis, lui aussi en grève depuis le début du mouvement qui se suicidait. Cas extrêmes, atroces, mais qui rappellent combien l’action collective use les corps et les esprits de celles et ceux qui se mobilisent. Le traitement médiatique des conflits sociaux insiste volontiers sur les kilomètres de marche ou d’embouteillages, les bousculades dans le métro bondé ou les casse-têtes de garderie. Pourtant, les « usagers » n’ont pas le monopole de la fatigue.

Qu’elle soit locale, circonscrite à une entreprise ou prise dans un vaste mouvement social national, la grève suspend l’ordinaire du travail et de la vie quotidienne. S’ouvre une parenthèse où alterne l’urgence et l’intensité des moments saillants de la mobilisation (assemblées générales, manifestations, fêtes, etc.), les joies et les excitations de la lutte mais aussi les temps d’attente, voire d’ennui. Un ascenseur émotionnel éprouvant, redoublé pour les plus mobilisé-e-s par la multiplication des tâches et des réunions, l’allongement des journées, les kilomètres parcourus, etc. Le Front populaire ou Mai-Juin 1968, plutôt associés à des images de liesse, comportent aussi leur lot de corps fatigués par les manifestations, les débats ou les barricades. L’épuisement participe donc de l’expérience sensible de la grève, parfois de manière dramatique. Ainsi, le 16 juin 1968, en plein mouvement social, le secrétaire de l’Union départementale Force ouvrière du Morbihan, Louis Guillo, succombe à une crise cardiaque dans un train, comme le rappelle François Prigent dans sa biographie.

À mesure qu’elles durent et plus sûrement lorsqu’elles s’achèvent, les mobilisations accumulent un épuisement qui peut nourrir découragement et désillusion. Michelle Perrot évoque ainsi la « mélancolie ouvrière » qui s’empare de Lucie Baud, qui tente de se suicider en septembre 1906, lorsque reflue l’intense mobilisation des tisseuses en soierie contre leurs conditions de travail et de salaire. En 1968, nombreux n’ont pas supporté la fin du rêve. La sociologue Julie Pagis qui a travaillé sur les participant du mouvement, dans son ouvrage Mai 68, un pavé dans leur histoire (Presses de Sciences Po, 2014) a constaté de nombreuses dépressions, des suicides, parmi lesquels on peut citer celui de Michel Recanati qui inspira le film Mourir à trente ans.

Le burn-out menace aussi dans le temps long et plus diffus de l’action quotidienne, syndicale, politique ou associative. Un épuisement rarement exprimé par les intéressé-e-s, dans des univers qui valorisent à l’inverse dévouement et sacrifice et qui s’ancrent dans des représentations du travail plutôt masculines et structurées autour des valeurs de force et d’endurance. Malgré ce refoulement, il n’est pas rare, pour l’historien de relever a posteriori, au détour d’un courrier ou d’un rapport interne, les plaintes contre l’accumulation des tâches et des responsabilités militantes, avec pour corollaire les récriminations contre la passivité des camarades. Certains militants cherchent alors une béquille, pour faire face à cette surcharge. Dans Emmaüs et l’abbé Pierre (Presses de Sciences Po, 2009), Axelle Brodiez-Dolino rappelle que ce dernier était « drogué aux amphétamines pour tenir le rythme de la mobilisation durant l’hiver 1954  ». À cette époque, le poison est le même pour le député socialiste François Tanguy Prigent qui, si l’on en croit ses mémoires, l’agrémentait toutefois de champagne.

Au début des années 1960, la confédération CFTC confie à l’un de ses membres, le médecin Alain Wisner, le soin de présenter aux permanents de l’organisation des conseils sur « l’hygiène du travail chez les responsables syndicaux ». Sa conférence, éditée ensuite sous la forme d’une brochure adressée à l’ensemble des permanents syndicaux, évoque tout à la fois le rythme de travail et l’organisation du temps, mais aussi l’alimentation ou la vie de famille, dans la perspective de « dépouiller cette vocation [militante] de son ambiance romantique et se rappeler qu’il faut penser au rendement dans la durée de l’outil que nous sommes ».

« Cette vie de permanent sera longue : 10 ans, 15 ans au plus. Il ne s’agit plus de faire des miracles pendant 2 ans comme dans un mouvement de jeunes, il s’agit de rester un homme équilibré, utile, aussi longtemps que cela sera nécessaire. » [1]

Cette présentation exprime notamment une crainte du « surmenage » que l’on retrouve à l’identique dans des rapports internes au PCF puis, en 1964, dans France Nouvelle, l’hebdomadaire destiné aux cadres du Parti communiste sous la sous la plume de Léon Feix.

« Il est par ailleurs indispensable de rompre avec la conception suivant laquelle un temps de repos suffisant pour se maintenir en bonne forme, un minimum de loisirs, une vie de famille aussi normale que possible sont des préoccupations tout à fait secondaires pour un militant responsable.
Une telle conception n’est pas juste, bien qu’elle parte d’une louable volonté de bien servir le Parti. Elle ne l’est pas pour deux raisons. La première c’est que la qualité du travail d’un camarade constamment "sur la brèche" et surchargé de tâches se ressent forcément de la fatigue physique et nerveuse et de l’insuffisance d’élaboration de décisions surtout personnelles. » [2]

Dans les deux cas, la prise de conscience est toutefois ambiguë. Elle puise directement son diagnostic dans la littérature patronale, à la recherche des « bonnes méthodes » de direction qui épargneront la santé et les nerfs du « vrai chef » [3].

Aujourd’hui, la sociologie du syndicalisme identifie une véritable « souffrance au travail » des militants de terrain. Auteur d’une thèse consacrée aux unions locales CGT, Charles Berthonneau relève que dans les secteurs les plus précaires et les plus atomisés du monde du travail (grande distribution, aide à domicile, entretien, centres d’appels, etc), les délégué-e-s isolé-e-s s’épuisent d’autant plus que l’exercice de leurs prérogatives et l’application du droit syndical sont rendus impossibles [4]. De plus, dans ces secteurs où les femmes sont souvent majoritaires, les militantes affrontent une double ou triple journée de travail.

Sous ces différentes facettes, la question de l’épuisement des militant-e-s souligne donc l’une des raisons d’être de l’organisation collective, au sens large (mouvement, coordination, syndicat, parti) : répartir et ainsi tenter de réduire le « coût » – financier, social, culturel mais aussi physique – de l’engagement.

[1Alain Wisner, « Maladies professionnelles et hygiène du travail chez les responsables syndicaux », Archives CFDT, 6H193.

[2France nouvelle, n°1026 du 16 au 22 juin 1965.

[3Cette question a fait l’objet d’une communication lors de la journée d’étude « Travail, emploi et relations professionnelles au sein des organisations militantes », le 30 Novembre 2018

[4Charles Berthonneau, Les unions locales de la CGT à l’épreuve du salariat précaire : adhésion, engagement, politisation, thèse de doctorat en sociologie, Aix-Marseille, 2017.

Le burn-out des militant-e-s
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