DESANTI Jean-Toussaint, Marie

Par Isabelle Gouarné

Né le 8 octobre 1914 à Ajaccio (Corse), mort le 20 janvier 2002 à Paris (Xe arr.) ; professeur agrégé de philosophie ; résistant ; membre du PCF (1943-1960) ; membre du comité de rédaction de La Nouvelle critique (1948-1957) ; grand prix national des lettres (1989).

Fils unique de Jean-François Marie Desanti et de Marie-Paule, née Colonna, Jean-Toussaint Desanti vécut jusqu’à l’âge de dix-huit ans en Corse. Encouragé par son père, répétiteur en lettres classiques au collège d’Ajaccio, il acquit très tôt une solide culture classique. En 1933, il s’inscrivit en classe préparatoire au lycée Thiers à Marseille, puis, admissible au concours de l’ENS, en khâgne au lycée Lakanal (Sceaux), où il reçut l’enseignement de Jean Guéhenno et connut François Cuzin et Pierre Hervé.

En 1935, il intégra l’ENS Ulm, où il demeura élève jusqu’à la guerre. Outre les liens étroits qu’il noua alors avec le philosophe Maurice Clavel ou le mathématicien Laurent Schwart, il rencontra, au bal de l’École, Dominique Persky, qu’il épousa le 21 décembre 1937 et avec laquelle il forma « l’un des couples emblématiques, admiré et contesté, de la vie littéraire française » (Étienne Balibar, Annuaire ENS, 2004). Deux professeurs de l’ENS, dont les pensées étaient alors en pleine élaboration, le marquèrent durablement : Jean Cavaillès, qui l’initia à l’épistémologie des mathématiques, et Maurice Merleau-Ponty, avec lequel il découvrit le « souci de l’analyse phénoménologique » qui ne le quitta plus, même si les exigences politiques de l’époque le détournèrent de cette « passion spéculative ». Lecteur de Marx et Lénine, il milita, à partir de 1934, dans des organisations telles que l’UFE ou le Comité Amsterdam-Pleyel, tout en ignorant, écrivit-il plus tard, le contrôle qu’y exerçaient le PCF et l’Internationale communiste : jusqu’à la guerre, bien que ses combats politiques de l’époque (antifascisme, guerre d’Espagne et Front populaire) l’aient conduit à inscrire son action dans des structures liées au PCF, il se sentait proche des trotskistes, et aurait condamné fermement les procès de Moscou, ainsi que la signature du Pacte germano-soviétique (La liberté..., p. 12).

Mobilisé en septembre 1939 comme simple soldat de deuxième classe, parce qu’il avait refusé d’effectuer la préparation militaire lors de sa scolarité normalienne, il passa « la drôle de guerre » à Montpellier et dans ses environs, « sans avoir rien fait, sans avoir vu le moindre combat » (La liberté..., p. 54). À la rentrée 1940, il fut nommé professeur à Paris (au lycée Rollin avec Jacques Decour, puis au lycée Charlemagne), et, dès cette époque, il créa avec Dominique Desanti, Maurice Merleau-Ponty et quelques amis (François Cuzin, Simone Devouassoux, Yvonne Picard, et quelques autres) un groupe de résistance qui publia le bulletin Sous la botte. Ce groupe se renforça symboliquement au printemps 1941 avec l’arrivée de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre. Le groupe « Sous la botte » et la « famille Sartre » fusionnèrent, formant l’éphémère mouvement « Socialisme et Liberté ». Distant par rapport au projet sartrien de constituer une « troisième voie » entre gaullistes et communistes, il s’éloigna, après l’entrée en guerre de l’URSS, de « Socialisme et Liberté », considérant avec sa femme que Sartre s’était « perdu dans les sables de l’action, puisque n’ayant ni préparation, ni compétence, ni moyens pour réaliser le projet clandestin qu’il s’était fixé » (cité par Annie Cohen-Solal, Sartre, p. 315).

Reçu à l’agrégation de philosophie en mars 1942, Jean-Toussaint Desanti, (dit "Touki") en danger à Paris, demanda son affectation en zone sud. Il fut nommé au lycée de Vichy, et le couple Desanti s’installa alors à Clermont-Ferrand. Tous deux rejoignirent le Mouvement national contre le racisme et, en décembre 1942, par l’intermédiaire de Jean Pérus, le Front national. Jean-Toussaint Desanti adhéra au PCF en 1943, en rédigeant, écrivit-il plus tard, une « fausse biographie » dans laquelle il aurait dissimulé son passé trotskisant. Membre du Comité départemental de Libération, il se consacra, pendant l’automne 1944, à des tâches politiques (éditorialiste des journaux Le Patriote et La Nation, organisation de meetings, notamment), avant de réintégrer son poste d’enseignant (d’abord au lycée de Clermont-Ferrand, puis au lycée de Saint-Quentin, au lycée de Chartres et, à partir de 1947, au lycée Lakanal) et de reprendre ses travaux philosophiques (organisation, de 1945 à 1948, d’un séminaire d’histoire de la logique à l’ENS Ulm, et publication d’une série d’articles philosophiques, intitulés « Recherches sur la liberté », dans Espaces, n° 1 à 3, 1945).

Son engagement militant bascula avec l’entrée en Guerre froide et la refonte consécutive de la politique du PCF dans le domaine idéologique. Sans doute faut-il voir dans ce changement de position à l’égard du PCF une influence de sa femme, devenue professionnelle de la presse communiste, et de Laurent Casanova qui, originaire de Corse comme lui, dirigeait alors la commission des intellectuels. S’abstenant jusque-là de toute forme d’intégration dans des structures communistes, il accepta, en 1948, de participer activement à La Nouvelle Critique, revue créée pour prendre la tête de la « bataille idéologique » et concurrencer Les Temps modernes. Au sein de cette revue marginalisée dans le champ intellectuel en raison de ses prises de positions en faveur du lyssenkisme et du réalisme socialiste (cf. Frédérique Matonti, Intellectuels communistes..., p. 35-41), il fut, jusqu’en 1957, avec Henri Lefebvre, le seul intellectuel, membre du comité de rédaction, exerçant véritablement sa profession : après avoir obtenu un détachement au CNRS de 1949 à 1952, il enseigna, en effet, la philosophie au lycée Saint-Louis (Paris). Ce fut alors le « moment de grandes ruptures » (La liberté..., p. 132), notamment avec son maître Maurice Merleau-Ponty qu’il attaqua dès ses premiers articles parus dans La NC (cf. par exemple « Le philosophe et le prolétaire », La NC, n° 1, décembre 1948 ; « Maurice Merleau-Ponty ou la décomposition de l’idéalisme », La NC, n° 37, 1952) : ces écrits étaient symptomatiques de la rupture qu’exigeait idéalement l’engagement communiste d’avec les « habitudes de pensée » que l’intellectuel tient de ses origines et de sa formation dites bourgeoises, et c’est pourquoi ils furent salués par la direction du PCF. Il fit dès lors partie du cercle restreint d’intellectuels de profession étroitement associés au travail de la section idéologique. Que ce soit au sein du Cercle des philosophes communistes, à La NC ou à l’Université nouvelle, il s’affirma, jusqu’au milieu des années 1950, comme le « philosophe du parti » chargé de « fonder » la théorie du PCF sur la science : en 1949, au moment de l’affaire Lyssenko, il publia, dans La NC, une série d’articles dans lesquels il développait l’argumentation philosophique visant à justifier la distinction science bourgeoise/science prolétarienne lancée par Laurent Casanova à la réunion des intellectuels communistes du 28 février 1949, salle Wagram (cf. par exemple « Science bourgeoise et science prolétarienne », La NC, n° 8, juillet-août 1949 ; « La science, idéologie historiquement relative », in Science bourgeoise et science prolétarienne, Éd. La NC, 1949). Cette argumentation conduisait à reconnaître le statut d’arbitre suprême de la vérité aux dirigeants politiques et, in fine, à Staline, présenté comme « savant d’un type nouveau » dans le titre même d’un de ses articles (La NC, n° 11, décembre 1949). Ce fut d’ailleurs en prenant appui sur les interventions attribuées à Staline en linguistique (Pravda, été 1950), et donc sans remettre en cause l’autorité philosophique et scientifique de la direction du parti, qu’il procéda à la révision de ladite théorie des deux sciences (cf. par exemple « Sur quelques problèmes concernant la base et la superstructure », Cahiers du communisme, mars 1955).

Les événements de l’année 1956 ne modifièrent pas fondamentalement la nature de son rapport au PCF : incité par Laurent Casanova, il rédigea pour La NC un article sur le XXe congrès du PCUS (« Premières réflexions sur le XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique », La NC, n° 75, mai-juin 1956), dans lequel il justifiait la ligne officielle et feignait d’ignorer le contenu du rapport Khrouchtchev dont il avait pourtant eu connaissance, dès le mois de mars, par Dominique Desanti. Quelques mois plus tard (fin 1957), il démissionna cependant de La NC, marquant ainsi sa solidarité avec les membres exclus ou quittant d’eux-mêmes le comité de rédaction, Henri Lefebvre, Annie Kriegel, Victor Leduc, [Pierre Meren-> (de son vrai nom Pierre Gaudibert) et Lucien Sebag*. Dans sa lettre de démission (fonds Cogniot, archives PCF), il justifiait sa décision par « l’état de délabrement » de la revue dont il s’attribuait une part de responsabilité, mais aussi par le désir de faire aboutir les recherches dans lesquelles il était engagé sur la méthodologie de l’histoire des idées et des sciences, recherches qui avaient, en 1956, donné lieu à une première publication aux Éditions de La NC (Introduction à la philosophie). S’ouvrit alors, dans sa trajectoire, une période de détachement progressif vis-à-vis du PCF. De 1958 à 1963, il fut dans la « situation étrange » du communiste dissident que la direction du PCF cherchait à maintenir dans ses rangs. Proche des « Italiens », il participa à l’organe oppositionnel Voies nouvelles (1958-1959), puis, en 1960, ce fut sans éclat qu’il ne reprit pas sa carte. Dans cette reconfiguration de son rapport au PCF intervint, en 1963, la publication aux Éditions sociales de Phénoménologie et praxis  : dans cet ouvrage, qui rassemble des conférences faites en 1961 devant « un cercle plutôt dissident d’étudiants communistes », il s’efforçait de redéfinir les modalités de la critique marxiste, en montrant « que l’on ne pouvait critiquer une philosophie de l’extérieur, en se bornant à affirmer en quoi les doctrines qui y étaient professées étaient incompatibles avec les "principes" du marxisme-léninisme posés comme vrais » (Introduction à la phénoménologie, 1994, p. 9). Était ici en jeu la définition des conditions du « dialogue » avec les philosophies non marxistes, question qui opposait alors les philosophes communistes, notamment Roger Garaudy* et Lucien Sève*. D’ailleurs, la dernière intervention notable de Jean-Toussaint Desanti comme philosophe communiste date de la réunion du CERM du 20 janvier 1963, au cours de laquelle fut discuté l’ouvrage de Lucien Sève La philosophie française contemporaine (1962, Éditions sociales). Son rapport, intitulé « Sur la philosophie marxiste », constituait une attaque en règle contre Lucien Sève dont il dénonçait, outre la méthode, la « sous-estimation des conséquences du culte de la personnalité » et du bureaucratisme. Alors que Jean-Toussaint Desanti apportait ainsi son soutien à Roger Garaudy, Lucien Sève recevait celui de Louis Althusser*, qui considérait comme anti-marxiste et anti-communiste le « double jeu » que, selon lui, jouait Jean-Toussaint Desanti en développant au sein du PCF une production intellectuelle déconnectée de son œuvre philosophique (L’avenir dure longtemps, p. 171-172). Dans son intervention, Jean-Toussaint Desanti, résolument critique vis-à-vis de la nature des rapports entre intellectuels et PCF dans la période dite stalinienne (et donc vis-à-vis du rapport qu’il avait lui-même entretenu avec le PCF), apparaissait en accord avec la ligne officielle du PCF qui, face aux positions chinoises, faisait alors du « sectarisme » le « danger principal » ; pour autant, son rapport ne contenait aucune proposition refondatrice : fallait-il y voir un signe de son incapacité à repenser, au sein du PCF, la place et le rôle des intellectuels, et donc de lui-même ?

Son éloignement du PCF laissa place à des engagements ponctuels (guerre d’Algérie, Mai 68) et il se consacra désormais à son travail d’enseignant et de philosophe. En 1960, il fut nommé maître-assistant à l’ENS de Saint-Cloud (où il enseignait depuis 1957), puis, en 1971, professeur à l’Université Paris I. Avec Les idéalités mathématiques (1968), livre tiré de sa thèse commencée en 1942 avec Gaston Bachelard et soutenue en 1968, il s’imposa, aux côtés de Jean Cavaillès et d’Albert Lautman, comme un des philosophes des mathématiques majeurs du XXe siècle. À partir des années 1970, il revint sur son passé d’« intellectuel organique » du PCF, en articulant récit autobiographique et analyse du phénomène communiste. En 1976, dans Le philosophe et les pouvoirs, développant l’analogie entre le Parti et l’Église, il s’expliquait sur la fonction essentiellement pédagogique, « à mi-chemin entre le prédicateur et le formulateur », que pouvait exercer le philosophe au sein du PCF. Ce fut, cependant, avec Un Destin philosophique (1982) qu’il offrit sa contribution la plus originale à l’analyse de l’engagement communiste, en proposant une approche phénoménologique de la croyance collective marquée par cette « insistance simultanée sur la corporéité, le côté "charnel" de la pensée, et sur la fonction déterminante du symbolique » (Étienne Balibar, Annuaire ENS, 2004) si caractéristique de sa philosophie : en interrogeant l’« univers de croyances » où cet engagement était né, il s’agissait de comprendre, au-delà des circonstances historiques, comment la pensée d’un « sujet » avait pu être capturée, détournée, dans ce qu’il appelle le « champ symbolico-charnel » où se renforce, par « le jeu des renvois symboliques », la « région d’adhérence », toujours menacée d’effondrement. Ainsi, Jean-Toussaint Desanti invitait à considérer son passé de philosophe communiste, non comme une parenthèse dans sa trajectoire intellectuelle, mais, au contraire, comme un moment dans l’élaboration de sa pensée philosophique.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article22401, notice DESANTI Jean-Toussaint, Marie par Isabelle Gouarné, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 16 octobre 2022.

Par Isabelle Gouarné

ŒUVRE : Bibliographie quasi complète sur le site de l’Institut Jean-Toussaint Desanti (ENS LSH Lyon) : « http://centredesanti.ens-lsh.fr ». — Introduction à l’histoire de la philosophie, Éditions sociales, 1956. — Phénoménologie et praxis, Éd. La Nouvelle critique, 1963. — Les Idéalités mathématiques. Recherches épistémologiques sur le développement de la théorie des fonctions de variables réelles, Seuil, 1968. — La Philosophie silencieuse ou Critique des philosophies de la science, Seuil, 1975. — Le Philosophe et les pouvoirs : entretiens avec Pascal Lainé et Blandine Barret-Kriegel, Calmann-Lévy, 1976. — Un Destin philosophique, Grasset, 1982. — Variations philosophiques 1. Réflexions sur le temps. Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset, 1992. — Variations philosophiques 2. Philosophie : un rêve de flambeur. Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset, 1999. — La peau des mots. Réflexions sur la question éthique. Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Seuil, 2004. — Récits autobiographiques : « Un témoin », in Dominique Desanti, Les Staliniens. Une expérience politique (1944-1956), Fayard, 1975. — Entretien in Dominique Desanti, Ce que le siècle m’a dit, Plon, 1997. — La liberté nous aime encore (avec Dominique Desanti et Roger Pol-Droit), O. Jacob, 2002.

SOURCES : Fonds Jean-Toussaint Desanti en cours d’archivage (Institut Jean-Toussaint Desanti/IMEC). — Fonds Georges Cogniot en cours d’archivage (Arch. PCF/AD 93). — Arch. du CNRS (dossier de Jean-Toussaint Desanti, 20070296, art. 153). — Étienne Balibar, Notice nécrologique, Annuaire de l’Association amicale de secours des anciens élèves de l’ENS, Recueil 2004. — Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, Stock/IMEC, 1992. — Annie Cohen-Solal, Sartre (1905-1980), Folio, 1999. — Michel Dreyfus, PCF. Crises et dissidences, Bruxelles, Complexe, 1990. — Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle critique (1967-1980), La Découverte, 2005. — Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le Parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Fayard/Minuit, 1983.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable