LEVIE Michel, Edouard.

Par Jean Puissant

Binche (pr. Hainaut, aujourd’hui arr. La Louvière), 4 octobre 1851 – Saint-Josse-ten-Noode (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale), 6 mars 1939. Avocat, industriel, démocrate-chrétien, fondateur de la coopérative Les Ouvriers réunis, député représentant l’arrondissement de Charleroi, ministre, ministre d’État.

La ville de Binche a la particularité d’être située en dehors des bassins industriels, mais elle est contigüe aux trois bassins hainuyers : le Borinage, le Centre et Charleroi. Elle se spécialise dans le textile qui croît en raison des progrès de l’industrie exogène et du nombre de salariés. C’est dans ce milieu que Michel Levie naît. Il est issu d’une famille de commerçants binchois. Son père, Michel Levie, d’origine modeste, à la tête d’un « général store », cossu, ouvert sur la Grand’Rue de la petite ville, a épousé Charlotte Pourbaix, la fille de ses anciens patrons. Il en a sept enfants, dont trois seulement survivent à leur mère décédée lors de la dernière naissance. Il épouse en secondes noces Lucie Robert, la très jeune fille d’un négociant de Thuin, avec qui il a six enfants, dont une décède en bas âge. Michel est le quatrième de la fratrie qui compte huit frères et sœurs. Il épouse Marie Hermant, la fille d’un brasseur de Châtelet, nièce d’un député catholique. Le couple a douze enfants, dont onze survivront. Assez naturellement, Levie présidera la nouvelle Ligue des familles nombreuses à sa création en 1921.

Michel Levie entame sa scolarité à l’âge de trois ans à Binche. Il effectue ensuite des gréco-latines au Petit Séminaire de Bonne Espérance à Charleroi (pr. Hainaut, arr. Charleroi), tout en suivant une formation musicale régulière. Il fait des études de droit à l’Université catholique de Louvain (UCL – aujourd’hui pr. Brabant flamand, arr. Louvain-Leuven) de 1869 à 1873. Il y a, comme professeur, Charles Périn, ultramontain contempteur des conséquences sociales du changement économique en cours, tenant d’un paternalisme social conservateur qui en fait une personnalité écoutée en Europe, et Léon Mabille*, jeune enseignant de droit civil, dont il devient un ami intime.

Son engagement social, explique Michel Levie, remonte à un concert d’une formation d’ouvriers à Gilly (aujourd’hui commune de Charleroi) en 1871 qui l’oriente vers l’étude des questions sociales, la lecture de Monseigneur Kettler, évêque de Mayence, haute figure du catholicisme social européen. Mais c’est, après deux ans de stage à Bruxelles, à la suite de son inscription au barreau de Charleroi en 1875, qu’il prend véritablement conscience de l’infériorité ouvrière. Actif au bureau des consultations gratuites, il en devient le président en 1882. Il est élu bâtonnier en 1890, premier catholique dans un milieu fondamentalement libéral. Il quitte le barreau en 1893 pour se consacrer à l’industrie.

Michel Levie rencontre la classe ouvrière lors de ses études à Charleroi – en fait à Jumet (aujourd’hui commune de Charleroi) –, puis dans sa pratique d’avocat. Influencé par son professeur d’économie politique, Charles Périn, qu’il cite régulièrement dans ses textes et discours, il fréquente des milieux ultramontains et défend « le patronage et la charité ». Les émeutes de Charleroi de mars 1886 et leur répression sanglante, qu’il peut observer directement – il en donne des descriptions précises car il fait partie de la Garde civique mobilisée pour défendre les usines menacées –, le convainquent de la nécessité d’un engagement social affirmé en défense de l’Église et de la société. « Si le socialisme a pu se répandre dans notre pays avec une si effroyable rapidité, c’est parce que l’irréligion l’avait précédé. Nous ne chasserons le socialisme qu’en ramenant la religion dans les âmes. » (LEVIE J., Michel Levie (1857-1939) et le mouvement chrétien social de son temps, Louvain-Paris, 1962, p. 61).
Tout en ne rompant pas avec l’enseignement de son maître, pourtant désavoué par Rome, Michel Levie se prononce rapidement et fermement en faveur d’une intervention de l’État en matière sociale, au point d’être dénoncé par certains de ses coreligionnaires conservateurs comme le tenant d’un « socialisme d’état ». Il participe très activement aux Congrès des œuvres sociales de Liège (1886, 1887, 1890) et à l’Assemblée générale des catholiques de Malines de septembre 1891. Lors de ces rencontres, il y affirme précocement de fermes convictions. « Alors qu’il ne s’agit que d’affirmer un principe, le droit et le devoir de l’État d’intervenir. Lorsqu’un pauvre diable prend à un riche industriel le pain dont il a besoin, vous faites appel à l’État. Vous savez trouver le gendarme, et le juge correctionnel… Lorsqu’il s’agit du pauvre diable à qui on prend sa santé, à qui on prend sa vie de famille, à qui on prend son âme, vous refusez à l’État le droit d’intervenir. Où est donc la logique ? » (Intervention lors de la séance de la 2e section sur la durée légale de la journée de travail du Congrès des œuvres sociales, Liège, 9 septembre 1890, dans Congrès des œuvres sociales à Liège. Troisième session – 7-10 septembre 1890. Union nationale pour le redressement des griefs, Liège, 1890, p. 122).

Michel Levie se prononce en faveur d’assurances obligatoires et d’une législation sociale. Proche d’Arthur Verhaegen*, Georges Helleputte*, Godefroid Kurth, Léon Mabille*, l’abbé Antoine Pottier*, fondateurs de la Ligue démocratique belge (LDB) en 1891, il n’hésite pas à s’opposer à eux sur certains points. Favorable à la démocratisation du suffrage, il se prononce en faveur des coopératives ouvrières (contre François Schollaert, député de l’arrondissement de Louvain), des conseils de conciliation dans chaque entreprise, des unions professionnelles ouvrières (contre G. Helleputte*), des caisses d’assurance sociales obligatoires (contre beaucoup), la journée des 8 heures pour les houilleurs (contre tous), pour l’apprentissage du flamand – il fait également l’éloge du mouvement flamand –, plus tard en faveur du service personnel…

Michel Levie défend ces positions audacieuses alors qu’il est impliqué dans la direction de l’Union constitutionnelle (le parti catholique) de Charleroi, dont il est le président de 1886 à 1891. Il préside également le Comité central des œuvres sociales du bassin de Charleroi à partir de 1886, créé à l’instigation de l’évêque de Tournai, Monseigneur du Rousseau, puis la Fédération des sociétés ouvrières de l’arrondissement qui se fond dans la Ligue démocratique belge en 1891. C’est une date d’une importance majeure pour lui, puisqu’il participe à la création de la Ligue en mars. Elle réunit les organisations « antisocialistes » existantes et toutes celles qui se joignent à ce combat « Pour l’Église et le peuple » qui les mobilise. Levie en est une des personnalités dirigeantes, le principal représentant à Charleroi. L’encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum, paraît en mai. L’abbé Pottier est venu expressément de Liège lui traduire un soir le texte qui le bouleverse. « La voie qu’ils avaient suivie était bénie par l’Eglise ». Il y trouve la confirmation et l’approbation de ses convictions, du moins dans les quelques passages sur « le juste salaire », le « rôle de l’État » et celui qui concerne les organisations ouvrières « mixtes » ou composées des « seuls ouvriers ».

Immédiatement, l’œuvre est déjà en gestation. Michel Levie jette les bases d’organisations sociales novatrices dans son milieu : la société coopérative Les Ouvriers réunis, en août 1891, établie sur le modèle des coopératives anglaises et du Vooruit (En avant) gantois. C’est une boulangerie dans un premier temps, suivie d’une brasserie en 1893, avec une ristourne proportionnelle au montant des achats et la constitution de caisses de secours pour les affiliés (« décès », « retraites », « maladie »), dans le nord de Charleroi, à la Grand’Rue sur le site des anciennes Verreries Brasseur. Le modèle n’est pourtant pas identique à celui du Vooruit, créé par des ouvriers tisserands. La coopérative se développe, comme beaucoup d’industries à l’époque, sur l’auto-investissement : ce sont des investisseurs amis qui achètent les lieux et que le conseil d’administration, présidé par Levie est mixte car composé de trois « bourgeois » et de huit ouvriers (trois métallurgistes, trois mineurs et deux verriers). En 1900, la société compte 8.000 adhérents, 14.000 en 1911. Une publication (propagande, publicité formation) porte le même nom. Son action s’étend à une société d’habitations ouvrières « Tertou’s maison » en 1897, à une école industrielle confiée aux Aumôniers du travail en 1901. L’ensemble imposant accueille le siège de la Fédération des mutualités chrétiennes de Charleroi, Thuin et de la Basse-Sambre », fondée en 1891, dont Michel Levie est le président d’honneur, celui de la Fédération des syndicats chrétiens de Charleroi, base du mouvement ouvrier chrétien de l’arrondissement, puis après 1907 le siège des Francs-mineurs, des Francs métallurgistes de l’arrondissement. S’y donnent également des conférences et des meetings. Levie préside activement le conseil d’administration, il est secondé par l’abbé Henri Marlière, aumônier, qui s’implique dans la gestion des œuvres, en particulier la Fédération des mutualités dont il assure le secrétariat.

Si l’hostilité des milieux socialistes est prévisible, celle des milieux catholiques conservateurs, de certains journaux, L’Union de Charleroi en particulier, est pire encore et suscite de fortes tensions. « Au fond de la Démocratie chrétienne, sous des dehors religieux, il y a le socialisme », dénonce Charles Woeste, chef du parti catholique en 1898. Levie démissionne de la présidence de l’Union constitutionnelle.

Michel Levie s’attache dès lors à défendre ses œuvres, leur autonomie au sein du monde catholique, tout en recherchant le maintien de l’unité catholique minoritaire dans la région. Il est actif à Charleroi au plan local, où il multiplie conférences, meetings, à la LDB au plan national. Le 5e Congrès de la Ligue qui se tient à Charleroi en septembre 1896, réaffirme l’union avec les partisans de l’abbé Adolphe Daens*, dernière tentative avant la scission l’année suivante.

D’un point de vue professionnel, épuisé par sa double activité d’avocat et de militant et dirigeant d’œuvres sociales, Michel Levie décide d’abandonner le barreau et de reprendre en 1893, avec ses frères Lucien et Fernand, une cimenterie familiale, sous le nom de Levie frères à Cronfestu (commune de Morlanwelz, pr. Hainaut, aujourd’hui arr. La Louvière) à mi-chemin entre Binche (pr. Hainaut, aujourd’hui arr. La Louvière) et Charleroi. Il se consacre plus particulièrement aux aspects commerciaux et de représentation de l’entreprise. En 1897, il est désigné au Conseil supérieur du travail, puis l’année suivante à celui de l’industrie et du commerce.

Entre temps, les premières élections au suffrage universel tempéré par le vote plural en 1894 consacrent à Charleroi le succès des forces ouvrières (Parti ouvrier belge (POB) et Chevaliers du travail), alliées à la bourgeoisie progressiste, qui emportent tous les sièges de l’arrondissement. Les catholiques récoltent un tiers des suffrages nettement devant les libéraux. Échec donc, mais relatif puisque l’action de Michel Levie a d’ores et déjà préservé l’existence d’une classe ouvrière chrétienne, à l’abri de la prétention hégémonique du socialisme naissant. Levie est partisan de la représentation proportionnelle d’autant plus que ces résultats présagent une représentation catholique dans l’important bassin industriel. Les élections de 1900 le confirment. Il est élu député ainsi que son colistier et adversaire, le catholique conservateur Adolphe Drion du Chapois. Un seul libéral est élu ainsi que cinq socialistes.

Michel Levie est député représentant l’arrondissement de Charleroi de 1900 à 1921. Ses amis, Léon Mabille* à Soignies, et le docteur Victor Delporte* à Mons renforcent la présence « démocrate-chrétienne » hainuyère au Parlement. Cela se vérifie dans le domaine des lois sociales. En 1904, le groupe parlementaire de la Ligue démocratique compte 25 représentants. En 1903, il soutient le projet gouvernemental, objet d’un consensus au Conseil supérieur, de réparation des accidents de travail reconnaissant le risque industriel, mais aussi imposant l’assurance obligatoire en la matière. Sur ce point, le groupe joint ses voix à la gauche contre la majorité. Le repos dominical pour lequel il plaide depuis 1886 est adopté avec l’appui socialiste.

En 1904 est créé le Secrétariat général des unions professionnelles chrétiennes, dirigé par le Père Georges Ceslas Rutten*. Levie figure avec Léon, Mabille, Valère Mabille, industriel à Morlanwelz, cousin de ce dernier, et le docteur Delporte, au comité protecteur de ce Secrétariat pour le Hainaut.

En 1909, dans le cadre de la discussion du statut des futures mines du Limbourg, Michem Levie défend vivement le cadre social à imposer en faveur des futurs ouvriers, notamment la limitation des heures de travail à 9 heures par jour, une première dans le pays. La même année, il défend avec vigueur la disparition du tirage au sort et donc le service personnel (finalement d’un fils par famille). Avec L. Mabille et A. Verhaegen, il obtient le vote de l’amendement de l’obligation pour les « religieux » exemptés, de suivre une formation de trois mois d’infirmier-ambulancier avec les voix de gauche contre une majorité de parlementaires catholiques. Les mêmes obtiennent que la pension des ouvriers mineurs soit d’application immédiate dès 55 ans pour les ouvriers du fond, 60 ans pour les ouvriers de surface en cas d’invalidité. Le ministère, fragilisé par ces évolutions qui fracturent sa majorité, doit démissionner en 1911 sur la question scolaire.

Michel Levie, qui a joué un rôle important au cours de ces années, est invité à devenir ministre des Finances dans le nouveau gouvernement (catholique) de Broqueville. Rapporteur régulier en matière de finances, il finit par accepter un mandat limité qui finalement le mènera jusqu’en février 1914. On lui doit le Service des chèques postaux, la loi portant création de de la Société nationale des habitations et des logements à bon marché (SNHLBM). Il reprend ainsi reprenant dans une large mesure la proposition faite par Hector Denis, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB) lors de la Commission du travail de 1886, à qui il rend d’ailleurs hommage. Elle ne sera définitivement votée qu’en 1919. Il démissionne le 28 février 1914 pour prendre la présidence du conseil d’administration de la Société nationale des chemins de fer vicinaux (SNCV) ; fonction qu’il occupera jusqu’en 1938.

Michel Levie s’établit définitivement à Bruxelles. Pendant la Première Guerre mondiale, il est l’intermédiaire officiel entre le gouvernement en exil et le Comité national de secours et d’alimentation, entre les secrétaires généraux des ministères et le gouvernement. À ce titre, il est nommé ministre d’État dès la fin de la guerre. À la Chambre, il plaide en faveur de mesures fortes, immédiates, sans attendre l’élection d’une Chambre constituante.

En 1919, Michel Levie préside la délégation belge à la Conférence internationale du travail de Washington. Il s’en targue pour soutenir le ministre du Travail, le socialiste Joseph Wauters*, qui vient de créer la première commission paritaire mixte des mines. S’il appuie des propositions socialistes, rhétoriquement il contrebalance ces propos par des paroles apaisantes pour la majorité catholique. C’est systématique chez lui. Il a intégré l’idée que la majorité catholique est définitivement terminée, ce que confirment les élections au suffrage universel masculin, mais défend inlassablement le suffrage féminin, par souci d’égalité certes, mais convaincu que ce vote serait favorable aux catholiques. Lors de l’abrogation de l’article 310 du Code pénal qui limite le droit de grève, il s’abstient au vote, déplorant l’absence de garantie formelle pour la liberté syndicale, au moment où dans certains secteurs des syndicalistes socialistes font pression pour accentuer la syndicalisation (« pas de syndicat, pas de travail ») et la présentation de la « bonne carte ».

Michel Levie décide de ne pas se représenter à la députation en 1921, mais accepte l’idée d’une cooptation au Sénat, refusée en fin de compte par certains amis politiques conservateurs. Son fils Jean, fidèle biographe, énumère ses nombreux mandats ultérieurs, dont on retiendra la présidence de la Ligue des familles nombreuses de 1921 à 1928, qu’il abrite dans un premier temps à la SNCV, et celle de la Fédération des coopératives pour dommages de guerre » de 1919 à 1924.
Levie est toujours attentif à l’évolution de la coopérative Les Ouvriers réunis. Il assiste régulièrement à l’assemblée générale annuelle.

Michel Levie est porteur des plus hautes distinctions honorifiques nationales : Grande croix de l’ordre de la Couronne, grand officier de l’ordre de Léopold avec lisières d’or, chevalier de la Légion d’honneur, etc. Il est commandeur de l’ordre papal de Saint-Grégoire le Grand.

À la suite de son décès en 1939, une manifestation d’hommage, réunissant plus de 10.000 travailleurs chrétiens, a lieu à Charleroi (voir Le Pays wallon). Le rôle éminent de Levie est peu matérialisé dans l’espace public : un square à Bruxelles, une plaque installée Grand’Rue à Charleroi pour ses 80 ans, mais permet d’expliquer l’existence et la persistance d’un courant démocrate-chrétien à Charleroi et donc l’émergence, après la Seconde Guerre mondiale, de personnalités comme Alfred Califice* et Philippe Maystadt*.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article224952, notice LEVIE Michel, Edouard. par Jean Puissant, version mise en ligne le 26 mars 2020, dernière modification le 7 juin 2021.

Par Jean Puissant

SOURCES : LEVIE J. S.J, Michel Levie (1857-1939) et le mouvement chrétien social de son temps, Louvain-Paris, 1962 – DE SAINT-MOULIN L., « Levie Michel », dans Biographie nationale, t. XXXIV, Bruxelles, 1968, col. 578-583 – PUISSANT J., « Portraits croisés : Jules Destrée - Michel Lévie et le renouvellement du personnel politique à Charleroi au tournant des XIXe et XXe siècles », dans Charleroi 1666-2016 : 350 ans d’histoire des hommes, des techniques et des idées (Actes de colloque, Charleroi, 23 et 24 septembre 2016), Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. « Mémoires de la Classe des Lettres », 2016, p. 99-110.

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