KEUTCHA Jean

Par Edmond Ngagoum

Né en 1923 à Bagangté (région Bamiléké), Cameroun ; mort le 1er avril 2012 à Yaoundé ; agronome de formation, grand commis de l’État, plusieurs fois ministres, fondateur du foyer culturel Bamiléké, membre de l’Union Nationale Camerounaise (UNC), puis du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC).

Jean Keutcha est né en 1923 à Bagangté dans la région Bamiléké, au Cameroun sous administration coloniale française. A sa naissance, Njike II était au trône de la chefferie Bagangté. L’Histoire retient que Tcha’tchoua son père et prédécesseur (1895-1912) avait négocié sans heurt la pénétration des colons dans le royaume Bagangté . A sa mort survenu en 1912, son fils Njike II lui succéda et garda la même ligne politique avec les colons. Bien plus, il approfondit les liens d’amitié noués par son père avec les administrateurs coloniaux de la région et en profita pour étendre son autorité sur certains royaumes environnants. En 1925, Njike II sollicita des Français, la création d’un poste administratif dans son village. C’est ainsi que la subdivision de Bagangté fut inaugurée en 1930. Elle est devenue aujourd’hui le chef-lieu du Département du Ndé, avec Bagangté comme chef-lieu.

Les parents de Jean Keutcha s’appelaient Mbheu Ngassam et Mamveu Tchoua /Tchueuh. Il passa auprès d’eux son adolescence et reçut d’eux une éducation à la fois stricte et joyeuse. Dans les années 1920, la tradition était encore bien respectée dans la région Bamiléké . C’est dans ce contexte que Jean Keutcha fut élevé dans la rigueur, le culte du devoir . C’est auprès de sa mère qu’il fut initié aux travaux champêtres et aux tâches domestiques . En 1931, il commença sa formation à l’école primaire de Bagangté . Cette école avait été construite autour de 1917, à un moment où l’école occidentale était encore inconnue des populations paysannes du Cameroun. Les enfants y apprenaient l’alphabet français, la prononciation, la lecture, la formation des mots, les noms d’animaux. Après la section préparatoire à Bagangté, Jean Keutcha alla l’école régionale de Dschang en 1933, pour y poursuivre sa formation.

Créée en 1922, l’école régionale de Dschang était l’établissement de référence dans la région Bamiléké, car elle était la seule qui possédait un cycle élémentaire. Les élèves partaient de Bafoussam (60 km), Bafang (83 km), Bagangté (103 km) et Foumban (132 km) à pied . A Dschang comme dans les autres écoles coloniales du pays, l’accent était mis sur la prière et les travaux agricoles . Cette école était le passage obligé pour tous les enfants d’une certaine époque désireuse de se former à l’école moderne . Parmi les pensionnaires de l’école régionale, figurent des noms connus dans l’histoire du Cameroun. Nous pouvons ainsi mentionner Félix Roland Moumié, Njoya Arouna, Mathieu Tagny, Kame Samuel , Enoch Kwayep, Albert Dogmo, Joseph Kamgue, etc. Jean Keutcha obtint son C.E.P.E. en 1937. Il fut admis à poursuivre son cursus à l’école primaire supérieure de Yaoundé.

L’école supérieure de Yaoundé était située sur le Plateau Atemengue à Ngoa- Ekellé. Elle avait été créée en 1921 pour servir de seul établissement secondaire à caractère public à cycle incomplet. Dans l’optique de servir de vivier à l’administration coloniale pour la provision d’une main-d’œuvre formée et bon marché. L’école primaire supérieure de Yaoundé permettait la formation d’un personnel indigène précieux pour l’administration. Elle comportait trois années d’études et les élèves qui étaient admis sur concours se préparaient à la carrière de moniteurs, de fonctionnaires, de postiers, d’infirmiers et de moniteurs agricoles . Le cursus durait trois ans soit deux ans de formation théorique et une année de stage d’imprégnation sur le terrain en fonction de son champ de spécialisation. Henri Vasseur, enseignant d’Histoire exerça une grande influence sur les élèves, en les gavant de légendes et d’épopées Sumérienne, Carthaginoise, Phénicienne.

Au début de l’année 1939, Jean Keutcha s’inscrivit à la section d’agriculture. Elle était réservée aux meilleurs élèves de chaque promotion. Après sa formation, il fut recruté par l’administration coloniale française et affecté à la Station Expérimentale des Cultures d’Altitude (SECA) de Dschang. Nommé 2e adjoint au chef de région, il exerça dans la région Bamiléké. C’est ainsi qu’en 1960 au moment où le pays accéda à l’indépendance, Jean Keutcha qui avait suivi une formation dans l’administration civile fut nommé sous-préfet de Bafoussam. Au terme de la loi no 60-70 du 30 novembre 1960 portant réforme territoriale , la région Bamiléké fut éclatée pour donner naissance à 5 départements. Cette réorganisation administrative et la provincialisation du Cameroun fit de Bafoussam le nouveau chef-lieu de la région administrative de l’Ouest. Et Jean Keutcha devint par la même occasion le préfet du département de la Mifi nouvellement créé. Au sujet du capital d’influence dont disposait un administrateur civil au Cameroun dans les années 1960, Roger Gabriel Nlep affirme : « Seuls dépositaires de l’autorité de l’Etat dans le département, le préfet, haut fonctionnaire nommé par décret du président de la république, représente dans cette division géographique de l’espace national, à la fois le « gouvernement » en tant que appareil politique et chacun des ministres qui le composent » . En tant qu’administrateur civil, Jean Keutcha s’impliqua dans la lutte contre l’UPC . Par diverses manœuvres, il contribua à asseoir l’autorité de l’Etat dans la région Bamiléké, ce qui lui valut d’être promu à de hautes fonctions.

En 1964, il intégra la haute administration au secrétariat d’Etat. Jean Keutcha a cumulé trois passages au poste de Secrétaire d’Etat entre 1964 et 1969. D’abord aux travaux publics au Cameroun oriental en 1964 pour un an, il passa quatre ans au Développement Rural entre 1965 et 1969 et finit à l’enseignement où il passa un an. Il faut préciser que le poste de Secrétaire d’Etat dans les années 1960 est un poste assez prestigieux. Faute d’un gouvernement pléthorique, le secrétaire d’Etat avait les attributions d’un ministre et s’occupait d’un département précis dans les affaires au niveau de l’administration centrale. Il rendait compte au président de la République, au même titre que les ministres et avaient également à leur charge un staff complet. De plus, le poste de secrétaire d’Etat était une école de formation à une carrière administrative future.

Travailleur polyvalent et dynamique, Jean Keutcha est promu au grade de ministre de l’agriculture dans le gouvernement du 03 juillet 1972. Son passage à la tête de ce ministère a été marqué par l’instauration des comices agro pastoraux nationaux, et de nombreuses initiatives en faveur du monde paysan. Par la suite, c’est en tant que diplomate qu’il a parcouru le monde dès 1975 au sein d’une délégation africaine, sur la situation de l’Afrique Australe. Grâce à sa fonction de diplomate, Jean Keutcha a côtoyé de nombreux leaders de son époque. Il est par ailleurs un des artisans de la coopération entre le Cameroun et la Chine, de même que son rôle remarquable dans la résolution du différend entre le Cameroun et le Nigéria au sujet de la presqu’île de Bakassi. Ancien camarade de classe et ami personnel du président Ahmadou Ahidjo, il débute en 1983 une carrière d’ambassadeur qu’il effectua en Europe et en Asie. En 1990, il prend sa retraite administrative à 66 ans et apporte son expertise à l’Académie Diplomatique Internationale de la Paix.

A propos de l’engagement politique de Jean Keutcha, celui-ci se manifesta davantage dans le cadre des associations culturelles et traditionnelles. En effet, au moment où il entama sa carrière le pays Bamiléké en général et dans la ville de Dschang en particulier, de nombreuses associations virent le jour et dont la plus importante était le Kumze qui donna un imposant piédestal politique à ses premiers leaders comme Mathias Djoumessi . Jean Keutcha, bien que devenu proche de Mathias Djoumessi et de la plupart des grands agriculteurs de la région Bamiléké ne s’engagea pas dans le mouvement politique de façon frontale. Il fut par contre engagé dans les associations culturelles dans la ville de Dschang. Il fut même à l’origine de deux associations, le Mouvement Culturel de la Jeunesse Bamiléké, et le Foyer cultuel Bamiléké. Ces associations regroupaient pour la plupart des élites de la ville de Dschang de l’époque. Elles étaient des lieux de rencontre et de promotion de la culture Bamiléké .
L’héritage de l’association Foyer Culturel Bamiléké demeure surtout la rédaction de le Coutumier Bamiléké, un des premiers précis sur les cultures et la civilisation Bamiléké. En outre, l’administration coloniale de la région Bamiléké allait au travers du Foyer Culturel Bamiléké rassembler les chefs traditionnels à Dschang en 1956, pour consigner par écrit ce qui pour eux résumait la culture bamiléké, et dresser une charte sociale qui allait régir le fonctionnement des chefferies et des villages Bamiléké. Ce document traite des réalités quotidiennes de la vie au village. Ce sont entre autres le droit de succession, les problèmes de la dot, la liberté religieuse, le veuvage, des problèmes fonciers, la nécessité d’envoyer les enfants des deux sexes à l’école . Lors des rencontres du Coutumier Bamiléké, Jean Keutcha assurait le secrétariat des séances. Ainsi, il n’est pas l’auteur exclusif de cet ouvrage comme sa famille tend parfois à le faire passer. En 1955, il assura à Bana les mêmes fonctions de secrétariat lors d’une assise qui rédigea une pétition à l’intention de la troisième mission de visite de l’O.N.U. au Cameroun . Il a également occupé les fonctions de secrétaire de ces assises, il avait été élu à ce poste . En 1990, le président de la République Paul Biya le nomma Ambassadeur itinérant à la présidence de la République. C’est à cette fonction qu’il fut porté en terre le 28 avril 2012 à Bagangté, en présence de nombreuses autorités.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article224981, notice KEUTCHA Jean par Edmond Ngagoum, version mise en ligne le 27 mars 2020, dernière modification le 28 janvier 2021.

Par Edmond Ngagoum

ŒUVRE : Keutcha J., Un pays, des hommes, un continent, Noirel, Presses du Management 1991

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