Herstal (pr. et arr. Liège), 11 avril 1840 − Bruxelles (pr. Brabant, arr. Bruxelles : aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale), 19 avril 1913. Avocat, défenseur d’ouvriers, militants ouvriers et politiques, membre de l’Association internationale des travailleurs, franc-maçon, fondateur du journal La Réforme, député libéral progressiste de Bruxelles, conseiller communal de Bruxelles, ministre d’État, figure marquante de la vie politique belge.
Le biographe de Paul Janson, son beau-fils, chimiste, Léon Delange-Janson, nous a légué une chronographie de 1.130 pages. La notice ci-dessous se contente de relater plus spécifiquement la relation de Janson au mouvement ouvrier.
Fils d’Émile Janson, devenu employé aux finances après avoir entrepris des études de droit, abandonnées pour suivre son ami Charles Rogier à Bruxelles, lors de l’insurrection « belge » contre le régime hollandais, et de Pauline Dery, rentière, Paul Janson a quatre frères et une sœur aînée. C’est donc une famille bourgeoise mais au statut précaire. Ayant gagné Bruxelles, elle cherche des rentrées complémentaires, loue un quartier ; la mère reprend une école pour jeunes filles. La famille pratique l’auto-éducation : Paul instruit ses jeunes frères. Il est engagé comme précepteur de Fernand Defuisseaux* à Baudour (aujourd’hui commune de Saint-Ghislain, pr. Hainaut, arr. Mons). Il s’y lie avec le frère de Fernand, Léon Defuisseaux* (il a dix-sept ans). Ce dernier sera témoin à son mariage.
Paul Janson est étudiant boursier à l’Université libre de Bruxelles - ULB (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale). Il obtient un doctorat (licence) en philosophie en 1859 puis en droit en 1862, avec la plus grande distinction, en même temps que son frère, Georges, et son ami Defuisseaux. Son ami, Eugène Robert, l’a précédé de deux ans. Pour la petite histoire, il a renoncé à sa bourse quand celle-ci a été refusée à son frère (pas deux boursiers dans la même famille). Pendant ses études, il sympathisé avec le professeur Maynz, qui, un moment, a logé Karl Marx lors de son exil bruxellois. Il visite Paris, séjourne à Londres où il rencontre Louis Blanc. Plus tard, à plusieurs reprises, comme élève libre à l’ULB, il suit des cours de sciences naturelles qui le passionnent.
Avocat stagiaire, Paul Janson signe, avec Léon Defuisseaux, un mémoire en défense de deux accusés de crimes, devenus célèbres dans le mouvement flamand, Coecke et Goethals, qui sont les derniers exécutés en temps de paix en Belgique. La même année, il s’inscrit au barreau de Bruxelles, il a vingt-deux ans. Il exerce au cabinet de Jules Lejeune, futur ministre de la Justice, avec qui il reste très lié. En 1864, avec Eugène Robert, il obtient brillamment aux Assises l’acquittement du prévenu De Buck dans une affaire qui se révèle être une captation d’héritage par l’ordre des Jésuites. À la sortie du palais, la foule lui fait un triomphe aux cris de « Vive Janson ». Ce sera la première fois, mais pas la dernière, première étape d’une grande carrière d’avocat.
En 1867, Paul Janson est qualifié de « socialiste » lorsqu’il devient secrétaire de l’Union des anciens étudiants de l’ULB, avec Gustave Jottrand pour président, après avoir renversé le comité « modéré ». Au 2e Congrès international des étudiants à Bruxelles en avril 1867, il défend, à ce titre, la gratuité de l’enseignement supérieur pour le démocratiser, l’édition de syllabi des cours et la participation des anciens étudiants à la nomination des professeurs. En 1868, il obtient, avec Léon Defuisseaux, aux Assises l’acquittement du journal satirique Le Grelot, accusé d’offense à un souverain étranger. Lors de l’été 1868, dans la vallée de la Loire, il « a dévoré » les trois volumes des Contradictions économiques de Pierre-Joseph Proudhon que ses amis, Hector Denis et Guillaume De Greef, lui ont conseillé. Au mois d’août 1868, il défend aux assises de Mons, avec Eugène Robert, Pierre Splingard, Guillaume De Greef et d’autres, vingt-deux accusés dont six femmes, de tentatives de meurtre, de rébellion contre les forces de l’ordre, lors de la fusillade de l’Épine à Montignies-sur-Sambre (aujourd’hui commune et arr. Charleroi, pr. Hainaut), ayant pour cadre une grève contre les diminutions de salaire, qui fait dix morts dont deux femmes. Janson plaide le droit des ouvriers à protester contre les conditions inhumaines qui leur sont imposées. Le 17 septembre, ils obtiennent l’acquittement général. Mons fait la fête aux défenseurs. À Bruxelles, l’Association internationale des travailleurs (AIT), qui les a commandités, organise un accueil enthousiaste aux héros du jour. Paul Janson et Eugène Robert deviennent membre de l’AIT à cette occasion. En 1870, Janson obtient l’acquittement d’Armand Mandel dans l’affaire Langrand-Dumonceau.
Paul Janson est devenu un avocat vedette et plaide dans des procès médiatiques. Il est bâtonnier en 1878 et président de l’Association des avocats de Belgique en 1901. Il figure en bonne place sur « L’Hydre du socialisme en Belgique », caricature parue dans La Bombe en juin 1879.
Dès 1863 pourtant, Paul Janson participe à la création, avec son frère Georges, Adolphe Demeur, …, du Meeting libéral à La Louve sur la Grand’Place de Bruxelles, en opposition aux libéraux « doctrinaires » qui tiennent le parti et l’Hôtel de Ville. Il prononce à la réunion initiale du 22 mai un discours où éclate son éloquence, salué dans la presse. C’est la naissance du « libéralisme progressiste antiministériel », opposé à la droite libérale, qui, pendant quarante ans, minera l’unité du Parti libéral sans parvenir pour autant à s’associer durablement avec l’extrême gauche « socialiste » qui s’affirme au même moment.
Paul Janson se prononce d’emblée pour le suffrage universel, l’obligation scolaire, le service militaire personnel et la législation sociale. Il fait partie, avec des anciens de l’athénée, de l’université, Charles Graux, Xavier Olin, Edmond Picard, Eugène Robert, Pierre Splingard, du cercle Les Rabougris – plusieurs d’entre eux seront parlementaires, ministres –. Ils créent le 12 mars 1865 un hebdomadaire, La Liberté, pour défendre leurs convictions mais rapidement, le groupe se divise après le Congrès international des étudiants du 29 octobre au 1er novembre à Liège et surtout du meeting de Bruxelles du 3 novembre où l’extrême gauche tient des propos qui suscitent l’indignation. Partisans de la libre expression, Janson et Robert se replient alors sur Le Libre examen, journal rationaliste, qui fusionne en février 1868 avec une nouvelle Liberté après la cessation de la première mouture le 30 juin 1867. Sous la houlette de Denis, De Greef et Arnould, amis proches, l’hebdomadaire prend une tournure « socialiste proudhonienne » qui conduit le journal devenu quotidien pour la circonstance à soutenir la Commune de Paris, avant de disparaître en 1874, après évaporation des économies des rédacteurs et bailleurs de fonds.
Au début 1867, Paul Janson et les radicaux créent une « Ligue du Peuple » en faveur du suffrage universel (SU). En 1868, intervient le procès relaté plus haut et son adhésion à l’AIT. Il accepte en 1869 une candidature sur la liste de l’Association libérale aux élections communales si ses opinions « républicaine et socialiste ne sont pas un obstacle ». Il obtient un nombre de voix non négligeable. Janson participe aux cours mis sur pied par la Chambre du travail en 1874-1875. Il y donne une leçon sur « la solidarité », il y défend le programme social nécessaire à la vie de la nation.
En 1893-1894, Janson prend fait et cause pour les étudiants sanctionnés par le conseil d’administration (CA) de l’ULB, à la suite de l’affaire Reclus, et défend le recteur Hector Denis, son ami, qui démissionne en signe de refus de l’attitude du CA. Il préside le comité qui, constatant l’incapacité de l’ULB de procéder à une réforme en profondeur, non seulement de son mode de fonctionnement, mais aussi de ses méthodes et objectifs pédagogiques, et crée l’Université nouvelle de Bruxelles, basée sur l’émergence des sciences sociales et sur l’interdisciplinarité. Janson y est professeur de droit civil.
En mai 1877, Paul Janson devient député de l’arrondissement de Bruxelles, à la suite d’une élection partielle contre un libéral modéré. Charles Woeste, chef du parti catholique – il le sera pendant plus de quarante ans –, l’attaque personnellement et longuement, évoquant son jeune passé, prouvant ainsi d’emblée la place qu’il a conquise sur la scène politique. Janson réplique : « ... J’appartiens à l’école socialiste positive, à celle qui s’éclaire par la science et qui propage ses doctrines par la liberté, rien que par la liberté. J’ai dit que je crois à l’existence d’une question sociale et à la nécessité d’un accord entre tous les citoyens pour la discuter, l’examiner, et la résoudre par tous les moyens que fournit la liberté sans recourir à la violence ». Il dénonce à l’occasion vivement le régime censitaire qu’il ne cessera de combattre toute sa vie. Le combat anticlérical occupe une bonne partie de ses interventions, ou plus précisément se retrouve régulièrement dans la plupart de ses interventions.
Janson est réélu aux élections de 1878 sur une liste d’unité libérale contre la « menace ultramontaine », pierre angulaire du succès libéral dans le pays et de la formation du gouvernement libéral dirigé par Frère-Orban, le principal adversaire de Janson au sein du parti. En 1879, il demande que les ouvriers mineurs puissent participer à la gestion de leurs caisses de prévoyance (organisées depuis 1840). Il reprend là des revendications de l’AIT, puis des nouvelles organisations socialistes. À l’époque, un jeune étudiant en droit de dix-sept ans, Jules Destrée*, cherche à l’entendre parler avec passion : « Ah cette face de force et de résolution, ces yeux de feu sous les sourcils, ces cheveux en arrière, cet aspect léonin et surtout cette voix, cette voix formidable. Avec lui, quels coups d’ailes éperdus, quelle ampleur tout à coup ; comme on était transporté vers les cimes, vibrant d’intenses émotions… ». À l’occasion de plusieurs procès, de conférences, de meetings, de discours parlementaires, il est acclamé par la foule.
Le 6 mai 1882, Paul Janson crée avec César De Paepe, Pierre Splingard, Jules Destrée, une Ligue nationale de la réforme électorale. Ces organisations éphémères témoignent du bouillonnement extraordinaire de cette époque où progressistes et socialistes se « marquent à la culotte » pour prendre la direction du mouvement de contestation de l’ordre établi. En 1884, Frère-Orban, pour calmer sa gauche, est obligé d’accorder l’élargissement du corps électoral communal dans un sens « capacitaire », en raison du diplôme, de la fonction exercée, ou de la réussite d’un examen. Cela ne suffit pas pour empêcher la défaite cuisante du Parti libéral aux élections de 1884, victime du conflit scolaire et de son irréductible division à Bruxelles. Puis il y a la création du Parti ouvrier belge (POB) en 1885, qui en raison d’une importante tendance « ouvriériste » hésite à accueillir des bourgeois, même si l’interdiction envisagée n’est pas retenue, et surtout les sanglants événements de mars 1886. La répression militaire, mais aussi judiciaire, est terrible, mais la Justice hésite à poursuivre ceux qu’elle considère comme responsables des événements. Le procureur général de Bruxelles (le plus important du pays) craint dans un rapport au ministre le 27 mars, l’acquittement qui « venant à la suite d’une pareille poursuite serait en ce moment un véritable désastre…l’agitation que le parti radical ne manquerait pas de créer autour de ce procès : des plaidoiries éloquentes et particulièrement passionnées des avocats distingués que ce parti compte en son sein. » Janson et ses amis sont parfaitement décrits. Cette pudeur ne résiste pas au terrible bilan et les « meneurs » sont trainés devant les tribunaux. Janson et Arnould ne peuvent éviter la condamnation d’Edouard Anseele à six mois de prison pour avoir traité le roi de « volksmoordenaar » (assassin du peuple). Le même jour, Alfred Defuisseaux est condamné à deux fois six mois de prison. Janson, qui a été son défenseur dans les affaires ayant trait à la radiation de Defuisseaux de l’ordre des avocats, présente un mémoire en défense du condamné qui conduit le Conseil général du POB à déclarer l’innocence de ce dernier « victime des vengeances bourgeoises ».
Dans la foulée, le POB, nouvellement créé, se scinde, en raison de la volonté de Defuisseaux de radicaliser la lutte en faveur du SU. Les cartes sont rebattues. Janson et ses amis, qui ont créé La Réforme en 1884, appellent à la formation d’un « parti progressiste ». Le premier congrès se tient en mai 1887 à Bruxelles avec 480 délégués ; il sera suivi par deux autres, en 1890 et 1894. Sans remettre en cause la légitimité du POB, l’objectif est de représenter l’opposition démocratique et sociale à la majorité du Parti libéral et surtout au pouvoir catholique. Plusieurs socialistes, dont De Paepe, participent activement au congrès pour l’observer, le radicaliser, voire unifier les forces (le POB a alors pratiquement disparu de Wallonie). Le programme démocratique est réaffirmé avec vigueur : instruction obligatoire laïque, service personnel, nécessité de la réforme du suffrage. La majorité se prononce pour le « Savoir lire et écrire », défendu par Janson. La victoire catholique de 1884 – il n’est pas réélu – l’a convaincu qu’il faut réserver le vote à la population « éclairée » pour parvenir à marginaliser le Parti catholique.
Deux ans plus tard, Paul Janson contribue à la réunification des forces ouvrières autour de la lutte pour le SU pur et simple. En effet, c’est lui qui, à la tête d’une pléiade d’avocats, obtient l’acquittement des inculpés du « Grand complot » en mai 1887, aux Assises de Mons (pr. Hainaut, arr. Mons). Il découvre et démonte l’intervention provocatrice de personnes rémunérées par la Sûreté de l’État lors des grèves de mai 1887 et de décembre 1888, soutenues par le Parti socialiste républicain des frères Defuisseaux. Partie civile contre « l’infâme » Pourbaix, le plus influent de ces provocateurs, il obtient sa condamnation. Janson est à nouveau acclamé et son élection triomphale, lors d’une partielle à Bruxelles le 3 juin 1889, ébranle le pouvoir mais ne le défait pas. L’opposition est divisée, le Parti libéral n’existe plus. Le POB se réunifie. Paul Janson triomphe personnellement mais échoue politiquement à incarner seul cette opposition. Cela ne l’empêche pas de lancer toutes ses forces pour la dissolution des Chambres et la révision de l’article 47 de la Constitution (1890-1893). Il finit par se rallier au SU pur et simple en janvier 1891. « Messieurs, permettez-moi d’introduire auprès de vous mon client : c’est le Peuple ! J’en suis l’avocat d’office, car quelles que soient mes tendances démocratiques et mon dévouement à ses intérêts, il ne m’a pas donné mandat de le représenter dans cette enceinte, (mais je peux … présenter ici la défense du grand absent : le peuple belge … Messieurs, le peuple ne veut dominer, tyranniser personne. Le peuple demande sa part de royauté. Il l’aura ! » (Discours à la Chambre, 30 avril 1891). Mais il ne peut compter pour arriver à ses fins que sur les pressions de la rue organisées par le POB, dont il récuse à l’avance les éventuelles violences. Dans une note personnelle (son testament), il écrit : « La révision est décidée…On n’échappera à la révolution et à l’annexion que par le SU … Il rentrera par la force dans le droit et il fera bien. Le SU établi, il faudra aborder la question sociale ».
Paul Janson est réélu député sur une liste d’alliance libérale aux élections constituantes de juin 1892. Le jour de la rentrée des Chambres, Léopold II est accueilli aux cris de « Vive le SU » de l’extrême gauche autour de Janson et dans les tribunes. Au sein de la commission ad hoc, sa proposition de SU pur et simple à 21 ans est repoussée par 17 voix contre 4, en plénière par 115 voix contre 28 radicaux incapables donc de s’opposer à une majorité conservatrice des deux tiers (catholiques et libéraux conservateurs), mais les catholiques seuls n’ont pas cette majorité qualifiée. Devant les atermoiements de la Chambre, le POB appelle à la grève générale le 11 avril 1893. Elle prend d’emblée une ampleur imposante. Malgré les appels des radicaux à renoncer à la grève et à maintenir le calme, les événements graves se succèdent : fusillades de Jolimont (aujourd’hui commune et arr. La Louvière, pr. Hainaut), Mons, Borgerhout (district d’Anvers-Antwerpen, pr. et arr. Anvers). Le 17 avril, jour du massacre de Mons, une délégation du Conseil général du POB se rend au domicile privé de Janson pour l’implorer de s’appuyer sur la grève pour arracher le SU. Janson refuse, il ne lui est pas possible d’être solidaire « du mouvement sans se mettre à sa tête, que c’était là faire œuvre révolutionnaire ». Par ailleurs, lui et ses amis ont pris des engagements au Parlement, et sur un plan personnel, il a dû accueillir deux orphelins, issus de l’union de sa belle-sœur avec Gustave Fuss, tous deux récemment décédés (selon Louis Bertrand, présent à l’entrevue). La délégation finit par accepter d’arrêter la grève si le SU est voté. Le Vooruit (En avant) de Gand (Gent, pr. Flandre orientale, arr. Gand) écrit : « Grâce à nous, la bataille a été à moitié gagnée, grâce à La Réforme, elle a été à moitié perdue ». L’alliance des réformateurs et des modérés de droite et de gauche ouvre la voie au SU masculin à 25 ans, mais tempéré par le vote plural, proposé par Albert Nyssens, député catholique de Louvain (Leuven, aujourd’hui pr. Brabant flamand, arr. Louvain), futur ministre de l’Industrie et du Travail. Ce dernier est actif depuis vingt ans dans un cercle d’économie sociale leplaysien, conservateur mais réformiste, qui étudie les questions sociales afin d’éviter la « révolution ». Une sorte de « contre-réforme sociale », dont le vote plural, parfaitement réfléchi, est un exemple parfait qui permet le maintien de la majorité catholique arcboutée sur les Flandres cléricales, pourtant parfois minoritaire en voix dans le pays, jusqu’à la guerre. Dans l’arrondissement de Bruxelles qui comprend les cantons ruraux flamands de Hal-Vilvorde (aujourd’hui pr. Brabant flamand, arr. Hal-Vilvorde), les doubles votes se montent à 68 % des électeurs dans ces derniers contre 43 % dans le canton de Bruxelles. Paul Janson est grugé puisque la réforme est inscrite dans la Constitution. L’affirmation du SU a entraîné son appui à la proposition Nyssens et ne sert à rien dans la modification du rapport de force politique.
Lors des élections de 1894, Janson figure sur la liste libérale unie qui est battue. Émile Féron, confrère et ami de Janson, éditorialiste de La Réforme, a servi d’intermédiaire dans la négociation. Il a eu la maladresse de dire qu’une fois le compromis voté, il ne serait plus question de « révision ». Cette déclaration personnelle, imprudente, est constamment rappelée par la droite. Le POB ne l’a jamais avalisée, ni publiquement, ni en privé.
Après les résultats de 1894, Paul Janson ne se sent pas du tout lié par ce propos. Il souligne qu’il n’a « jamais donné cette assurance » et que, de surcroît, la majorité n’a de cesse d’aggraver les effets du vote plural. Il faut remettre le travail sur le métier. Janson est un très grand orateur parlementaire, mais il n’a pas de service d’études. Il est favorable à la représentation proportionnelle depuis longtemps. Après avoir combattu avec succès un projet gouvernemental outrageusement favorable au Parti catholique, un accord est trouvé : c’est un projet plus équilibré de représentation proportionnelle, basé sur le système D’Hondt, dit de la plus forte moyenne, qui permet une représentation plus équilibrée, mais favorise le parti dominant. Janson et les progressistes votent la réforme refusée par la droite du Parti catholique. La représentation proportionnelle (RP), adoptée en 1899, sauve le Parti libéral de la disparition qui semble inéluctable, mais renforce la position dominante du Parti catholique lors des élections de 1900.
La réforme permet à Janson de retrouver son siège de député de Bruxelles, après avoir siégé comme sénateur provincial de Liège dans l’intervalle.
En décembre 1900, les deux fractions libérales se réunissent autour d’un programme de réformes y compris le SU. Un groupe parlementaire de « la Gauche libérale, du SU et de la RP » en appelle à l’union entre « bourgeois et ouvriers, démocratie libérale et démocratie socialiste ». En janvier 1902, un manifeste commun des deux groupes parlementaires lance la campagne en faveur de la révision du suffrage sur la base d’un accord politique prévoyant le SU, la représentation proportionnelle, l’enseignement obligatoire, le service personnel et l’absence de vote des femmes, pourtant prévu par le programme du POB, mais repoussé par lui en attendant des circonstances plus favorables. Un denier de la lutte en faveur du SU est lancé, alimenté par les deux groupes parlementaires de la Chambre et du Sénat, Les Amis philanthropes… Paul Janson, Émile Vandervelde* présentent des propositions de révision de la loi électorale communale et provinciale, de révision de la Constitution, rejetées en bloc par la majorité catholique. La nouvelle grève générale déclenchée par le POB en 1902 pour arracher une nouvelle révision constitutionnelle est accompagnée d’entrée de jeu, avant même la grève, par des incidents graves, sanglants parfois, dans diverse régions. Devant l’intransigeance de la majorité catholique, Paul Janson, mandaté par le parti progressiste, demande aux dirigeants socialistes d’arrêter la grève. Il a pourtant obtenu du Parti libéral, enfin, son accord en faveur du SU. Mais pour les libéraux modérés, il n’est pas question d’admettre le désordre et les violences.
Dix années sont nécessaires pour former un cartel libéral-socialiste, auquel Paul Janson travaille désormais activement, tant dans les pouvoirs locaux qu’au législatif. Il est à même de l’emporter non seulement en voix, mais en sièges. Le succès semble à portée de main, la majorité catholique se réduisant lors de chaque élection. Mais énorme désillusion, c’est l’inverse qui se produit en 1912. Les libéraux les plus conservateurs n’acceptent pas l’alliance avec les « collectivistes révolutionnaires ». Le redressement économique de la Flandre après les crises terribles du milieu du XIXe siècle, le développement économique dans le nord du pays et donc la diminution des migrations de Flamands vers la Wallonie et la France principalement, renforcent le poids relatif de la Flandre catholique au sein du Parlement, après les recensements de 1900 et de 1910 (adaptation du nombre de siège à l’évolution de la population). Trois facteurs, en dehors du débat politique, expliquent le maintien de la majorité catholique : suffrage plural, représentation proportionnelle et augmentation du nombre de sièges à pourvoir plus importante dans les arrondissements flamands.
Paul Janson est présent sur de nombreux terrains. En 1901, il signe, avec E. Vandervelde et H. Denis, une proposition de loi favorable à l’entrée des femmes au barreau. « Aucune loi ne l’interdit », même si, à titre personnel, il le leur déconseille. Il intervient en 1903 dans le débat sur les accidents de travail et y plaide pour l’assurance obligatoire. Il soutient la proposition Denis-Vandervelde sur la recherche en paternité et défend en 1905 le droit des enfants adultérins et nés de l’inceste. Concernant les nouvelles mines du Limbourg, il défend la « domanialité », préférée à la « nationalisation », prônée par Hector Denis, mais, même dans l’hypothèse « concessionnaire », l’État a le droit d’imposer certaines conditions concernant le temps de travail, la pension minimale pour les mineurs, la répartition des bénéfices, l’obligation des Conseils de conciliation et d’arbitrage (1906). Favorable à la colonisation, il vote en 1908 contre la reprise du Congo, en l’absence d’informations complète sur les finances et l’économie au Congo et préférant une solution internationale dans la gestion de ce vaste territoire. En 1909, il œuvre en faveur du service personnel qui intervient sous la forme du service d’un fils par famille ; c’est la fin de « l’inique tirage au sort » qu’il dénonce depuis quarante ans.
La dernière intervention de Paul Janson au Parlement a lieu, en deux fois, étant donné son état de faiblesse, le 6 février 1912, à l’occasion de la grève des mineurs borains. Ceux-ci s’opposent au paiement des salaires par quinzaine, au lieu de la huitaine traditionnelle depuis des siècles. Les employeurs justifient cette décision par la mise en œuvre de la loi sur les pensions des mineurs du 5 juin 1911 et surtout de la hausse des coûts administratifs qu’elle entraine. Janson explique, après avoir proposé l’arbitrage et un moyen de régler le conflit, : « Car, enfin, la situation n’est pas égale : le patron, qui ne veut pas céder, n’est pas, lui, privé de son pain quotidien, sa femme, ses enfants ne sont pas dans la misère ; ils ne souffrent pas du froid intense qui sévit ces jours-ci (…). La résistance des patrons est incompréhensible, elle doit être vaincue ». La semaine suivante, le ministre de l’Industrie et du Travail, le catholique Armand Hubert, dépose un projet de loi, avenant à la loi de 1911, permettant à l’employeur de prélever sur le salaire une fois par mois la retenue pour la caisse de pension. On ne comprend pas aujourd’hui, pourquoi il a fallu six semaines de grève pour en arriver là.
Sur le plan politique, Janson est également conseiller communal libéral à Bruxelles de 1884 à 1888.
Paul Janson collabore depuis longtemps à des organes de presse : La Tribune du Peuple (1861-1862), La Liberté (1863-1865, 1867-1873), Le Libre examen (1865-1867), la libérale La Revue trimestrielle, La Réforme (1884-1899), Le Ralliement (1903- 1913) dont il est l’un des fondateurs avec ses amis, eux-mêmes à l’origine de La Réforme qu’ils ont quittée en 1899. Il contribue également, à l’initiative de Georges Lorand, à la fondation de L’Aurore, journal créé par Ernest Vaughan et dirigé par Georges Clémenceau à Paris.
Initié à la loge, Les Vrais amis de l’union et du progrès réunis, en 1878, Paul Janson en est le Vénérable maître de 1888 à 1891. Il y plaide en faveur de la participation du Grand-Orient à la campagne en faveur du service personnel et la réduction du service militaire qu’il permettrait. Il préside la commission maçonnique de réforme universitaire lors de l’affaire Dwelshauvers à l’ULB, avant d’intervenir dans l’affaire Reclus. Il est membre de la Libre académie Picard, inaugurée en 1902.
Paul Janson participe une dernière fois à la lutte en faveur du suffrage universel en expirant au début de la grève générale en faveur du SU d’avril 1913. Pour éviter le retour de troubles semblables à ceux de 1902, le POB décide, après une énième grève en faveur du SU, de n’organiser aucune manifestation extérieure. Il parie sur un arrêt généralisé de travail qui impressionne l’opinion publique. Les funérailles de Janson constituent pendant la grève, l’unique manifestation de masse, silencieuse mais symbolique, implicitement favorable au SU, autour de son cercueil. Une foule immense, 100.000 personnes selon son biographe, mêlant « chapeaux et casquettes », accompagne le convoi de son domicile à la gare du Midi où sa dépouille prend le train de Paris afin d’être incinérée au père Lachaise. Les mineurs borains font une haie d’honneur sur le trajet entre Mons et la frontière française pour rendre un dernier hommage à celui qui a consacré sa vie politique à la démocratisation du suffrage à partir de 1870, puis au suffrage universel à partir de 1890, à la création d’une véritable législation sociale. C’est dans ce dernier sens que Janson s’est dit « socialiste » depuis 1870, déclaration confirmée régulièrement à la Chambre face à ses détracteurs. Face à Charles Woeste, Janson est, au cours de ses divers mandats parlementaires, le porte–parole écouté, redouté du libéralisme progressiste. Orateur d’exception, il plaide devant l’assemblée parlementaire comme devant les Assises, fort de son argumentation et de sa capacité à susciter l’émotion. La méthode est manifestement plus efficace en face d’un jury que face à ses adversaires politiques. L’opinion publique adverse ne l’écoute pas, ne le lit pas.
Paul Janson est député de Bruxelles de 1877 à 1884, de 1889 à 1894 et de 1900 à 1913, et sénateur provincial de Liège de 1894 à 1900, soit plus de trente années de présence dans les institutions politiques. Il est fait ministre d’État le 14 août 1912. « Ils n’ont plus peur de moi, je dois être bien malade », commente-t-il. Louis Derie, Victor Marchal, auteurs des notices du Sénat belge en 1894-1898, écrivent : « On a dit que M. Janson était un tribun ; cela est absolument vrai. Il a le talent d’empoigner les masses, de bousculer les idées et les hommes ; pour cela rien ne lui manque : sa parole d’abord simple et calme, grossit peu à peu, s’enfle, gronde, se déchaine en un véritable ouragan… »
Janson est toujours resté fidèle au Parti libéral, dont il tente, pendant un demi-siècle, d’obtenir le respect du volet social de son programme fondateur de 1846, son anticléricalisme viscéral justifiant cette fidélité. « C’est parce que (les principes essentiels de la Constitution) consacrent la souveraineté de la Nation, que j’appartiens au Parti libéral, dont le programme en reconnaissant la liberté de l’Église, s’oppose à ce qu’elle empiète sur la souveraineté de l’État, à ce parti largement tolérant et inébranlablement attaché à la liberté de conscience, que nous a conquise la Révolution. Cette souveraineté n’implique-t-elle pas nécessairement la participation égale de tous les citoyens au droit de suffrage ? La Constitution ne proclame-t-elle pas que tous les citoyens sont égaux devant la loi ? ... Ce qui inspire ma politique et lui donne tant d’échos dans le pays, c’est d’arriver légalement à supprimer l’effrayant contraste entre la misère et le luxe sans bornes, ce contraste qui est le plus grand ennemi de la paix sociale. » Et d’énumérer les réformes à envisager, rendues possibles par le SU pur et simple, à tous les degrés (Discours au Sénat du 6 décembre 1899, cité dans DELANGE-JANSON L., Paul Janson (1840-1913), sa vie généreuse, son époque, Bruxelles, Centre Paul Hymans, p. 104). On peut reprocher à Janson ses changements de position. Sur la question du suffrage universel (SU), par exemple, il le défend successivement pur et simple, conditionné par la capacité (le savoir lire et écrire), il accepte le SU plural, à nouveau le SU pur et simple à 25 ans, puis à 21 ans. Incontestablement, en homme politique avisé, il recherche les alliances, les opportunités à gauche, à droite. Il contribue à entraîner le Parti libéral principalement vers le suffrage universel et tardivement vers la reconnaissance d’une question sociale que la liberté seule ne permet pas de résoudre (après la guerre). La génération suivante de libéraux progressistes est, elle, passée au POB, comme elle est passée à « l’Art nouveau » et à « l’Art moderne », tandis que Janson reste fondamentalement « classique ». Quand dans les années 1990, Jean Gol, président du Parti réformateur libéral (PRL), veut lui redonner une tonalité sociale, il se réfère à Janson, mais en se trompant de génération. Il parle alors dans le grand auditoire de l’ULB qui porte le nom de Paul-Émile Janson, fils de Paul, confondant ainsi le fils et le père. Mais il s’agit d’un bel hommage à Paul Janson.
Époux d’Anna Amoré depuis le 5 août 1871, Paul Janson en a cinq filles et un fils. Avant son mariage, sur recommandation de Janson, Anna Amoré travaille aux cours d’éducation d’Isabelle Gatti de Gammond*. Il est aussi le beau-frère de Gustave Fuss, libéral progressiste, échevin à Schaerbeek, – Janson élèvera les enfants au décès de celui-ci et de son épouse –, de Louis Huysmans, député libéral de Bruxelles, beau-père de Paul Spaak, avocat, frère de Georges Janson, avocat, lui aussi libéral progressiste, tous deux collaborateurs de son cabinet. Il est aussi à l’origine de la plus étonnante et importante dynastie politique du pays. Son fils Paul-Émile (1872-1944), député, ministre et premier ministre libéral, meurt en déportation au camp de Buchenwald (Thuringe, Allemagne). Sa fille, Marie (1873-1960), épouse Paul Spaak (1871-1936) ; elle est la première sénatrice (cooptée par le POB). Son petit-fils, Paul-Henri Spaak (1899-1972) est député, ministre et Premier ministre socialiste, secrétaire général de l’OTAN de 1957 à 1961. Son arrière-petite-fille, Antoinette Spaak (1928-2020), sera députée et la première femme, présidente d’un parti politique, le Front démocratique francophone (FDF).
Jean-Luc De Paepe livre une complète et très belle notice « Janson Paul », avec une bibliographie, le tout publié dans la Biographie nationale en 1978.
SOURCES : DERIE L., MARCHAL V., Le Sénat belge en 1894-1898 Bruxelles, 1897 (Galerie Nationale, 2) − Paul Janson, discours parlementaires, 2 vol., Bruxelles, 1905 − BERTRAND L., Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, 2 t., Bruxelles, 1907 − DELANGE-JANSON L., Paul Janson (1840-1913), sa vie généreuse, son époque, Bruxelles Centre Paul Hymans, 1962 − DE PAEPE J.-L., « Janson Paul », dans Biographie nationale, vol. XL, Bruxelles, 1977-1978, col. 476-531 − « Janson Paul », dans DELFOSSE P. (dir.), Dictionnaire historique de de la laïcité en Belgique, Bruxelles, 2005.