BRUGGEMAN Leo.

Par Jean Neuville

Evergem (pr. Flandre orientale, arr. Gand-Gent), 1er novembre 1836 – 23 janvier 1911. Ouvrier textile, cofondateur de la Broederlijke maatschappij der wevers de Gand.

Leo Bruggeman est le second d’une famille de onze enfants. Son père est ouvrier agricole l’été et tisserand à domicile l’hiver. Sa mère est fileuse à domicile. Dès l’âge de sept ans, Bruggeman travaille comme apprenti à la filature Voortman à Gand, où son père est occupé. En 1846, pressée par la misère, la famille quitte Evergem pour le quartier du Muide à Gand, refuge du paupérisme. Trois ans plus tard, le père de Leo Bruggeman meurt d’épuisement. À treize ans, il devient le gagne-pain de ses huit frères et sœurs encore en vie. Sa mère travaille en fabrique jusqu’à ce que, épuisée à son tour, elle recourt à la société de Saint-Vincent de Paul pour subvenir aux besoins de la famille.

Illettré, Leo Bruggeman participe, à l’âge de vingt ans, à la fondation de la Broederlijke maatschappij der wevers van Gent (Association fraternelle des tisserands de Gand) dont le règlement date du 4 mars 1857. Jan De Ridder* en est le président et Bruggeman membre du comité. L’association est créée à la suite d’un meeting s’opposant au libre-échange, organisé par les employeurs du textile gantois qui souhaitent avoir l’appui de leurs ouvriers afin de défendre le protectionnisme. Au cours de cette manifestation, un employeur, Hooreman, fait allusion aux trades-unions britanniques. C’est sur base de ce modèle d’organisation neutre que Bruggeman et ses amis tisserands conçoivent leur association : elle regroupe les tisserands sans distinction d’opinion politique tout en respectant l’autorité publique, sans distinction d’opinion religieuse tout en respectant les sentiments religieux qui sont alors le fait de la majorité. C’est en quelque sorte une reconnaissance de l’ordre établi.
En 1859, l’Association des tisserands forme, avec celle des fileurs et celle des métallurgistes, une fédération, Het Werkverbond (ligue du travail). Du 3 juin 1860 au 12 avril 1862, cette dernière publie un périodique du même nom, Het Werkverbond, qui a pour devise « Voor vaderland en wet en God » (Pour la patrie, pour la loi et pour Dieu).

Cependant, dans le climat de lutte pour ou contre la laïcisation qui caractérise la société belge à l’époque, la position neutre se maintient avec difficulté dans les associations ouvrières. Si les disputes philosophicoreligieuses sont alors l’apanage de la bourgeoisie, le prosélytisme, s’efforce des deux côtés de garder ou de gagner à soi la masse ouvrière. C’est dans un Leesgezelschap (club de lecture), mis en route le 2 décembre 1860 par l’Association fraternelle des tisserands, que l’affrontement entre les deux tendances va avoir lieu. Le choix des livres y dépend du Comité de l’Association et, du coup, les ouvrages de tendance libérale sont souvent écartés. Un incident significatif intervient à propos d’une reliure de deux livres ensemble pour des raisons d’économie. L’un est un roman historique, l’autre un conte intitulé Twee goddeloozen (deux athées) qui défend les thèses libérales à propos du mariage civil et de l’enterrement civil. C’est le choix du titre devant apparaître sur le dos de la reliure qui pose problème : les « modérés » ne voulant pas que le second ouvrage soit répandu sous le couvert du premier.

À la suite de cet incident et de ceux qui lui succèdent, le club de lecture est scindé. Les dissidents créent De Vrijzinnige werkmansbibliotheek (La bibliothèque ouvrière de libre-pensée) mais restent membres des Broederlijke wevers. Cette situation est provisoire car, le 1er novembre 1865, une association ouvrière concurrente, la Weversmaatschappij Vooruit (l’Association des tisserands « En Avant »), présidée par Karel De Boos*, est fondée. Jan De Ridder*, président de la Broederlijke maatschappij der wevers, découragé, cède sa place à Jan Serranne*. Des études historiques montrent que les raisons sous-jacentes de ces oppositions idéologiques à propos de livres seraient probablement la priorité donnée par l’association Vooruit à la libre pensée ; la démocratie et le mouvement flamand n’intervenant qu’en second lieu dans ses préoccupations. Comme à Anvers où intervient en 1866 une scission sur des bases analogues, le Werkverbond gantois prend aussi la figure d’une coalition d’artisans flamingants, d’ouvriers, d’intellectuels progressistes et de catholiques contre le gouvernement conservateur-libéral d’alors. Le caractère démocrate flamand et émancipateur de la future Algemene bond van werklieden en burgers et des syndicats antisocialistes qui se considèrent comme les héritiers naturels des Broederlijke wevers, apporte une confirmation partielle de l’hypothèse esquissée ci-dessus.

Leo Bruggeman se retire de l’Association des tisserands fraternels à l’occasion d’une de ces disputes idéologiques en 1864. Il y revient pourtant en 1870, à la demande des « modérés », pour assurer la résistance à une tendance qui opère cette fois dans le domaine économico-social et qui s’est concrétisée en 1868 par la section gantoise de l’Association internationale des travailleurs (AIT). La Weversmaatschappij Vooruit adhère à cette section tandis qu’un mois plus tard, la Broederlijke weversmaatschappij modifie son règlement : les cérémonies religieuses antérieurement prévues sont remplacées par un bal. Le règlement du club de lecture est également modifié et il est décidé d’accepter tous les livres quel que soit leur contenu. Cette mesure ne parvient pas à établir l’accord entre les deux tendances car la section internationaliste épouse les options autonomistes qui ne placent d’espoir que dans la révolution à la préparation de laquelle tout doit être subordonné. Cette position ne peut qu’heurter de front la propension au respect de l’ordre établi qui caractérise la vieille association des tisserands. L’hostilité entre les deux tendances reste aigüe et lorsqu’en 1870, la section gantoise de l’AIT est reconstituée – après quelques mois de disparition – grâce à Karel De Boos, le Comité de la Broederlijke weversmaatschappij répond aux « attaques calomnieuses » du président de l’Association des tisserands Vooruit.

La stratégie de noyautage des associations ouvrières en vue de les intégrer en bloc à l’Internationale n’aboutit qu’après 1875. Cette année-là, l’association Vooruit propose de disparaître et à verser ses membres dans l’ancienne Broederlijke weversmaatchappij, ce qui est accepté. Deux ans plus tard, cette dernière s’affilie au Parti ouvrier socialiste tandis que l’ancien président de l’association Vooruit, De Wachter*, est nommé, à la place de Théophile Crevals*, à la tête de la Broederlijke weversmaaatchappij. Comme l’écrit Avanti, « le triomphe complet des « radicaux » était consacré » ;

C’est au moment de la « fusion » de 1875 que Leo Bruggeman quitte la Broederlijke weversmaatchappij. Crevals crée avec Van den Berghe, une Vrije kiezersbond (Union libre d’électeurs) pour permettre aux « modérés » de lutter contre les « radicaux » aux élections pour le Conseil de prud’hommes et le Conseil de l’industrie et du travail. Leo Bruggeman fait vraisemblablement partie de cette ligue électorale à laquelle adhère quelques années plus tard, en 1884, Gustave Eylenbosch*, ouvrier typographe. Ce dernier s’est opposé, au sein de la Gentsche boekdrukkersbond (Association gantoise des imprimeurs), à l’admission d’Edouard Anseele qui, avec Pol Dewitte, Edmond Van Beveren*, Jules De Bleye*, Pol Verbauwen*, marquent le passage au réformisme de type allemand. Cette orientation nouvelle, si elle rompt avec l’autonomisme des internationalistes gantois, n’en relance pas moins la stratégie d’investissement des associations ouvrières existantes. « Il est vrai », écrit Louis Bertrand dans La Sentinelle du 11 novembre 1883, « que la politique est bannie de leurs discussions, mais c’est une difficulté qu’il est facile d’abattre ». La Vrije kiezersbond se transforme, probablement au début de 1886, en une Algemene bond van werklieden en burgers (Ligue générale d’ouvriers et de bourgeois), anti-socialiste et partisan de l’émancipation flamande, de la législation sociale et du droit de vote pour les ouvriers industriels et les artisans. À la base de cette initiative, on trouve Herman Ronse, étudiant en pharmacie, flamingant et d’orientation sociale, et Gustave Eylenbosch*. Leo Bruggeman rejoint leurs rangs. Le journal De Lichtstraal, antisocialistich werkmansblad (Le rayon lumineux, gazette ouvrière antisocialiste), devient l’organe de la ligue.

Les tensions touchent aussi le secteur des mutualités. En novembre 1886, la Vrije bond der ziekenbeurzen (Fédération libre de mutualités) est créée et elle déclenche une offensive contre la Bond Moyson (Fédération Moyson) qui conduit à une lutte pour la conquête des membres.

En 1887, une scission frappe l’Algemene bond, avec le départ des petits bourgeois et des artisans les plus libéraux, sous la direction de Théophile Crevals (président) et Vandenberghe. Les petits bourgeois voient, dans le soutien enthousiaste du journal De Lichtstraal à la boulangerie coopérative Volksbelang (l’intérêt du peuple), une atteinte directe à leurs intérêts. Ils créent un mouvement indépendant, la Vrije burgersbond (union libre des bourgeois) et leur journal s’intitule De Kleine burger (Le petit bourgeois).
En 1888, l’Algemene bond élit un nouveau président, Eugeen De Guchtenaere, comptable et ancien instituteur, catholique convaincu. Malgré la scission de 1887, la ligue compte encore parmi ses membres, bon nombre d’ouvriers que l’on peut qualifier de libéraux et ne peut donc être qualifiée de catholique.

L’Algemene bond s’attache à la création d’associations professionnelles antisocialistes comme moyen d’émancipation des travailleurs industriels. C’est le cas de la Katoenbewerkersbond (Ligue des travailleurs du coton) de Gand, fondée le 18 décembre 1886, qui groupe fileurs et tisserands. Les réunions sont d’ailleurs présidées alternativement par Adolf Van Mossevelde*, ouvrier fileur, et par Leo Bruggeman, tisserand. Ce dernier en est le président en titre de la fin 1887 au 25 avril 1892.
La Katoenbewerkersbond connaît aussi quelques difficultés. Un débat animé à propos de l’éventuelle introduction des quatre métiers entraîne progressivement une véritable rupture entre la vieille génération, Leo Bruggeman en tête, qui ne désire pas travailler sur les quatre métiers, et la jeune génération, prête à la discussion et à la négociation avec les patrons. Même les interventions d’Arthur Verhaegen* ne peuvent concilier les deux parties. Bruggeman craint le rythme de travail exagéré et la montée du chômage comme conséquence d’une mécanisation toujours plus poussée. Il donne sa démission comme président, Maurits Van Lierde lui succède.

Leo Bruggeman, qui s’est marié vers 1860, a quatorze enfants dont un seul survivra : Pieter qui devient président du syndicat chrétien du textile à Gand. En 1905, presque aveugle, il quitte le travail.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article226419, notice BRUGGEMAN Leo. par Jean Neuville, version mise en ligne le 21 avril 2020, dernière modification le 21 avril 2020.

Par Jean Neuville

SOURCES : AVANTI, Een terugblik. Bijdrage tot de geschiedenis der gentsche arbeidersbeweging, 2e éd., Gent, 1930 – NEUVILLE J., Il y a cent ans naissait le syndicat des « Broederlijke Wevers », Bruxelles-Paris, 1957 (Études sociales, IX) – NEUVILLE J., Naissance et croissance du syndicalisme, t. 1 : L’origine des premiers syndicats, Bruxelles, 1979, p. 369-381 – GERARD E., WYNANTS P. (dir.), Histoire du Mouvement ouvrier chrétien en Belgique, 2 t., Leuven, 1994 (KADOC-Studies, 16).

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable