DOMENACH Jean-Marie [DOMENACH Jean, Marie, Gustave, dit]

Par Claude Liscia

Né le 13 février 1922 à Lyon IIe arr. (Rhône), mort le 5 juillet 1997 à Paris (XIVe arr.), inhumé à Saint-Beauzire (Haute-Loire) ; intellectuel catholique, résistant du maquis (AS) de Vabre (Tarn), directeur de la revue Esprit (1957-1976), enseignant, auteur de nombreux ouvrages.

Issu d’une bourgeoisie lyonnaise catholique, fils de Louis Domenach, ingénieur, et de Germaine Mallez, Jean-Marie Domenach avait trois frères. Il fut scolarisé à l’École des Frères, puis dans un collège de jésuites à la discipline rigoureuse. Son adolescence fut marquée par l’effervescence politique des années 1930. Fréquentant les meetings nationalistes du colonel de La Rocque, tout en leur préférant les défilés du Front populaire, il se sentit impliqué dès l’âge de treize ans dans l’action politique : « Je n’ai réellement cru en moi que dans les moments de ferveur collective », écrivit-il plus tard, ajoutant que fascisme et stalinisme étaient nés d’un même besoin et qu’il aurait pu devenir un adolescent fasciste. Pourtant son engagement fut sans ambiguïté, favorisé par la vivacité d’un catholicisme combatif, révolutionnaire même, dont la figure éminente avait été au début du siècle Charles Péguy, et que lui transmirent ses professeurs de khâgne, Jean Guehenno à Clermont-Ferrand, puis Jean Lacroix au lycée du Parc à Lyon.

En juin 1941, ne parvenant pas à infléchir la politique de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), Jean-Marie Domenach fonda avec Gilbert Dru et André Mandouze Les Cahiers de la Jeunesse, dont la devise était : « Mieux vaut souffrir que trahir » et qui dénonçaient le gouvernement de Vichy et la collaboration. Le numéro de juin 1943 incitant les jeunes catholiques à refuser le Service du travail obligatoire (STO) alors qu’ils s’y soumettaient massivement à l’appel des autorités ecclésiastiques, la revue fut interdite. Le groupe d’amis poursuivit néanmoins l’action, exhortant à rejoindre la Résistance. En outre, fin 1942, Jean-Marie Domenach était entré à l’École des cadres d’Uriage. Créée par le capitaine Dunoyer de Segonzac et placée sous l’autorité du gouvernement de Vichy, cette école se proposait de former les élites de la « révolution nationale ». Toutefois, peu conforme au défaitisme des autorités, elle fut supprimée par décret en décembre 1942 et se replia dans le Vercors pour y entraîner clandestinement des maquisards. En décembre 1943, elle fut surprise par la Milice et les SS alors que Jean-Marie Domenach venait de partir pour Grenoble. Il se cacha à Lyon, puis à Paris avant de regagner au printemps 1944 un maquis dans le Tarn, composé de catholiques, de protestants et de juifs à l’initiative de Dunoyer de Segonzac. La résistance se déroulant également sur le terrain des idées, il participa au livre écrit par l’équipe d’Uriage et publié en 1945, Vers le style du XXe siècle, qui prônait une révolution dont serait issu un homme nouveau.

De fait, la Libération ne signifia nullement la fin de la guerre pour Jean-Marie Domenach. Fin 1944, il dirigea Aux armes, la revue des Forces françaises de l’intérieur (FFI). Puis il accepta d’assumer le secrétariat de la revue Esprit, y entrevoyant une tribune pour poursuivre le combat. Fondé par Emmanuel Mounier en 1932, regroupant des catholiques et des non-catholiques, Esprit avait constitué avant-guerre un foyer d’idées pour de jeunes chrétiens progressistes. La revueejetait un catholicisme conservateur lié au pouvoir économique et prônait le « personnalisme », défini comme « renaissance solidaire de la personnalité et de la communauté humaine qui est, à tous degrés, une communauté de personnalités. » Si son manifeste inaugural énonçait une hostilité aussi vive à l’égard du capitalisme que du marxisme et du bolchevisme, cette ligne s’était infléchie à travers le soutien au Front populaire et aux républicains de la guerre d’Espagne, puis la condamnation des accords de Munich. La revue suspendue après l’armistice de juin 1940, Emmanuel Mounier s’était replié à Lyon où il retrouva Jean Lacroix, un de ses proches collaborateurs, et d’où il travailla étroitement avec l’École d’Uriage et avec Combat, le mouvement de résistance d’Henri Frenay. Il sollicita du gouvernement de Vichy l’autorisation de paraître, ce qui lui fut souvent reproché, au sein même de son équipe. Après être sortie de novembre 1940 à juillet 1941, la revue fut interdite en août : elle avait violemment critiqué le film Le Juif Süss, dénoncé la politique du ministre de l’Éducation nationale visant à restaurer la religion dans les écoles publiques et, en pleine offensive allemande sur la Russie, elle s’était dissociée de l’anticommunisme ambiant. Le 15 janvier 1942, soupçonné de complicité avec Combat, Emmanuel Mounier était arrêté. Après une grève de la faim, il fut relaxé en octobre. D’un tempérament plus enclin à l’action politique que son aîné, Jean-Marie Domenach avait été jusque-là réservé à son égard, il découvrit à travers le procès une personnalité charismatique dans la filiation de Charles Péguy qu’il admirait tant pour sa position de chrétien patriote. En 1946, il rejoignait avec sa famille la communauté des murs blancs à Châtenay-Malabry où logeait une partie de l’équipe d’Esprit.

« L’après-guerre, pour moi, n’a commencé que vers 1950 », écrivit-il. Ces jeunes gens qui avaient perdu nombre d’amis dans la Résistance se sentaient investis d’une mission rédemptrice. Ainsi Jean-Marie Domenach avait-il approuvé la condamnation à mort du préfet Angeli qui avait couvert les déportations de travailleurs, les assassinats dans les rues et les prisons de Lyon. Avec l’équipe d’Esprit, il se proposait d’œuvrer pour la reconstruction de la France dans la perspective d’un socialisme rénové. Pourtant, dès juillet 1947, il exprimait « le sentiment d’un immense désespoir » à la suite du rejet des communistes du gouvernement de coalition et des grèves qui avaient cristallisé la rupture entre communistes et socialistes. En effet, la SFIO de Guy Mollet ne lui semblait nullement porteuse d’avenir tandis qu’il admirait le Parti communiste pour sa capacité de résistance. Néanmoins les désillusions s’accentuèrent avec les débuts de la guerre froide. Si Domenach et Esprit se montrèrent réticents vis-à-vis de l’aide américaine à la France, s’ils désapprouvèrent par crainte du danger fasciste la tentative gaulliste de restaurer les forces de droite, leur proximité avec les communistes fut également ébranlée par l’écho des procès staliniens dans les pays de l’Est.

Aussi, à l’automne 1947, avec Jean-Paul Sartre, [Albert Camus-<151862], Maurice Merleau-Ponty, Jean-Marie Domenach milita pour une voie « neutraliste », appelant l’opinion internationale à prendre ses distances à l’égard des deux grandes puissances. Esprit relaya ce combat tout en se défiant plus des États-Unis que de l’URSS. Cependant la question de la Yougoslavie accentua la fracture avec les communistes. En effet, fin 1947, aux côtés de Charles Tillon, Maurice Kriegel-Valrimont, Jean Cassou, Vercors*, Jean-Marie Domenach participa à la direction des Combattants de la liberté, mouvement créé par Yves Farge* dans le but de poursuivre la résistance contre les menaces de fascisme et de troisième guerre mondiale. Or, en novembre 1949, Cassou et Vercors réfutaient dans Esprit les calomnies du Parti communiste à l’égard de Tito. C’est alors que l’ambassade de Yougoslavie invita Emmanuel Mounier à enquêter sur place. Celui-ci y délégua Jean-Marie Domenach, qui publia en février 1950 un témoignage récusant les accusations d’un Tito fasciste et agent des Américains tout en mentionnant ses dérives de type stalinien. Les Combattants de la liberté ayant fusionné avec le Mouvement de la paix inspiré par l’Union soviétique, Cassou et Domenach en furent exclus tandis que la presse communiste se déchaînait sur Esprit. Néanmoins, en cet après-guerre où en Indochine, à Madagascar, en Afrique du Nord, les mouvements de libération secouaient le joug colonial, Esprit ne put compter pour soutenir leur combat sur le nouveau parti démocrate chrétien, le Mouvement républicain populaire (MRP), et se rapprocha du Parti communiste. Dans un article paru en juillet 1949 et intitulé « De l’empire à la communauté des peuples », Jean-Marie Domenach développait sa propre position, appelant à l’émancipation progressive des peuples colonisés, prônant moins l’indépendance que l’autonomie. Et jusqu’en 1961, il dénoncera la torture, les excès des partisans de l’Algérie française comme du Front de libération national (FLN), trop radical à ses yeux.

Emmanuel Mounier décéda subitement en mars 1950, il fut remplacé par Albert Béguin ; et c’est à la mort de celui-ci, sept ans plus tard, qu’après avoir été quelques mois codirecteur, Jean-Marie Domenach dirigea seul la revue. Sous l’influence du sociologue Michel Crozier et du club Jean Moulin, il adopta une ligne réformiste tenant compte de l’échec des espoirs en une déliquescence du capitalisme et en une mission démiurgique du prolétariat : désormais primait la notion de participation des citoyens à la transformation de la vie économique, sociale et culturelle du pays. Il s’interrogea également dans son livre, Le retour du tragique, sur la « société de consommation » en train d’émerger, suggérant un rééquilibrage par le tragique. Entraîné par le mouvement de Mai 68 à réviser l’orientation de la revue, il s’attacha au cours des années 1970 à y examiner des questions telles l’autogestion, la décentralisation, la démocratie, la critique des institutions, et à y divulguer la pensée d’Ivan Illitch autour de la convivialité, de l’écologie politique. Menant le combat contre les totalitarismes, Esprit diffusa des écrits de Soljenitsyne, publia des articles de Claude Lefort* et Cornelius Castoriadis*. En outre, à la demande de Michel Foucault, Jean-Marie Domenach accepta en 1971 de diriger avec celui-ci et avec Pierre Vidal-Naquet le Groupe d’information sur les prisons (GIP), qui inventa une nouvelle forme de pratique militante. En 1975, avec Jean-Paul Sartre, il soutint les boat-people vietnamiens.

Fin 1976, il abandonna la direction d’Esprit et se consacra désormais à la formation, à la recherche et à l’écriture. Après avoir travaillé au Centre de formation des journalistes, il fut de 1980 à 1987 professeur d’Humanités et de sciences sociales à l’École polytechnique, donnant notamment un cours intitulé Approches de la modernité, y fondant avec Jean-Pierre Dupuy le CREA, centre de recherche en épistémologie appliquée. Il tint des chroniques dans L’Expansion et France catholique, et écrivit de nombreux ouvrages.

Il s’était marie le 20 octobre 1944 à Gleizé (Rhône) avec Nicole flory et eut avec elle deux fils, Jean-Luc (futur sinologue) né en 1945 et Nicolas (futur journaliste) né en 1950.

Jean-Marie Domenach occupa une figure singulière dans le paysage politique français. Intellectuel catholique, il entra plusieurs fois en conflit avec le Vatican et se méfia du MRP : « Dès 1943, j’avais compris qu’il serait le reflet politique d’une sociologie centriste, c’est-à-dire réactionnaire. » S’il condamna en 1958 le retour au pouvoir du général de Gaulle, il n’en pensait pas moins que seul celui-ci possédait le charisme pour imposer la fin de la guerre d’Algérie. Il appela à voter pour François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981, mais les socialistes au pouvoir nourriront un fort ressentiment à son égard à la suite de son pamphlet, Lettre à mes ennemis de classe, qui dénonçait dès 1984 leurs outrances, leurs ambiguïtés, leur sectarisme ; il y faisait en même temps l’autocritique de ses illusions de jeunesse : « Votre discours de classe me donne l’impression d’un vieux remake de celui que nous tenions nous-mêmes il y a trente-cinq ans alors qu’il était déjà révolu. » Inattendu, réfractaire, souvent insatisfait de l’état de la chose publique, Jean-Marie Domenach donna parfois le sentiment de jouer dans ses démêlés avec les pouvoirs le rôle d’Antigone face à Créon.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article22812, notice DOMENACH Jean-Marie [DOMENACH Jean, Marie, Gustave, dit] par Claude Liscia, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 9 août 2021.

Par Claude Liscia

SOURCES : Michel Winock, Histoire politique de la revue Esprit 1930-1950, Seuil, 1975. — Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Seuil, 1969. — Goulven Boudic, Esprit 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Éd. de l’IMEC, 2005. « L’Esprit Jean-Marie Domenach », Esprit, juillet 1998. — Entretien avec Fanny Cochard-Domenach, fille de Jean-Marie Domenach, janvier 2008.

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