Formation de la social-démocratie allemande

Par Jacques Droz

Il n’y eut pas de rupture entre le mouvement ouvrier de 1848 et celui des années soixante. L’opinion de Bebel, selon laquelle deux générations différentes auraient animé ces mouvements,est loin d’être exacte ; les hommes qui entouraient Lassalle et Liebknecht avaient acquis en 1848 leur formation de militants démocrates ; de 1848 ils avaient appris que la solution de la question sociale dépendait de l’avène­ment d’une république démocratique. Certes, la période de développement capitaliste et de puissante industrialisation qui avait marqué les années cinquante, particulièrement dures pour le monde ouvrier, pendant lesquelles le régime de réaction politique ne leur laissait aucune possibilité d’expression libre et où les salaires avaient connu une large récession, n’avait pas été favorable à une action revendicatrice. Pourtant, quand le cordonnier Vahlteich, grand lecteur des œuvres de Louis Blanc et de Proudhon, commença en 1857 son tour d’Allemagne, il trouva partout des associations ouvrières remarquablement organisées.
Ce fut à l’ombre de l’agitation nationale provoquée par la guerre austro-pié­montaise, en 1859, et de la fondation du Nationalverein que se réveilla le mouve­ment socialiste. Déjà les fêtes à l’occasion du centenaire de la naissance de Schiller avaient créé une lueur d’espoir ; déjà se multipliaient les associations de chant et de tir qui, au cours de leurs congrès, contribuaient à rendre aux ouvriers le sens de l’ac­tion civique. Il existait dans les Arbeitervereine au début des années soixante un fort sentiment national qui s’exprimait à l’égard de la Pologne par une vive russopho­bie, ainsi que par la volonté de secourir les Allemands dans les duchés danois. Lors­ que s’ouvrit la Neue Aera, conservateurs et libéraux envisagèrent la formation de leurs propres associations ouvrières ; Viktor Aimé Huber et Hermann Wagener qui avaient déjà milité en ce sens lors de la révolution de 1848, cherchèrent à réintégrer le prolétariat dans la société chrétienne ; Schulze-Delitzsch, l’un des leaders du Parti du progrès, organisa au profit des artisans et des ouvriers, sur la base du « self­ help » et de l’épargne, sans recourir à l’État, des coopératives de consommation et d’achat de matières premières.
C’est dans un esprit d’opposition contre l’emprise de la bourgeoisie sur le monde ouvrier que fut créé le premier parti socialiste allemand, l’Association gé­nérale des travailleurs allemands (Allgemeiner deutscher Arbeiterverband, ADAV). L’idée de réorganiser l’ensemble des travailleurs sur la base de leur intérêt spécifique s’était répandue dans plusieurs Arbeitervereine ayant subi l’empreinte de la Ligue des communistes. A Leipzig, une minorité, le groupe Vorwärts, s’était séparé du puissant Arbeiterbildungsverein et donnait la priorité aux questions po­litiques ; certains membres avaient pris contact avec des organisations anglaises. En 1862, deux des leaders du mouvement, le cordonnier Julius Vahlteich et le ciga­rier Wilhehn Fritzsche, décidèrent de prendre leurs distances à l’égard du Parti du progrès et s’adressèrent à Ferdinand Lassalle pour définir le programme d’un parti des travailleurs indépendant à l’égard de la bourgeoisie. Mêlé comme avocat à Düsseldorf aux événements de 1848, lié avec Marx dont il se distinguait par son attitude à l’égard de l’État et de la question nationale, doué d’une étonnante culture philo­sophique, Lassalle fit parvenir à ses interlocuteurs une « Réponse ouverte » dans laquelle, s’associant à leur désir de rendre le monde ouvrier indépendant de la bour­geoisie, il soutenait la nécessité d’obtenir le suffrage universel et direct et la créa­tion, par l’État, de coopératives de production qui permettraient à la classe ouvrière de concurrencer victorieusement l’économie capitaliste. Adopté par plusieurs Arbeitervereine, ce programme devait devenir celui de l’ADAV, fondé à Leipzig en mai 1863. Lassalle le dirigea de façon autoritaire, entouré par plusieurs personna­lités qui avaient participé aux événements de 1848, Liebknecht à Berlin, Hess à Cologne, Hillmann à Elberfeld, Audorf à Hambourg et Fritzsche à Leipzig.
Bien qu’invité par certains de ses partisans, comme l’économiste Rodbertus, à ne pas rompre avec la bourgeoisie libérale, Lassalle dirigea ses attaques contre elle et notamment contre Schulze-Delitzsch, accusé de réduire le rôle de l’État à celui d’un « veilleur de nuit », à la protection des personnes et des propriétés. L’idée cen­trale de la pensée politique de Lassalle était la nécessité pour le prolétariat de s’emparer de l’État, de le conquérir aux dépens de la bourgeoisie par le bulletin de voie, par le suffrage universel et de devenir ainsi le « principe dominant de l’histoire ». Ce programme conduisit Lassalle à adopter une attitude favorable à l’État prussien et à tâcher d’engager Bismarck, avec lequel il était entré en correspondance, dans la voie du césarisme social qui eût fait de la nouvelle Allemagne un État monarchi­que et populaire. Dès 1863, l’orientation autoritaire qu’il avait donnée au mouve­ment avait provoqué diverses réactions, dont celle de Vahlteich, secrétaire du parti, qui avait donné sa démission. Si le nombre de ses partisans était encore réduit au moment de sa mort (4 000 adhérents environ, cantonnés en grande partie dans le Wuppertal), provoquée dans un duel suite à une affaire d’amour (août 1864), il est incontestable que Lassalle avait fortement marqué le mouvement ouvrier allemand auquel il avait enseigné « le fétichisme de l’organisation ». Certes, en vertu de la « loi d’airain des salaires », il n’envisageait aucune création syndicale et considérait la grève comme un moyen d’action inutile. Mais il avait éveillé des espoirs qui firent de lui longtemps, à une époque où Marx et Engels n’étaient encore que peu connus, une idole des ouvriers allemands. Il avait également exercé une influence certaine dans les milieux catholiques où Mgr. Ketteler, évêque de Mayence, avait repris dans sa brochure Arbeiter und das Christentum (1865) l’ensemble de ses thèses sur l’inefficacité sociale de la bourgeoisie et posé pour les catholiques la so­lution du problème social comme un devoir de solidarité qui devait être résolu au­trement que par la charité individuelle.
Quant à Marx et Engels, quelles que fussent leurs réserves à l’égard de la pen­sée de Lassalle à qui ils reprochaient de méconnaître le caractère de classe de l’État et de voir en lui, comme Hegel, l’expression la plus haute de la moralité sociale, ils collaborèrent un certain temps au journal du parti Der Sozial Demokrat ; mais quand ils s’aperçurent que le successeur de Lassalle, Johann Baptist von Schweit­zer, continuait à accorder son soutien à la politique de Bismarck, ils rompirent en 1865. A cette époque, une opposition se dessina au sein du parti lassallien, dont le centre était la revue Nordstern de Hambourg et qui était soutenue par Johann Phi­lipp Becker, l’organisateur des sections allemandes de la Première Internationale. Dès 1863 s’était constitué, en opposition avec le lassallianisme, le Vereinstag deut­scher Arbeitervereine (VDAV), animé par des démocrates bourgeois progressistes appartenant surtout aux partis de l’Allemagne du Sud et du Centre, dont ne tarda pas à se rapprocher Wilhelm Liebknecht qui avait été d’abord attiré par Lassalle mais qui, comme beaucoup d’autres, avaient été écœuré par le culte de la personnalité dont celui-ci s’était fait l’objet. Adversaire de la politique de Bismarck, Liebknecht avait été obligé, en 1865, de quitter Berlin et s’était rendu à Leipzig où il convertit August Bebel, qui jouissait d’une grande influence dans les Arbeitervereine saxons, au socialisme scientifique. Les deux hommes, convaincus que les ouvriers allemands n’étaient pas encore mûrs pour constituer, comme le voulait Lassalle, un parti indépendant, se rapprochèrent des groupes démocrates qui, tout en étant hos­tiles à la lutte des classes, étaient ouverts à une politique sociale et qui, adversaires déterminés de Bismarck, souhaitaient une république fédérale grand-allemande. C’est ainsi que fut fondée en 1865 la Sächsische Volkspartei qui se prononça pour l’établissement du suffrage universel mais qui, pour ne pas inquiéter sa clientèle bourgeoise, évita dans son journal Demokratisches Wochenblatt de préconiser des mesures socialistes.
Le problème national devait, lors de la guerre austro-prussienne (1866), oppo­ser fortement les deux partis ouvriers : alors que pour Bebel et Liebknecht, Schweitzer était agent de Bismarck, les lassalliens célébraient dans la Prusse le « noyau de la puissance allemande, l’État qui faisait respecter notre patrie à l’étran­ger ». Quant à Marx, bien que ses préférences allassent à Liebknecht qui avait été son élève à Londres, il n’approuvait pas ses sympathies particularistes. Les oppo­sitions s’aggravèrent du fait de l’intense propagande de l’Internationale ouvrière dont Johann Philipp Becker avait fondé plusieurs cellules en Allemagne et avec les­ quelles Marx était en constante correspondance à travers son ami Louis Kugelmann. Il devint indispensable aux leaders des deux partis ouvriers de prendre contact avec elle ; Schweitzer ayant répondu de façon positive aux préoccupations de l’AIT au congrès du parti lassallien à Hambourg (août 1868), il fut impossible à Bebel et Liebknecht, malgré leurs liens avec la démocratie petite-bourgeoise, de tourner le dos aux préoccupations internationales au congrès de leurs associations ouvrières à Nuremberg, un mois plus tard. Ainsi, ils rompaient définitivement avec la fraction de la bourgeoisie qui les avait jusqu’alors soutenus. De cette rupture qui comportait la volonté, exprimée par Bebel, de la classe ouvrière de prendre en main ses propres destinées, résultait la possibilité de constituer un parti unique des tra­vailleurs. Sa formation fut facilitée par le mécontentement qu’avaient provoqué chez les lassalliens les méthodes autoritaires et déloyales de Schweitzer : certains d’entre eux, suivant Wilhelm Bracke à Brunswick, se rapprochèrent de Liebknecht et Bebel et c’est ainsi que put être constitué à Eisenach, en août 1869, le Parti ouvrier social-démocrate (Sozialdemokratische Arbeiterpartei, SDAP), englobant une fraction des membres de l’ADAV et dont le programme, certes, comportait des clauses lassalliennes (création de coopératives de production fonctionnant grâce à l’aide de l’État), mais s’appuyait sur les statuts de l’Internationale. Un parti de masse avait été créé, administré par une commission de cinq membres siégeant à Brunswick sous la présidence de Bracke et disposant d’un journal, le Volksstaat, proche des idées de Bebel et de Liebknecht. Le nouveau parti disposait d’une influence grandissante sur les travailleurs de l’industrie grâce au soutien qu’il appor­tait aux grèves, dont celle des mineurs de Silésie, la plus importante qu’eût encore connue l’Allemagne et cela au moment où le Reichstag de l’Allemagne du Nord supprimait — avec réserves — l’interdiction des coalitions et reconnut le droit de grève. La visite de Liebknecht au congrès de l’AIT à Bâle où était votée la collectivisation de la propriété foncière, scella de façon définitive la rupture avec la bourgeoisie progressiste.
La guerre franco-prussienne plaça cependant les organisations socialistes de­vant un problème difficile ; la réponse qu’ils y donnèrent signifiait pour le prolé­tariat allemand un éloignement de longue durée à l’égard de l’État national et le ren­forcement de la conscience qu’elles avaient des intérêts solidaires de la classe ou­vrière internationale. Aux yeux de la majorité des ouvriers allemands, la guerre, dans sa première phase, apparut comme une guerre défensive : telle fut l’attitude du Comité de Brunswick. Plus nette encore fut la position des lassalliens puisque deux des leurs, Hasselmann et Hasenclever, écrivirent dans le Sozial-Demokrat que Napoléon III déclenchait les hostilités non seulement contre la nation allemande, mais contre le socialisme. Une attitude opposée fut adoptée au Reichstag par Bebel et Liebknecht qui, tout en refusant de jouer le jeu du bonapartisme, s’abstinrent lors du vote des crédits de guerre. La victoire de Sedan et la proclamation de la Répu­blique à Paris réconcilièrent les différentes branches de la famille socialiste, qui condamnèrent la continuation de la guerre contre la France républicaine. Début septembre 1870, le Comité de Brunswick se prononça pour une paix immédiate et contre l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, ce qui entraîna l’arrestation de Bracke et du secrétaire du Comité, Leonhard von Bonhorst. Fin novembre, suivis par les députés lassalliens, Bebel et Liebknecht firent savoir au Reichstag les rai­sons pour lesquelles ils ne votaient pas les crédits militaires, soulevant dans la na­tion allemande, enivrée par la perspective de la victoire, une telle indignation que Bismarck fit procéder à l’arrestation des deux leaders. Pour la partie la plus évoluée de la classe ouvrière, ces événements avaient une portée considérable. Ils signi­fiaient un détachement durable du sentiment national, qui avait été encore très vif en 1848 et même en 1866 ; il apparut dès lors que les chemins de la démocratie et ceux de l’État national étaient divergents. Dans la nouvelle Allemagne dynastique et hiérarchisée dans laquelle s’intégrait facilement la bourgeoisie « féodalisée », il n’y avait pas de place pour la classe ouvrière sur laquelle les classes dirigeantes, les Églises et les Universités jetaient l’anathème. L’attitude du monde ouvrier à l’égard de l’État se fit de plus en plus négative ; au sentiment de la solidarité nationale se substitua celui de la solidarité de classe. C’est ce qui explique l’enthousiasme avec lequel fut accueillie la Commune de Paris, dont le point dominant fut atteint par le discours de Bebel au Reichstag en mars 1871 ; celui-ci provoqua chez Bismarck une vive irritation et ce « cauchemar des révolutions » qui suscita la volonté de dé­truire les « sans patrie » et « ennemis du Reich » dont était composée la social-dé­mocratie : d’où le procès de Leipzig (août 1872) qui condamna Bebel et Liebknecht à deux ans de forteresse. L’éloignement de la classe ouvrière à l’égard de l’État na­tional ne fut pas sans inquiéter plusieurs économistes tels Schmoller, Brentano et Adolph Wagner, qui fondèrent en 1872 le Verein für Sozialpolitik qui se prononça pour la mise en place d’une politique de réformes en faveur des travailleurs.
Bien que les oppositions doctrinales entre lassalliens et eisenachiens fussent lentes à se résorber, la pression des syndicats réunis en 1872 à Erfurt, la misère ou­vrière qui caractérisa les Gründerjahre (Années de fondation de l’empire), le krach économique qui les suivit en 1873, les grèves difficiles que les ouvriers eurent à soutenir, les élections de 1874 qui constituèrent pour la social-démocratie son premier succès électoral et où les deux partis avaient renoncé à s’opposer, les poursuites dirigées contre eux par le procureur général Tessendorf, de vastes manifestations populaires, notamment lors des obsèques du syndicaliste Theodor Yorck à Harburg, provoquèrent, malgré d’importantes divergences de vue, l’ouverture de négociations menées du côté lassallien par Hasenclever et Hasselmann, du côté ei­senachien par Liebknecht, Vahlteich, Ignaz Auer et le jeune Bernstein. Elles abou­tirent en février 1875, au congrès de Gotha, à un texte d’inspiration marxiste mais qui laissait une place importante aux thèses lassaliennes, notamment quant à la « masse réactionnaire » et aux coopératives de production. Aussi Marx montra-t-il un vif mécontentement à l’égard du texte qui lui fut présenté, qu’il accompagna de « clauses marginales » adressées à Bracke. Le congrès, composé de soixante-et­ onze délégués lassalliens et de cinquante-six eisenachiens (le parti lassallien était encore plus important que celui des eisenachiens), passa outre, mettant au premier plan la réalisation de l’unité de la classe ouvrière. Celle-ci se posa également à l’ac­tion syndicale, encore très restreinte : les syndicats libéraux, créés en 1868 par la Fortschrittspartei sur le principe du self-help et dirigés par Hirsch et Duncker, avaient reculé ; plus influents étaient ceux créés par Schweitzer qui, contrairement à Lassalle, avait saisi leur importance, mais ils restaient étroitement soumis à son parti. Ce fut pourtant le point de vue des syndicats eisenachiens, dont l’imprimeur Hugo Hillmann défendait l’indépendance à l’égard du parti, qui l’emporta : c’était en leur sein que devait se produire l’éducation de la classe ouvrière et l’émancipation du prolétariat.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article229408, notice Formation de la social-démocratie allemande par Jacques Droz, version mise en ligne le 23 juin 2020, dernière modification le 24 juin 2020.

Par Jacques Droz

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