Les socialistes et la révolution de novembre 1918

Par Jacques Droz

Fait déterminant pour toute l’histoire de la République de Weimar, la révolu­tion de 1918 n’a pas été le résultat d’une action subversive de la classe ouvrière, mais le fruit de la volonté de paix des soldats et de l’immense majorité des travail­leurs. Ce sont d’eux-mêmes que les régimes monarchiques, frappés de paralysie et d’impuissance, s’écroulèrent dans l’indifférence générale. Certes, dans plusieurs villes s’étaient constitués dans les derniers jours de la guerre des conseils d’ouvriers et de soldats ; des « soviets » de marins formés à Kiel transportèrent la révolution à l’intérieur du territoire allemand et à Munich, l’action du député USPD Kurt Eisner avait même permis aux insurgés de prendre le pouvoir. Mais dans la plupart des cas les socialistes avaient plutôt été les témoins des événements que leurs pro­moteurs. Liebknecht devait le reconnaître quelques jours plus tard : « La victoire des masses d’ouvriers et de soldats est due moins à leur force offensive qu’à l’effondrement interne du système antérieur ; la forme politique de la révolution n’a pas été seulement le résultat de l’action du prolétariat, mais celui des classes dominantes, désireuses de se soustraire à leur responsabilité [...], espérant de la sorte échapper à la révolution sociale, dont les éclairs avant-coureurs leur donnaient des sueurs d’angoisse. » Quant à la social-démocratie majoritaire qui avait fait entrer deux des siens, Philipp Scheidemann et Gustav Bauer, dans le dernier cabinet de la monarchie présidé par Max de Bade, elle avait appuyé jusqu’au bout l’effort de guerre ; elle avait soutenu l’abdication de Guillaume II comme nécessaire, mais elle pensait pouvoir préserver le régime monarchique. Sa préoccupation essentielle était d’éviter une révolution sociale, donc de substituer à l’Allemagne impériale, féodale et militariste, une démocratie populaire, et cela par la voie parlementaire, en obtenant le principe de la responsabilité ministérielle devant le Reichstag et l’é­tablissement du suffrage universel, en particulier en Prusse. Il s’agissait avant tout d’épargner à l’Allemagne l’expérience bolchevique, « asiatique et barbare » qui risquait de tout emporter. « Je hais la révolution à l’égal du péché », déclara Ebert.
Une fois Guillaume II parti pour l’exil et la République proclamée à Berlin, le 9 novembre, deux pouvoirs se constituèrent : celui des commissaires du Peuple, au nombre de six, dont les membres du Parti social-démocrate majoritaire (MSPD) Ebert, le nouveau chancelier, Scheidemann et Landsberg ainsi que trois membres de l’USPD, Haase, Dittmann et Barth, et celui du comité exécutif des conseils d’ou­vriers et de soldats qui, à la suite d’une manifestation populaire au cirque Busch (10 novembre) avait reçu mission de contrôler la gestion des commissaires. Consi­dérant que la révolution était terminée et que la continuité de la vie politique devait être assurée contre tout désordre, Ebert prit contact avec l’armée puis avec le patro­nat qui signa le 15 novembre un accord avec les syndicats en vue de l’organisation d’une Communauté de travail (Arbeitsgemeinschaft). Celle-ci prévoyait la signa­ture de conventions collectives par branches d’industries, la constitution de commissions paritaires, l’établissement de la journée de huit heures. Pour réaliser cette politique, Ebert continuait à gouverner avec les secrétaires d’État de l’ancien régime qui, en tant que « techniciens », assuraient la continuité des affaires et s’étaient faits républicains par raison.
En fait, le mouvement ouvrier allemand était coupé en deux. Les masses ou­vrières gardaient leur confiance dans la social-démocratie. Hostiles à la révolution bolchevique, persuadées que les puissances occidentales accorderaient à l’Alle­magne républicaine une paix acceptable, elles n’étaient pas insensibles à l’idée de socialisation de l’économie, mais elles l’attendaient d’une voie parlementaire et étaient donc favorables à l’élection d’une Assemblée constituante. A ces concep­tions des « majoritaires » s’opposaient les groupes pour qui la révolution sociale devait suivre la politique, mais ils étaient divisés entre eux. Dans l’USPD, dont l’or­ganisation était moins solide que celle du SPD mais qui était influente en Saxe et dans les villes hanséatiques, s’opposait une droite qui s’était ralliée à l’Assemblée nationale assortie de conseils ouvriers, à une gauche au sein de laquelle les délégués d’usine (Obleute), comme Ernst Däumig et Richard Müller, envisageaient l’éta­blissement d’une République des conseils. En son sein militait le groupe spartakiste qui, avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, voulait promouvoir la dictature du prolétariat, tout en reculant vis-à-vis du putschisme. Mais d’une façon générale, le monde ouvrier n’avait que peu d’indulgence pour les joutes intellectuelles et sou­haitait le rétablissement de l’unité d’action.
Dans ces conditions, les commissaires du Peuple n’eurent de cesse d’avoir li­quidé les événements révolutionnaires. Dès le 16 décembre, le congrès national des conseils, tout en créant un organisme destiné à surveiller le gouvernement, accep­tait à une très forte majorité la réunion de l’Assemblée constituante. Quant à la des­truction du mouvement spartakiste, elle fut préparée par deux événements qui in­quiétèrent fortement les majoritaires. Le 24 décembre, une division de la Marine cantonnée dans le château royal avait réussi à occuper la chancellerie qui n’avait pu être dégagée que difficilement, conflit qui avait causé le départ du gouvernement des commissaires USPD, remplacés par les majoritaires Rudolf Wissell, Paul Löbe et Gustav Noske. Le 30 décembre, au cours d’une conférence qui réunissait les spartakistes, les Internationale Kommunisten Deutschlands influents à Brême (Knief), Hambourg (Laufenberg) et Dresde (Rühle), fut fondé le Parti communiste allemand (KPD). Indépendant des formations politiques existantes, il prit aussitôt, malgré les avertissements de certains de ses leaders, dont Rosa Luxemburg, des po­sitions gauchistes inquiétantes. La répression de la part des majoritaires fut occa­sionnée par la destitution du préfet de Police de Berlin, Eichhorn, qui jouissait dans le monde ouvrier d’une large popularité. Son éviction avait provoqué, de la part des indépendants et des communistes, l’organisation d’une grève le 6 janvier, ainsi que l’occupation du journal Vorwärts. La répression organisée, avec l’aide des corps francs, par Noske, nommé gouverneur général de Berlin, fut menée de façon brutale et l’on trouva Liebknecht et Rosa Luxemburg assassinés par des officiers avec la plus parfaite impunité. L’échec des spartakistes était complet ; certes, ils n’étaient pas entièrement isolés dans le pays, mais c’étaient pour la plupart de jeunes chô­meurs sans expérience politique. La très grande majorité des travailleurs demeurait frappée par la politique incohérente des dirigeants révolutionnaires et leurs divi­sions internes, dont Rosa Luxemburg avait elle-même été parfaitement consciente.
Le déroulement de la répression en Bavière prit un cours sensiblement diffé­rent. Le socialiste indépendant Kurt Eisner, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, à la tête d’une coalition de majoritaires et d’indépendants, ne songeait nullement à donner le pouvoir aux conseils mais, particulariste bavarois, il avait publié des documents prouvant la responsabilité de la Prusse dans le déclen­chement de la guerre en 1914, afin d’obtenir de bonnes conditions de paix pour la Bavière. Lorsque, après des élections qui avaient été défavorables à l’USPD, il al­lait au Landtag apporter sa démission, il fut assassiné. Le majoritaire Adolf Hoff­mann n’ayant pas réussi à s’imposer, il se constitua à Augsbourg, puis à Munich, une République des conseils (7 avril 1919) qui eut aussitôt l’appui des milieux anarchistes (Gustav Landauer). Les communistes la jugèrent d’abord prématurée, mais ils la renforcèrent ensuite par l’envoi d’un émigré russe, Leviné, qui structura de façon énergique le mouvement révolutionnaire. Les fautes commises par le chef des troupes bavaroises, Ernst Toller, permit à Noske, qui avait pris la tête de la ré­pression, d’investir le 30 avril Munich où les forces réactionnaires se livrèrent à de cruelles vengeances.
A cette date l’« ordre » avait été rétabli, après de graves secousses, dans l’ensemble du Reich. Provoquées par des difficultés matérielles et la radicalisation que suscita l’absence d’un programme de nationalisations, les grèves suscitèrent de la part de Noske, ministre de la Guerre et des corps francs une violente répression, en février contre les ouvriers saxons, en mars à Berlin où de nombreux spartakistes dont Leo Jogiches, furent assassinés, en avril dans la Ruhr, à Magdebourg, Bruns­wick et Leipzig. Les politiques qui s’interrogèrent sur l’étendue de la défaite de la classe ouvrière, mettaient l’accent sur la nécessité d’une éducation préalable qui au­rait manqué aux masses prolétarisées. Mais l’étendue de l’échec doit être attribuée essentiellement à l’attitude de la direction de la social-démocratie, en laquelle s’incarnaient majoritairement les espoirs des ouvriers et qui, soucieuse avant tout de maintenir l’ordre, façonnée par la société et le régime du Second Reich, avait choisi de s’appuyer suries forces militaires de l’Ancien régime plutôt que sur les conseils ouvriers. Les travailleurs qui s’étaient battus dans les grandes villes — à Berlin, en Saxe ou à Munich — avec un vif sentiment de classe, en furent profondément ulcérés et se tournèrent au printemps 1919 vers les socialistes indépendants. Cepen­dant, les milieux de la gauche militante demeuraient confiants dans l’avenir révo­lutionnaire de l’Allemagne, le pays de l’aventure idéologique et politique où tout demeurait possible.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article229412, notice Les socialistes et la révolution de novembre 1918 par Jacques Droz, version mise en ligne le 23 juin 2020, dernière modification le 24 juin 2020.

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