Par Jacques Droz
Le Parti social-démocrate acquit sous la République de Weimar une autre figure que sous le Second Reich où il avait été un parti d’opposition : il devint un parti de gouvernement. Son attitude vis-à-vis du mouvement ouvrier s’en vit transformée : il n’était plus question pour lui de faire passer des réformes d’esprit socialiste ni même d’obtenir des améliorations sensibles des conditions de vie des travailleurs, d’où les déceptions qu’il créa chez nombre d’entre eux. Alors que les problèmes de l’État passaient pour lui au premier plan, il les aborda avec des effectifs réduits, condamné par l’opinion pour avoir été à la tête des Novemberverbrecher (criminels de Novembre), suspect d’être mené par des intellectuels juifs. La social démocratie se trouva en opposition avec ses ennemis de toujours, mais elle dut compter aussi sur sa gauche avec la poussée communiste.
Le parti pouvait se prévaloir de l’appui de l’Allgemeiner deutscher Gewerkschaftsbund (ADGB) qui, à la mort de Legien, était passé sous la direction de Theodor Leipart, homme de compromis surtout préoccupé d’éviter à la classe ouvrière les retombées des crises économiques. Bien que le nombre des syndiqués restât élevé (huit millions de membres, cinq à l’époque de la crise de 1929), particulièrement dans la métallurgie, les mines, le bâtiment et les chemins de fer, une politique sociale constructive fut difficile à appliquer. La principale acquisition de 1918, la loi des huit heures, bien que le principe en fût affirmé au cours des congrès syndicaux, fut peu appliquée : 53 % des travailleurs en 1926 firent beaucoup plus ; il est vrai que les syndicats obtinrent une sérieuse augmentation de la rémunération des heures supplémentaires. D’importants résultats furent également obtenus dans le domaine des conventions collectives. Mais le problème le plus grave demeurait ce lui du chômage, qui restait élevé même dans les années de prospérité (un million de chômeurs en 1927) et pour lequel fut créée, par une loi de juin 1927, une assurance à laquelle s’ajoutait pour les syndicats un système compliqué de secours (Fürsorge). Malgré ces quelques succès, le syndicalisme parut de plus en plus désarmé devant les forces géantes de l’économie allemande. La menace de perdre leur travail par les progrès de la rationalisation et la concentration des entreprises, l’abandon par l’ADGB de la Communauté de travail créée en 1918, la formation de Werkvereine, sortes de syndicats « maison », affaiblirent la combativité du monde ouvrier, dont les syndicats se transformèrent en organismes semi-officiels contrôlés par l’État et sans liberté d’action. Il a été noté à maintes reprises que les journaux syndicaux s’exprimaient sur l’orientation de l’économie comme les chefs d’entre prises.
La classe ouvrière, demeurait pourtant le principal soutien de la social-démocratie, qui restait un « État dans l’État », fort de 1,8 million de membres, disposant de 203 journaux et de multiples organisations annexes dont aucun autre parti n’avait l’équivalent. S’il n’atteignait guère la paysannerie et les classes moyennes, il avait pris pied chez les employés réunis dans l’AfA-Bund, ainsi que dans certains cercles catholiques qui disposaient d’ailleurs, avec les journalistes Walter Dirks et Heinrich Mertens, d’une presse catholique et même, avec Vitus Heller, directeur de la Christlich-soziale Partei en Bavière, d’une presse marxiste, même s’il est vrai que la plupart des ouvriers catholiques continuèrent à voter pour le Zentrum. Si le SPD n’était plus le parti de la classe ouvrière, il n’était pas encore devenu un « parti populaire » (Volkspartei). Il ne disposa qu’épisodiquement, en 1920 et en 1928, de la direction des affaires du Reich, mais il formait avec le Zentrum le gouvernement de Prusse dont les ministres Otto Braun et Carl Severing voulurent faire le rempart démocratique de l’Allemagne de Weimar ; il disposait également de l’administration de plusieurs Länder, Hambourg, Hesse et Bade, et de nombreuses municipalités où il accomplit une œuvre considérable pour l’instruction et le bien-être ouvrier, notamment par le développement de l’urbanisme (Bauhaus de Gropius), soit lors de l’occupation de la Ruhr, soit lors du plébiscite sur l’indemnité aux familles régnantes. Ils étaient d’autant plus portés à être optimistes sur l’organisme dont ils étaient les maîtres qu’ils avaient abandonné toute hostilité à l’égard de l’État et qu’ils se sentaient au contraire responsables du maintien de la République de Weimar. Le SPD était devenu eine staatserhaltende Partei dont l’un des députés, Wilhelm Keil, se considérait comme porteur (Träger) de la république démocratique. Enfermé dans une attitude défensive, le Parteivorstand accueillit avec irritation toute critique, qu’elle vînt de droite ou de gauche ; plusieurs militants, comme Theodor Haubach et Carlo Mierendorff, qui souhaitaient qu’on quittât un pur parlementarisme pour adopter une attitude offensive, exprimèrent l’opinion que le parti était administré mais non gouverné.
Après avoir répudié dans le programme de Garlitz (1921) l’essentiel de la doctrine marxiste et s’être affirmé le parti, non de la classe ouvrière seulement mais du peuple allemand tout entier, le SPD était revenu, lors de la rédaction du programme de Heidelberg (1925), sous l’influence des membres de l’USPD qui l’avaient rejoint, à une formulation due à Kautsky, plus proche de celle d’Erfurt. A vrai dire, il y avait beau temps que le SPD avait abandonné toute perspective révolutionnaire : Rudolf Hilferding, le principal économiste du parti, considérait que la démocratie politique s’acheminait de façon irréversible vers la socialisation des moyens de production : du capitalisme « organisé » l’on passerait à une société socialiste planifiée. Dans son livre sur La Démocratie économique (1932), Fritz Naphtali soutenait que le capitalisme monopolistique était au début de la réalisation du socialisme. C’est ce qu’exprimait également le syndicaliste Fritz Tarnow quand il écrivit : « Ne devons-nous pas être le médecin au chevet du capitalisme ? » Surprise par la crise économique de 1929, la social-démocratie fut incapable de mettre sur pied un plan d’assainissement de la situation : le projet de Tarnow alors élaboré fut rejeté parce qu’il faisait référence aux thèses inflationnistes de Keynes. Peut-on s’étonner dans ces conditions de la perte de confiance que l’ouvrier allemand éprouvait devant l’attitude du parti, du désappointement grandissant qui le faisait rechercher d’autres solutions ?
Sur le plan politique, le parti manifesta la même impuissance ; il ne sut pas, comme l’a noté Julius Leber, choisir entre le gouvernement et l’opposition. Le SPD étant revenu au pouvoir après les élections de mars 1928, le cabinet social-démocrate présidé par Hermann Müller démissionna (mais en 1930) devant la résistance des syndicats, soutenus par le ministre du Travail Wissell quand il voulut combler le déficit de l’assurance-chômage par la réduction des allocations. Le conflit provoqua la chute du régime parlementaire et l’avènement, avec Brüning, d’un gouvernement présidentiel que tolérèrent les sociaux-démocrates pour éviter le pire, allant même jusqu’à voter les subventions aux grands domaines de l’Est (Osthilfe) et à accepter la mise en vacances du Parlement pendant six mois.
L’orientation opportuniste et les capitulations successives du SPD, ainsi que le désappointement des ouvriers à son égard, n’avaient pas été sans susciter des oppositions, qui avaient été en se développant au cours des années. A droite, le groupe des travailleurs de Hofgeismar adopta, sous la direction de personnalités éminentes tels le juriste Gustav Radbruch et le philosophe Paul Natorp, en liaison avec Henri de Man, une attitude lassallienne, positive à l’égard de l’État et désireuse de former une véritable communauté populaire (Volksgemeinschaft). A gauche, le groupe au tour de Paul Levi, qui avait adhéré au SPD et qui publiait la revue Sozialistische Politik und Wissenschaft, fut rejoint par un certain nombre de radicaux, Kurt Rosenfeld, Max Seydewitz, le pacifiste Heinrich Ströbel, la pédagogue Anna Siemsen, qui publiaient Klassenkampf (1927). De là sortit en 1931 la Sozialistische Arbeiter partei Deutschlands (SAPD) qui prit position contre la politique de tolérance à l’égard du cabinet Brüning mais qui, malgré l’appui qu’il reçut de personnalités rearquables, comme l’économiste Fritz Sternberg et l’austro-marxiste Friedrich Adler, demeura, sauf en Silésie, un parti de cadres et n’exerça aucune influence électorale. Ne purent non plus se faire entendre au sein du SPD les disciples du philosophe néo-kantien Leonard Nelson, professeur à l’Université de Göttingen qui, sous le signe de la maçonnerie, avaient adopté une attitude hostile à la fois à la démocratie et au marxisme et attendaient d’une élite intellectuelle le triomphe d’un socialisme lié à l’idée du Rechtsstaat et à l’émancipation à l’égard des Églises : ce groupe, avec lequel Nelson avait fondé la Ligue de combat socialiste internationaliste (ISK), était également hostile à la politique de tolérance vis-à-vis de Brüning. En dehors du SPD s’étaient constitués au sein de l’Église protestante le Bund der religiosen Sozialisten Deutschlands, avec les pasteurs Erwin Eckert et Emil Fuchs, et les Neue Blätter für den Sozialismus qui, sous la plume de Paul Tillich, montraient ce que le socialisme comportait de révélation prophétique, susceptible de libérer l’homme du primat matériel de l’économie.
Peut-on discerner, dans les trois dernières années de la République, une volonté de résistance du SPD contre la montée du nazisme dont le péril avait été dénoncé, entre autres, par le Bavarois Wilhelm Hogner au congrès du parti à Leipzig en 1931 ? Elle venait surtout de la Bannière d’empire (Reichsbanner), fondée en 1924 par Otto Hörsing, député au Landtag de Prusse, formée d’anciens combattants républicains et susceptible de s’opposer au Stahlhelm (Casque d’acier) et aux bandes nazies. En son sein se constituèrent, en 1931, des sections de protection (Schufo) et, à la suite de la formation du front de Harzbourg, un Front d’acier (Eiserne Front) dont Karl Höltermann prit la direction. En 1932, dans différentes villes allemandes et surtout de la part des mouvements de jeunesse, des manœuvres de défense furent envisagées contre une tentative de coup d’État, auxquelles les ouvriers, paralysés par la misère et le chômage, en proie à l’angoisse devant la crise, hésitaient cependant à s’intégrer. Lors du coup d’État de von Papen contre le gouvernement prussien (20 juillet 1932), le ministre de l’Intérieur Carl Severing, d’accord avec la direction du SPD et celle des syndicats, ne crut pas possible d’organiser la grève générale ; ce fut en vain que certains groupements, à Magdebourg et à Berlin, tentèrent de se battre. La tentative du nouveau chancelier, le général von Schleicher, de faire entrer dans son gouvernement Theodor Leipart et les syndicats libres contre les nazis, se heurta au manque absolu de souplesse de la direction du SPD. Bien que l’électorat social-démocrate-à part quelques désistements au profit des communistes-fût demeuré fidèle à son parti, celui-ci ne fit aucun usage de la puissance du mouvement ouvrier pour résister à la montée du fascisme. Sans doute fut-il victime de l’illusion que l’exercice du pouvoir assagirait les nazis ou apporterait la preuve de leur incapacité à gouverner. Le parti se contenta de manœuvres de diversion rhétorique, destinées à dissimuler sa propre impuissance et à rassurer ses partisans, dont beaucoup attendaient l’ordre de dégainer. Trompé par sa croyance dans l’humanité et la raison, le SPD n’avait pas su contrer les principes par lesquels le national-socialisme poursuivait la destruction de toute civilisation. A la volonté de lutte s’était substituée, chez les cadres dirigeants, une profonde résignation qui s’étendait à l’ensemble du monde syndical.
Par Jacques Droz