Par Jacques Droz
Les erreurs commises par les partis ouvriers ne doivent pas dissimuler les avantages que la classe ouvrière put tirer de l’évolution de la vie culturelle, littéraire et artistique sous le régime de Weimar. La chose était patente dans le domaine de l’urbanisme où disparaissait progressivement la construction des Mietskasernen et où le logement populaire profita, surtout depuis l’afflux des capitaux américains en 1924, de la fièvre de constructions qui emporta l’Allemagne ; de nombreuses mairies firent appel à des architectes de renom tels que Walter Gropius et Mies von der Rohe qui donnaient leur éclat au Bauhaus et qui créèrent un type d’habitat social dans lequel la commodité ne fut pas sacrifiée à l’esthétique et auquel furent adjoints des terrains de jeu, des écoles et des hôpitaux.
Sur le plan culturel, le lien entre l’intelligentsia et le prolétariat fut principalement l’œuvre du communiste Willi Münzenberg, membre du Secours rouge international, impresario de génie, qui constitua pour la formation de la classe ouvrière un gigantesque konzern de maisons d’éditions, d’ateliers cinématographiques et de journaux dont le principal fut l’Arbeiter Illustrierte Zeitung, ce qui lui valut le sur nom de « millionnaire rouge ». Il avait été créé, en partie sous son impulsion, de nombreuses scènes d’agit-prop qui reçurent une mission de culture prolétarienne et révolutionnaire. Le mouvement littéraire d’orientation marxiste qu’animait le poète Johannes R. Becher, qui se structurait dans le Bund proletarisch-revolutionärer Schriftsteller et qui disposait de Die Linkskurve, se préoccupa de détecter les talents ouvriers et, dans la mesure du possible, de publier leurs œuvres. L’ambition d’Erwin Piscator était de créer un théâtre prolétarien et de donner aux scènes qu’il dirigeait à Berlin, la Volksbühne, puis la Piscatorbühne, une mission antifasciste, ouvrant la voie à Brecht qui poursuivait le même but avec d’autres moyens. ll fut sans doute plus facile à Georg Wilhelm Pabst de toucher dans ses films à l’antimilitarisme et le pacifisme du monde ouvrier. Celui-ci connut également les œuvres de George Grosz, de Käthe Kollwitz et de Max von Uhde, orientées contre les nantis et mettant à nu les tares de la société de Weimar et la dureté de la condition prolétarienne.
Pourtant, il serait inexact de croire que le mouvement ouvrier ait pu faire sienne la richesse de la culture weimarienne : il était isolé par la misère, la lourdeur des heures de travail et, les dernières années, par le chômage. A Berlin même, métro pole de la « modernité », l’ouvrier ne pouvait accéder aux salles de spectacle, et la Volksbühne, malgré les efforts de ses fondateurs, demeurait une scène bourgeoise. Le théâtre politique n’eut jamais d’audience ouvrière. Il faut mettre en évidence également que les mass-média — presse, radio, cinéma — étaient pour la plus grande partie entre les mains de consortiums, tel l’UFA (Universum Film AG) dirigée par Alfred Hugenberg, qui poursuivait auprès du public populaire une propagande nationaliste et faisait l’apologie de l’État autoritaire. Il n’était pas possible aux leaders de la classe ouvrière, minés par leurs divisions intérieures, de définir un programme éducatif qui pût la faire profiter de la rénovation culturelle et en même temps faire reculer les forces de réaction.
Par Jacques Droz