Le mouvement ouvrier et le national-socialisme (1933-1939)

Par Jacques Droz

L’échec de la classe ouvrière en 1933 ne peut être expliqué par la seule oppo­sition des deux partis qui la soutenaient. L’ensemble des organisations ouvrières s’était trouvé depuis longtemps dans une position défensive dont l’arrière-plan était constitué par la concentration des entreprises, le renforcement du patronat et, sur­tout, par le déclin des effectifs ouvriers par rapport à ceux des employés et des fonc­tionnaires, que ni les communistes ni les socialistes ne réussirent à s’attacher pro­fondément ; d’où le recul relatif des électeurs et un certain vieillissement des ca­dres, sensible surtout au SPD. D’où, au sein des partis, un grave problème de générations, qui opposa la mentalité des jeunes à celle des vieux, l’action à l’orga­nisation, l’initiative à la discipline, l’enthousiasme au fétichisme organisationnel. De plus, au début des années trente, la menace de la dictature du prolétariat qu’é­voquaient les partis ouvriers, n’avait plus aucune signification dans une Europe me­nacée par la crise universelle, créatrice de chômage. Ils se méprirent entièrement dans leurs analyses sur les prétendues contradictions idéologiques au sein du NSDAP, qui leur faisaient penser que ce fut Hugenberg et non Hitler qui détenait la réalité du pouvoir et négliger, au profit des classes urbaines, ces « fragments arrié­rés » de la société paysanne et de la moyenne bourgeoisie dont le malaise consti­tuait la force principale du parti nazi.
Survenue sans réaction notable ni des syndicats ni du SPD, la prise de pouvoir par Hitler, fin janvier 1933, ne modifia pas sensiblement l’attitude des sociaux-dé­mocrates, qui reposait davantage sur le souvenir de la législation bismarckienne de 1878 que sur une claire notion des intentions du régime national-socialiste. Même après les événements de mars qui avaient montré une étonnante fidélité de son élec­torat, alors que de multiples arrestations avaient déjà été opérées, les dirigeants fi­rent savoir qu’ils s’en tiendraient à une opposition légale. En prenant position contre les pleins pouvoirs au Reichstag, le 21 mars, Otto Wels prononça un coura­geux réquisitoire contre le nazisme ; il tint cependant à affirmer qu’il respecterait la règle constitutionnelle si Hitler s’y tenait. Cependant, les jours du parti étaient comptés ; ses illusions, qui avaient fait accepter aux syndicats libres de participer à la fête du travail du 1er mai — suivie le lendemain de leur mise sous scellés — et qui entraînèrent le vote du 17 mai en faveur de la résolution de paix de Hitler, furent anéantis par l’invalidation des mandats des députés, puis par l’interdiction du parti (22 juin). Mais à cette date, la direction du SPD avait envoyé à Sarrebruck d’abord, à Prague ensuite, les « représentants à l’étranger », non d’ailleurs sans provoquer les protestations de ceux qui pensaient, comme l’ancien président du Reichstag Paul Löbe, que devait être poursuivie l’action légale en Allemagne. C’est ainsi que fut ouvert à Prague le bureau de la SOPADE (Sozialdemokratische Partei Deutsch­lands). Se considérant comme l’héritier de l’ancien Parteivorstand, la SOPADE prétendait avoir seule la curatelle de ses intérêts (Treuhändertum). Disposant de moyens financiers considérables, renseignée de bonne heure, notamment par le livre de Gerhard Seger, Oranienburg (1934) sur l’horreur des camps de concentration, elle avait aussitôt mis en route un journal, le Neuer Vorwärts et, avec l’aide de « secrétaires de frontière », fit parvenir aux populations allemandes des « bulletins verts » destinés à les renseigner sur les possibilités de résistance.
Formée par six personnes — Otto Wels, Hans Vogel, Friedrich Stampfer, Sigmund Crummenerl, Erich Ollenhauer, Paul Hertz — qui, sauf le dernier, appar­tenaient à la droite du SPD, la SOPADE partageait l’esprit réformiste de l’ancien parti.Convaincu de la disparition prochaine du régime nazi, elle ne désirait pas mo­difier son attitude à l’égard du communisme, ni à l’égard de l’URSS ; tout appel à la dictature du prolétariat aurait comme conséquence, à ses yeux, de jeter les classes moyennes dans les bras des nazis. Mais à cette interprétation de la lutte antifasciste allaient s’opposer toute une série de groupes qui rendirent la fraction parlementaire responsable des derniers événements et qui dénoncèrent les prétentions de la SOPADE à représenter la totalité du socialisme allemand. A côté du Internationaler Sozialistischer Kampfbund (ISK), qui se réclamait des idées du philosophe Nelson, et de la Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands (SAPD), qui s’opposait à la fois au réformisme et à la politique du Komintern, s’étaient constitués les Revolutionäre Sozialisten Deutschlands (RS) dirigés par le syndicaliste Siegfried Aufhauser et Karl Böchel, qui souhaitaient la reconstruction de tous les partis ouvriers en vue d’une lutte commune, et surtout le groupe Neu Beginnen, conduit par Walther Löwenheim (Miles), qui était hostile aux anciennes formations politiques et qui chercha à former des cadres clandestins d’une valeur éprouvée. La tentative de la SOPADE pour intégrer ces diverses aspirations par un programme radical, lancé à Prague en janvier 1934 et qui abandonnait le réformisme pour placer la lutte révo­lutionnaire sur le plan marxiste, n’eut aucune audience et fut d’ailleurs rapidement abandonnée au profit de l’ancienne orientation qui plaçait sur le même pied fas­cisme et communisme.
Était-il possible, dans ces conditions, d’envisager un rapprochement entre la SOPADE et le KPD, ardemment souhaité par les Allemands qui avaient dû émigrer à l’étranger ? Au lendemain de la prise du pouvoir, le parti communiste, qui avait été l’objet le premier d’une sanglante répression, avait mis sur pied une direction pour l’étranger (Auslandsleitung) sous la direction de Wilhelm Pieck et de Walter Ulbricht, tandis que Herbert Wehner devait reconstruire en Allemagne les réseaux démantelés. Cependant, l’on continua à prêcher le « front unique à la base » et à ac­cuser le « social-fascisme » de trahison à l’égard du prolétariat. L’évolution ne se produisit qu’après le VIIe congrès de l’Internationale dans l’été 1935 ; la tactique du front unique fut préconisée par Pieck lors du congrès « de Bruxelles », que le KPD tint en réalité à Moscou en octobre et qui condamna la théorie du social-fas­cisme. La conférence qui se tint à Prague en septembre 1935 et qui réunit Hans Vogel et Friedrich Starnpfer du côté socialiste, Walter Ulbricht et Franz Dahlem du côté communiste, aboutit cependant à un échec total, tant il fut impossible à aucun des deux partis d’oublier ses rancunes d’hier. Bien que les délégués communistes eussent admis que le peuple allemand, après la chute de Hitler, pourrait choisir li­brement son régime, Vogel et Stampfer, tout en mettant en doute leur indépendance à l’égard de Moscou, firent valoir qu’une déclaration d’union servirait à Hitler pour invoquer le « péril bolchevik » ; la rencontre ne fut même pas rendue publique.
L’échec de la politique d’entente entre les états-majors des deux partis ouvriers porta le centre de gravité de la gauche antifasciste dans l’émigration parisienne où l’initiative vint d’une part de plusieurs intellectuels réunis dans le Schutzbund deut­scher Schriftsteller autour de Johannes R. Becher, Heinrich Mann et Lion Feuchtwanger, et d’autre part de militants communistes, comme Willi Münzenberg, qu’a­vaient rendu célèbre ses publications à la maison d’édition Carrefour, sa campagne pour la révision du procès de Leipzig et son action dans le Comité contre la guerre et le fascisme. C’est ainsi qu’en présence de cent dix-huit participants put avoir lieu, le 2 février 1936 à l’hôtel Lutetia, à l’invitation de Heinrich Mann et de Max Braun (dirigeant social-démocrate sarrois), la réunion qui donna naissance au Front popu­laire allemand. Y participèrent, en dehors des représentants des deux grands partis ouvriers, des représentants des diverses formations socialistes de gauche, de nom­breux journalistes (Georg Bernhard, directeur du Pariser Tageblatt) et des écrivains sans nuance politique. Outre le journal du Comité mis en place, Die deutschen In­formationen, une grande partie de la presse de l’émigration, notamment Die Neue Weltbühne et le Neues Deutsches Tagebuch, y était favorable. En dépit du prestige dont jouissait son président Heinrich Mann, les divisions internes furent nourries d’une part parla guerre d’Espagne qui suscita l’hostilité entre les prosoviétiques et les partisans du POUM catalan, d’autre part parles procès contre les adversaires du régime stalinien à Moscou. Tandis que s’isolèrent les éléments non-communistes, Münzenberg entra en conflit avec l’Internationale qui le somma de rejoindre Mos­cou, ce qu’il refusa de faire, car il fut conscient du sort qui l’y attendait ; il fut rem­placé au sein du Front populaire par Ulbricht, beaucoup plus intransigeant. Dès lors Münzenberg, qui avait été exclu du Comité central du parti puis du parti lui-même, travailla à réaliser dans la Freiheitspartei un nouveau Front populaire, mais cette fois sans communistes, auquel s’agrégèrent chrétiens et conservateurs. Quant à Heinrich Mann, il tenta en vain, jusqu’en 1938, de sauver son œuvre. L’échec du Front populaire laissait le monde socialiste plus divisé que jamais ; la SOPADE, qui avait constamment désavoué le Front populaire mais qui ne renonça pas à tenir pour les générations futures le flambeau du socialisme démocratique, se trouvait à Paris où elle avait dû émigrer, en présence d’une Communauté de travail (Arbeitsgemein­schaft für Inlandsarbeit) qui unissait contre elle l’ensemble des partis socialistes de gauche. Quant au parti communiste, tirant les conclusions de l’échec, il laissa en­ tendre à la conférence « de Berne », tenue dans la banlieue parisienne (Draveil) en février 1939, que l’Allemagne d’après la guerre devait compter surtout sur l’Union soviétique, en attendant de fraterniser avec l’Armée rouge.
Si les intellectuels, souvent israélites, jouèrent parfois un rôle directeur dans l’émigration, c’est la classe ouvrière qui apporta la plus grande contribution à la Ré­sistance intérieure ; c’est ce que prouvent les rapports de police, les élections en 1934 et 1935 des hommes de confiance (Vertrauensräte) que le régime n’osa plus poursuivre, les manifestations lors de l’enterrement d’un syndicaliste estimé, l’a­bondance de la presse clandestine, notamment des œuvres camouflées (Tarnschrif­ten), le chiffre des arrestations (sur 300 000 incarcérés en 1939, les neuf dixième appartenaient au monde ouvrier). Cependant, l’action des deux partis ouvriers n’eut ni les mêmes intentions ni la même ampleur. Si les sociaux-démocrates disposaient dans les débuts de groupes jeunes et combattifs, le Front socialiste de Hanovre (Werner Blumenberg), le Roter Stosstrupp (Rudolf Küstemeyer), souvent en oppo­sition avec la SOPADE qui de son côté continuait à fournir aux groupes clandestins un matériel de propagande (Sozialistische Aktion de Paul Hertz), il n’en restait pas moins qu’à partir de 1935, la terreur nazie fit comprendre aux militants la vanité de la lutte et réduisit progressivement leur activité à des conciliabules secrets, en famille ou dans des brasseries, à une « propagande chuchotée ». Chez beaucoup d’entre eux grandit la conviction que le régime totalitaire ne pourrait être renversé qu’avec l’aide de l’armée, ce qui les amena à prendre contact avec l’opposition de droite, comme le firent l’ancien syndicaliste Wilhelm Leuschner et l’ancien député au Reichstag Julius Leber. Quant aux communistes, dont la résistance prit tout de suite un caractère suicidaire, ils gardaient dans les premières années l’ambition de constituer un parti de masses et de mettre au point une action souterraine destinée, le moment venu, à mobiliser leurs partisans. Malgré l’étendue de la répression, qui avait commencé dès la nuit de l’incendie du Reichstag et qui ne s’était jamais arrê­tée, les groupes clandestins, en vertu d’une discipline et d’une abnégation remar­quables, furent constamment reconstitués, parfois en cellules de cinq pour échapper plus facilement à la Gestapo, disposant avec Die Rote Fahne d’une presse à large tirage et dépendant d’instructeurs formés dans les différentes directions (Arbeitslei­tungen) établies à l’étranger.En 1935, Georgi Dimitrov suggéra une tactique dite du « cheval de Troie », destinée à noyauter de l’intérieur les organisations nazies. A partir de 1936, l’on constate une baisse progressive de l’activité clandestine communiste ; en avril 1939, 150 000 communistes étaient en prison ou dans des camps de concentration. Il était cependant encore possible à l’un des instructeurs de Berlin, Willi Gall, de soutenir dans cette ville une trentaine de groupes clandestins et d’y publier un journal, la Berliner Volkszeitung.
La persistance d’une opposition combative ne doit cependant pas laisser ignorer que la classe ouvrière elle-même est passée en majorité de la résignation à l’a­dhésion. Elle n’était pas insensible aux avantages que lui procura la Deutsche Ar­beitsfront (DAF) placée sous la direction du Dr. Ley et qui, par l’entremise de Kraft durch Freude (La Force par la joie) planifia ses loisirs et lui permit d’acquérir des Volkswagen, ce qui contribua à lui faire accepter la perte de la liberté syndicale, la discipline militaire instaurée dans les usines, l’obligation du livret de travail, l’al­longement progressif des heures de présence. Il apparut à la classe ouvrière, à qui le manque de main-d’œuvre donna progressivement des moyens d’action à l’égard du patronat, que le risque d’opposition au régime était hors de proportion avec les résultats, ce qui n’exclut pas une critique personnelle aux ordres reçus.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article229417, notice Le mouvement ouvrier et le national-socialisme (1933-1939) par Jacques Droz, version mise en ligne le 23 juin 2020, dernière modification le 24 juin 2020.

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