Par Hervé Lemesle
Né le 14 mars 1919 à Đurđevac (Koprivnica, Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, aujourd’hui Croatie), mort le 8 juin 1942 à Srđevići (Srbac, Etat indépendant de Croatie, aujourd’hui République serbe de Bosnie) ; lycéen, militant des jeunesses communistes ; volontaire en Espagne républicaine ; interné en France ; résistant en Yougoslavie.
Slobodan Mitrov incarne la figure du jeune volontaire inflexible héroïsé par la propagande du Parti communiste de Yougoslavie (KPJ), de son vivant et après sa mort.
Il naquit dans un bourg de Slavonie septentrionale proche de la frontière hongroise. Son père Lazar Mitrov, vétérinaire natif de Syrmie et installé en Slavonie après ses études à Vienne en Autriche, et sa mère Mara Radanović, originaire de Slavonie orientale, ne militaient pas dans un parti mais avaient une sensibilité de gauche. Slobodan Mitrov eut une enfance heureuse avec son frère Vojin et sa sœur Zorica, en dépit de plusieurs déménagements liés à l’activité professionnelle du père d’abord à Petrinje (Banija, au sud de Zagreb), puis à Banja Luka (Bosnie centrale), à Gevgelija (Macédoine, à la frontière avec la Grèce) et enfin à Bački Petrovac (Vojvodine). Slobodan Mitrov fréquenta de ce fait après l’école élémentaire les lycées de Zagreb, Banja Luka et Gevgelija. Il s’y montra plus intéressé par le sport et la vie sociale que par ses études, bien qu’il adorait Gorki paraît-il. A Banja Luka, il fut ainsi gardien de but dans les clubs du BSK et du Borac [le combattant], adhérant en 1934 au Secours rouge puis l’année suivante au Club des académiciens, une association culturelle, et à la Ligue de la jeunesse communiste de Yougoslavie (SKOJ). Très activement impliqué dans cette dernière, il organisa en particulier la campagne de boycott des JO de Berlin. Lors d’une manifestation le 15 juin 1936, qui dégénéra en affrontement avec la police, il fut arrêté et détenu pendant 10 jours, puis expulsé à Gevgelija où travaillait son père. Grâce à un visa l’autorisant à aller en Grèce pour un match avec son nouveau club de football, il en profita pour rejoindre l’Espagne. Parti d’Athènes, il gagna Sofia puis Bucarest, séjourna un temps à Vienne, centre important pour les militants du KPJ en exil, et parvint en France en passant par la Suisse, accroché sous un wagon pour éviter d’être arrêté à la frontière.
Arrivé en Espagne le 5 janvier 1937, Slobodan Mitrov fut affecté dans le bataillon « Thälmann » de la 11e brigade internationale (BI), y commandant une section. Il fut blessé à deux reprises au Jarama en février et à Guadalajara en mars. Après un bref passage dans le bataillon « Dombrowski » de la 12e BI, il intégra en mai le bataillon « Đaković », alors rattaché à la 150e BI. Promu commissaire politique de section puis du bataillon, il fut blessé une troisième fois lors de l’offensive de Brunete en juillet et contraint de quitter le front en octobre pour des problèmes de santé. Il intégra alors la section yougoslave du Commissariat des BI à Albacete, au sein de laquelle il prit une part active dans la propagande à destination des volontaires yougoslaves et de leurs compatriotes dans l’émigration et au pays. Fort de sa maîtrise des langues — il écrivait en russe et en espagnol, parlait le bulgare, le tchèque, l’allemand et le français —, il travailla avec deux volontaires eux aussi blessés au front, le Croate Karlo Mrazović (1902-1987) et le Monténégrin Veljko Vlahović (1914-1975), et deux cadres venus d’URSS, les Serbes Božidar Maslarić (1895-1963) et Veljko Ribar (1897-1966). Il collabora aux périodiques Dimitrovac destiné aux volontaires yougoslaves en Espagne même et Glas iseljenika [La voix des émigrés] visant les émigrés yougoslaves en France et en Belgique, aux émissions de Radio Madrid en serbo-croate et au petit livre Krv i život za slobodu [Le sang et la vie pour la liberté] s’adressant aux étudiants yougoslaves.
Slobodan Mitrov fut ensuite promu en janvier 1938 commissaire politique du service de santé des BI à Madrid et réintégra en août le bataillon « Đaković » de la 1929e BI sur le front du Levant. Considéré comme un bon combattant ayant acquis des compétences militaires, très discipliné et apprécié par les combattants, il fut le plus jeune Yougoslave promu major et admis dans le Parti communiste d’Espagne (PCE), même si l’on déplorait son manque d’honnêteté au niveau de sa formation politique. En effet dans sa biographie rédigée en mars 1938, il prétendait avoir lu les livres II, III et V du Capital de Marx et les écrits philosophiques de Lénine, ce qui sembla très exagéré vu son bagage scolaire. Sa fidélité à la ligne stalinienne était par contre sans faille : membre des Amis de l’URSS, il déclara regretter ses contacts passés avec un volontaire croate, Ilija Zeman (1904-1941), cordonnier installé à Paris avant l’Espagne et exclu en 1935 de la SFIC pour ses liens avec des éléments « trotskistes ». Repéré par André Marty comme un militant au-dessus de tout soupçon, Slobodan Mitrov fut même chargé d’enquêter sur la présence de la « cinquième colonne » dans les unités et organisations républicaines. Son dévouement à la cause était total, comme l’atteste ce courrier envoyé à sa famille :
« Chère mère et autres [...] Ma vie n’appartient plus ni à vous ni à moi. Elle appartient à la lutte contre le fascisme. Car si nous ne luttons pas contre ce plus grand ennemi de l’humanité dans un pays étranger, et si nous ne parvenons pas à le surmonter ici, il arrivera à nos portes et dans nos campagnes, les villes et les villages seront détruits et des gens seront tués dans notre pays, les femmes, les enfants et les personnes âgées et nous ne devons pas permettre cela [...] Votre major Danko vous aime ! ».
Commissaire politique du groupe yougoslave regroupé en janvier 1939 en Catalogne à Llers, Slobodan Mitrov appela ses camarades à reprendre les armes pour défendre Barcelone puis protéger le repli des militaires et des civils vers la frontière française. Il redevint alors le commissaire politique du bataillon « Đaković » reconstitué. Après la Retirada, il fut interné à Argelès-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), où il fit preuve du même zèle, œuvrant pour isoler un groupe de vétérans récalcitrants. Il fut de ce fait un des 14 cadres communistes envoyés par le commandant du camp dans la forteresse de Collioure, dans le but de les isoler du collectif et de les soumettre à un régime disciplinaire des plus stricts. Ce noyau dur fut finalement regroupé avec les autres vétérans yougoslaves dans le camp de Gurs (Basses–Pyrénées), mais Slobodan Mitrov ne perdit en rien sa détermination. Opposé aux Compagnies de travailleurs étrangers (CTE) dont la participation était imposée par les autorités françaises, il fit partie des 90 Yougoslaves mis aux arrêts suite à leur révolte le 2 avril 1940 ; il ne put de ce fait pas voir ses parents venus de Yougoslavie pour lui rendre visite. Il fut ensuite transféré avec les autres « durs » au Vernet (Ariège), mais s’en évada fin 1940 avec le mécanicien serbe Dimitrije Koturović (1911-1944). A Avignon, il retrouva sa mère qui lui donna l’argent et les documents nécessaires à son retour en Yougoslavie.
Tandis que Koturović restait à Marseille, où il devint résistant et périt en manipulant des explosifs, Slobodan Mitrov rentra donc au pays et fit son service militaire à Debar, surnommée « la Sibérie yougoslave », située au nord-est de la Macédoine près de la frontière albanaise. Prenant contact avec les militants communistes locaux, il créa un comité de soldat et affronta les troupes italiennes envahissant le pays le 6 avril 1941. Après la capitulation de l’Armée royale yougoslave le 17 avril, il s’évada du camp de prisonniers de Tetovo et parvint à regagner Belgrade, bombardée et occupée par les Allemands. Il revint ensuite à Banja Luka, où il s’impliqua dans l’organisation de l’insurrection armée contre les occupants et les collaborationnistes croates, les ustaši, qui avaient pris le contrôle de la Bosnie. Il dirigea pendant l’été 1941 les premières unités de partisans en Bosnie occidentale, puis prit en octobre le commandement du 3e détachement de partisans de Bosnie centrale dans le secteur de Jajce. Passé à la tête du 4e détachement fin 1941, il réussit à créer un vaste territoire libéré entre la Vrbas et la Bosna, mais dut faire face au printemps 1942 à une grande offensive des Allemands et des ustaši, soutenus par des commandants de la résistance monarchiste serbe, les četnici. Alors que les unités décimées des partisans se repliaient en Slavonie, il décida de rester en Bosnie et trouva la mort lors d’un accrochage avec des četnici dans le village de Srđevići. Slobodan Mitrov avait conclu à Banja Luka un mariage partisan avec une jeune communiste, Nada Mažar, qui le décrivait ainsi :
« Les combattants aimaient Danko, mais en même temps, ils avaient très peur de lui. Il avait des cicatrices sur ses bras, ses jambes et son ventre à cause de blessures en Espagne, mais il ne s’en est jamais plaint. Il avait un courage extraordinaire, ce qui m’a toujours fait redouter que le pire lui arriverait. Grand, trapu, toujours impeccablement vêtu et tondu, il donnait l’impression d’un vrai officier. Bien qu’il fut trop strict, un vrai feu, comme l’ont dit certains, dans son âme, il était un ami simple, gentil, attentionné et bon, qui avait beaucoup de chaleur en lui ».
Membre du comité local de la SKOJ de Kotor Varoš de novembre 1941 à janvier 1943, devenue ensuite secrétaire de la SKOJ dans le 4e détachement de Bosnie occidentale, Nada Mažar survécut à la guerre, mais elle perdit sa mère, morte du typhus, et trois de ses quatre frères, tués au combat. Le conflit n’épargna pas non plus la famille Mitrov — le père fut exécuté par les četnici —, mais la mère, le frère et sœur demeurèrent en vie et reçurent la médaille des partisans. Slobodan Mitrov fut quant à lui un des premiers anciens d’Espagne à être proclamé héros des peuples de Yougoslavie, la décoration titiste la plus prestigieuse, le 27 juillet 1945. Sa légende posthume resta vivace dans tout l’espace yougoslave et post-yougoslave jusqu’à nos jours, comme en témoigne l’existence d’un monument commémoratif en son honneur à Banja Luka (aujourd’hui République serbe de Bosnie), et d’une rue portant son nom à Gevgelija (aujourd’hui Macédoine du Nord).
Par Hervé Lemesle
ŒUVRE : avec Karl Anger (Veljko Ribar), Božidar Maslarić et Veljko Vlahović, Krv i život za slobodu ! Slike iz života i borbe studenata iz Jugoslavije u Španiji [Sang et vie pour la liberté ! Images de la vie et de la lutte des étudiants de Yougoslavie en Espagne], Barcelone, Izdanje Federalne Unije Španjolskih Studenata (UFEH), 1938.
SOURCE : RGASPI (Moscou), 495.277, dossier personnel, biographie du 26 mars 1938 ; 545.6.1528, caractéristique n°741 du 9 mai 1941. — Karl Anger, Dragutin Gustinčič, Carlo Ortega (Karlo Mrazović), Nuestros Españoles, Madrid, Ediciones del comisariado de las Brigadas internacionales, 1937, p.35. — Heroji iz dva oslobodilaĉka rata (1936-1939 ; 1941-1945) [Héros des deux guerres de Libération], Belgrade, Inicijativini komitet za saziv kongresa, 1946. — Aleš Bebler, éd., Naši Španci. Zbornik fotografija i dokumenata o uĉešću jugoslovenskih dobrovoljaca u španskom ratu 1936-1939 [Nos Espagnols. Recueil de photographies et de documents sur les volontaires yougoslaves ayant participé à la guerre d’Espagne], Belgrade, Izdali Španski borci Jugoslavije, 1961. — Stevan Belić Dudek, « Jugosloveni u Španskom građanskom ratu » [Les Yougoslaves dans la guerre civile espagnole], in Čedo Kapor, Španija 1936-1939 [L’Espagne], Belgrade, Vojno-izdavačko zavoda, 1971, vol.1, pp.219-285. — Pero Morača, dir., Narodni heroji Jugoslavije [Les héros des peuples de Yougoslavie], Belgrade, Mladost, 1975, vol.1, pp.548-549. — Gojko Nikoliš, Korijen, stablo, pavetina (memoari) [Racines, tronc, lierre], Zagreb, Sveučilišna naklada Liber, 1981. — Milovan Milutinović, Narodni heroj Slobodan Mitrov Danko, Belgrade, Vojnoizdavački i novinski centar, 1989. — Lazar Udovički, Španije moje mladosti. Pismo mojoj deci [L’Espagne de ma jeunesse. Lettre à mes enfants], Belgrade, Čigoja štampa, 1997. — Nevenka Petrić, I svjiezda smo dosezali III. Revoluciarni omladinski pokret srednje Bosne 1941-1945 [Et nous avons atteint les étoiles. Le mouvement de la jeunesse révolutionnaire de Bosnie centrale], Belgrade, Foto Futura, 2004. — Notice de l’Association des combattants espagnols pour le centenaire de la naissance de Slobodan Mitrov, Belgrade, 14 mars 2019, en ligne. — Arch. PPo., RG77W 1443, liste de 379 volontaires yougoslaves. — Notes Daniel Grason.