Par Jean-William Dereymez
Né le 9 décembre 1922 à Paris, mort le 25 juillet 1986 près de Chamonix ; officier de la Marine nationale, puis ingénieur au Centre d’études nucléaires (CEA) de Grenoble ; fondateur du Groupe d’action municipale (GAM) de Grenoble en 1965, membre du PS à partir de 1973 ; maire de Grenoble (1965-1983) ; député de l’Isère (1973-1983).
Peu de choses semblaient prédisposer Hubert Dubedout à devenir, dans les années 1960-1970, le modèle d’une nouvelle forme de socialisme municipal, voire une sorte de mythe encore vivace aujourd’hui - la section de Grenoble du PS ne se nomme-t-elle pas aujourd’hui « Hubert Dubedout » ? Ni ses origines familiales, des forestiers du village de Saint-Sever (Landes), son père - il perdit sa mère dans sa douzième année - exploitant des tanneries dans différents lieux, à Bruxelles, Arudy (Pyrénées-Atlantiques), enfin Bizanos dans la banlieue de Pau. Ni, après de brillantes études au lycée de Pau, sa formation à l’École navale à la Libération, ses débuts à Navale ayant été interrompus en 1942 par l’invasion de la zone sud. Ni sa profession originelle, officier de la « Royale », ni même ses engagements dans les mouvements de jeunesse chrétiens comme la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et l’Action catholique de la jeunesse française (ACJF) pendant la Seconde Guerre mondiale. Il demeura d’ailleurs proche des milieux catholiques, visitant régulièrement et discrètement, durant ses mandats, l’évêque de Grenoble, et l’influence du personnalisme sur sa pensée perdura.
C’est plutôt la rencontre avec une ville alors en expansion, Grenoble, qui allait faire naître son goût pour l’administration locale, puis son engagement dans le Parti socialiste. Nommé au Centre d’études nucléaires de Grenoble grâce à ses études scientifiques en France et aux États-Unis, après qu’il eut participé aux guerres d’Indochine, d’Algérie, à l’expédition de Suez et quitté la marine en 1958, il y fut chargé d’aider le directeur d’alors, Louis Néel, futur prix Nobel de physique (1970), à mettre sur pied le centre de recherches du Commissariat à l’énergie atomique créé en 1956. Au CENG, il travailla avec des ingénieurs qui, comme Yves Droulers, militant de la CFTC puis de la CFDT, lui firent rencontrer des syndicalistes, des animateurs de mouvements d’éducation populaire comme ceux de Peuple et culture, des militants du PSU. L’attrait du cadre alpin ne laissa pas non plus Hubert Dubedout indifférent, et il devint un bon montagnard, comme nombre d’ingénieurs venus travailler à Grenoble. La crise sociale que connut en 1963 une des entreprises phares de Grenoble, Neyrpic, le marqua également.
Étonné par certaines lacunes dans la gestion de la ville, dirigée depuis 1959 par un médecin gaulliste, Albert Michallon, ancien des maquis de Belledonne, qui avait succédé à une municipalité où coexistaient membres de la SFIO et centristes, Hubert Dubedout participa en 1964 à la création d’un mouvement informel devenu en janvier 1965 Groupe d’action municipale (GAM), l’un des tout premiers en France. Les critiques dont firent l’objet les municipalités précédentes, celles du Dr Léon Martin et celle du chirurgien Albert Michallon, considérées comme vieillottes, mal gérées, sans ambition - le budget était alors excédentaire... ce qui permit à la nouvelle politique de partir sur des bases très saines -, paraissent aujourd’hui quelque peu injustes, notamment au vu des initiatives prises par la seconde, finalement reprises par l’équipe Dubedout, nous songeons par exemple aux Jeux olympiques ou à l’extension de la ville vers le sud (plan Bernard). Quant à la fameuse insuffisance de la fourniture d’eau, véritable cliché, mise constamment en avant comme point de départ de la décision d’Hubert Dubedout d’entrer en politique et symbole de l’impéritie des municipalités d’avant 1965, elle ne touchait que certaines rues de la ville, les autres ignorant totalement le problème.
Ne pouvant espérer gagner seul les élections, le GAM se chercha des alliés, d’abord dans la famille démocrate chrétienne (MRP), qui renonça finalement pour se tourner vers la droite, puis dans la SFIO. La section socialiste, alors à son étiage, bien qu’un peu surprise par ce personnage austère correspondant si peu à l’image d’un maire telle qu’elle la voyait, accepta à condition que Georges Martin, le fils de l’ancien maire, qui venait de conquérir un siège au conseil général de l’Isère, soit tête de liste. Celle-ci comprenait, outre les membres de la SFIO (majoritaires) et des GAM, très minoritaires, des militants du Parti socialiste unifié, souvent « bigames » car aussi membres du GAM. Leur victoire inattendue tint au retrait sans consigne de la liste communiste et à l’application de la « discipline républicaine » par les électeurs du PC. Elle allait sceller le destin d’Hubert Dubedout, promu maire au lendemain du scrutin.
Commencèrent alors ce qui allait devenir les « Années Dubedout », dix-huit ans de pouvoir grâce à deux réélections, en 1971 et en 1977. Le premier défi à relever pour la nouvelle municipalité fut celui de l’organisation des Jeux olympiques d’hiver, obtenue par A. Michallon, qui se déroulèrent en février 1968 et furent un succès. Les JO permirent, outre l’émergence de la ville sur la scène internationale - aujourd’hui cette réputation internationale est en grande partie oubliée, sinon dans les pays alpins -, de moderniser des équipements obsolètes et d’atténuer l’enclavement de la ville. Naquirent alors des bâtiments toujours emblématiques, dont un nouvel hôtel de ville et une Maison de la culture, due à l’architecte Wogensky, inaugurée par André Malraux.
Car l’arrivée au pouvoir de l’équipe Dubedout correspondit avec la convergence d’une série de nouveautés, décentralisation culturelle, modernisation de la gestion municipale, définition de nouvelles pratiques de démocratie locale. Ces mouvements, souvent relayés à Grenoble par certains membres de la municipalité, René Rizzardo, Jean Verlhac*, un des fondateurs du PSU au niveau national, plus dogmatiques que le maire et dont les actions lui furent souvent attribuées, contribuèrent à la naissance d’un modèle, voire d’une sorte d’Âge d’or du socialisme municipal. Les GAM connurent une fulgurante ascension au plan national - on en dénombrait 180 en 1970 - et l’on venait en délégation de l’Europe entière visiter les réalisations grenobloises, la réciproque étant d’ailleurs vraie, les édiles grenoblois apprenant beaucoup de leurs voyages d’études à l’étranger.
La réélection de 1971, la liste communiste s’étant retirée sans se désister, installa solidement l’équipe avec 55 % des suffrages, et Hubert Dubedout, malgré ses réticences, se lança dans la politique nationale. En fait, son engagement comme député de la seconde circonscription de l’Isère résulta du refus, pour raison de santé, de celui qu’il admirait et qu’il poussait à revenir à Grenoble, Pierre Mendès France, élu à ce siège en 1967 - le maire de Grenoble appuya cette candidature - mais battu en 1968 par Jean-Marcel Jeanneney après une campagne passionnée. Le maire de Grenoble avait apprécié l’ancien président du Conseil lors de la préparation de la Rencontre de Grenoble, en 1966, qui permit à Hubert Dubedout de mieux connaître les dirigeants et militants de la Nouvelle gauche, dont Michel Rocard*, Serge Malet* ou Gilles Martinet*. Les législatives de 1973, remportées largement au second tour malgré un score décevant en ce qui concerne Grenoble ville, donnèrent l’occasion à Hubert Dubedout d’adhérer au Parti socialiste alors en plein renouvellement, auquel son ami Yves Droulers participa en devenant quelque temps secrétaire fédéral.
Peu enclin aux luttes d’appareil, il n’y fut guère à l’aise et, en dépit de son aura de magistrat de la première ville du département, ne put y tenir une position dominante, malgré l’adhésion de la « nouvelle gauche », ses alliés. Il est vrai qu’il eut affaire dans le PS à forte partie, en l’occurrence Louis Mermaz*, qui, venu de la Convention des institutions républicaines, avait l’oreille du Premier secrétaire d’alors, François Mitterrand*, et étendit progressivement son influence dans la fédération malgré l’opposition des Grenoblois dont nombre venaient du PSU : dès 1971, Yves Droulers perdait le secrétariat fédéral. Ces divergences, pour ne pas dire plus, entre Hubert Dubedout et Louis Mermaz, solidement installé dans l’autre ville du département, Vienne, depuis 1971 et au conseil général dont il gagna la présidence en 1976, allaient scander une partie de la vie locale et nationale du parti. Tenté un moment par le cumul des mandats, bien qu’il l’ait fustigé en 1971 dans une émission de télévision nationale, le maire de Grenoble ne réussit pas à conquérir un siège au conseil général en septembre 1973. Il ne se sentait pas non plus à l’aise, contrairement au maire de Vienne, dans les luttes de courants du PS au niveau national, vouant son amitié tant à Pierre Mauroy* qu’à Michel Rocard, la rencontre de 1971 avec François Mitterrand n’ayant guère brisé la glace entre les deux hommes. L’élection de 1977 vit dans le droit fil du « Programme commun de gouvernement » de 1972, avant la crise de 1978, émerger une municipalité d’union de la gauche avec des édiles venus du Parti communiste, jusque-là seulement fournisseur de voix au second tour.
La réputation d’Hubert Dubedout dépassa toutefois le cadre local et départemental, notamment par le biais de la Fédération nationale des élus socialistes et républicains (FNESR), dont il assura la présidence à partir de 1977, ou de la présidence de la commission nationale du développement social des quartiers (1982). Le « laboratoire social » qu’aurait constitué la ville intéressa beaucoup la presse hebdomadaire parisienne, parfois plus que les Grenoblois. L’expérience de la Villeneuve, considérée par d’aucuns comme une nouvelle utopie urbaine, donnait à Hubert Dubedout la réputation, non usurpée, de spécialiste de la ville et son ardeur à s’emparer à la Chambre des dossiers traitant de finances locales, d’urbanisme, de logement en firent, une fois la gauche parvenue au gouvernement, un ministrable. Las, il n’obtint pas, contrairement aux promesses faites par Pierre Mauroy, le portefeuille de l’Équipement auquel il aspirait.
Cette première déconvenue, malgré un « prix de consolation » (la direction de l’Office d’importation des charbons), allait être suivie, en 1983, d’une véritable révolution politique et personnelle, l’échec dès le premier tour aux élections municipales de 1983, après dix-huit ans de mandat. Cette défaite, que l’on expliqua, faussement, par une abstention de l’électorat de gauche, trouva en fait ses causes dans l’émiettement de son électorat sur diverses listes, l’usure du pouvoir, les dissensions au sein de son équipe, l’abandon de la ville-centre au profit de Grenoble sud, l’alourdissement de la fiscalité communale, une bureaucratisation des équipes municipales, les premières déceptions causées par la gauche au pouvoir, la campagne très active, parfois féroce, de son challenger de droite, Alain Carignon.
Cet échec sonna le glas de la carrière politique d’Hubert Dubedout qui renonça à tous ses mandats, abandonna toute politique active et quitta même la ville pour ne plus y revenir, offrant ainsi des arguments à ceux de ses adversaires qui, dénonçant son apparence de froideur, lui déniaient tout attachement à sa ville d’adoption. Orphelins, ses épigones mirent douze ans à reconquérir la ville, grâce aux affaires qui entachèrent les mandats d’Alain Carignon et la réputation de la ville. Trois ans après son départ, Hubert Dubedout mourait d’une crise cardiaque dans une course en montagne, non pas dans la région de Grenoble mais dans le massif de Chamonix, à l’Aiguille-du-Tour. Son successeur baptisa alors de son nom l’une des principales places de la ville.
Que reste-t-il aujourd’hui des « Années Dubedout » ? Dix ans après sa mort, un colloque, rassemblant universitaires et anciens membres des municipalités, essaya, non sans tentations hagiographiques de la part de ces derniers, de dresser un bilan. Il en ressortit des jugements plus nuancés que ceux exprimés habituellement.
L’on s’accorda certes à souligner les innovations menées sous la direction d’Hubert Dubedout, en y apportant toutefois quelques nuances. Une politique de la ville audacieuse, certes, mais qui négligea le centre pour se tourner vers une « Villeneuve », aujourd’hui victime des lourdes réalités, devenue « quartier à problèmes » à l’image de ceux d’autres villes, loin des espoirs de ses promoteurs de développer la mixité sociale, nombre des « expérimentateurs » migrant par la suite vers des banlieues plus bourgeoises. L’enchâssement de l’éducation et de la culture dans ce nouveau quartier s’avéra un échec, le collège expérimental, en même temps centre polyvalent, très coûteux en personnel, créé en son cœur, ayant été ultérieurement déplacé. Cette politique de la ville, s’appuyant sur la création d’un premier syndicat intercommunal (SIEPURG puis SIEPARG), lança, par le biais d’une agence d’urbanisme (AUAG), un schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU), mais eut du mal, selon certains analystes, à se développer dans le cadre plus vaste de l’agglomération. Selon d’autres, la municipalité Dubedout, malgré la création d’un Syndicat mixte des transports en commun de l’agglomération (SMTC), mit trop longtemps à se convertir à de nouveaux modes de transport collectif, comme le tramway, dont elle lança le projet, l’engouement pour celui-ci, il est vrai, en étant alors à ses premiers balbutiements.
On releva dans l’expérience grenobloise un souci de développer une « démocratie participative » que traduisit un débat opposant Michel Debré à Hubert Dubedout, le premier se déclarant partisan de la démocratie représentative, le second assurant que « la légitimité des élus » s’établit « au quotidien de leurs relations avec les citoyens ». « Pas de cité sans citoyens », telle aurait été la devise du fondateur des GAM. Outre la pratique systématique de la délégation, qui conduisit Hubert Dubedout à ne rencontrer que rarement certains responsables de la vie municipale, le maire de Grenoble crut trouver dans les associations, et spécialement dans les unions de quartier dont on connaît aujourd’hui les limites, la représentation de cette « démocratie participative ». Il est vrai qu’aucune formule magique ne permet de l’atteindre, ainsi que le démontrent certaines assemblées de « citoyens » d’aujourd’hui, où dominent élus, membres de divers cabinets et fonctionnaires municipaux. Si la politique culturelle s’avéra, elle aussi, audacieuse - « La culture, disait Hubert Dubedout, doit être le moteur de la société » -, avec un louable souci d’animation socioculturelle, elle se borna surtout à la création locale, fondée sur l’existence de troupes de théâtre, de danse, d’expression corporelle, de musique installées à demeure, au détriment de l’ouverture sur les créations nationales et internationales, au détriment aussi du patrimoine, malgré un bicentenaire Stendhal (1983) réussi, marqué par l’ouverture de la Maison Stendhal, fermée depuis des années par besoin de travaux. Quant au modèle de la Maison de la culture, il vieillit assez vite, remplacé par des formules hasardeuses.
Au final, ne pourrions-nous dire que les « Années Dubedout » correspondirent effectivement à un certain Âge d’or du socialisme municipal, celui d’avant 1981 ? Avant les dures réalités du pouvoir - la municipalité dénonçait systématiquement la politique gouvernementale envers les collectivités locales avant cette date, la rendant responsable de la très forte augmentation des impôts locaux -, l’adoption du réalisme au nom d’une « culture de gouvernement » et la déception qui s’ensuivit.
Par Jean-William Dereymez
SOURCES : Outre les entretiens de l’auteur avec diverses personnalités grenobloises (parmi lesquelles G. Martin, R. Espagnac, F. Hollard, etc.), les très nombreuses études sur les divers aspects de Grenoble et les quelques articles rédigés par H. Dubedout, cette biographie repose sur les ouvrages suivants : Action municipale, innovation politique et décentralisation. Les années Dubedout à Grenoble, Grenoble, La Pensée sauvage, 1998. — Jean-William Dereymez, « Les années Dubedout à Grenoble », Évocations, 1999-2000, p. 133-137. — micheldestot.blogs.com. — Hubert Dubedout, Ensemble, refaire la ville : rapport au Premier ministre du président de la Commission nationale pour le développement social des quartiers, La Documentation française, 1983. — Hubert Dubedout, Lucien Sfez et alii, Langage politique et vérité, Recherches et débats, s.d. [1979 ?]. — France-Culture, mercredi 18 mai 2005, histoire du socialisme, 3/4. — Claude Glayman, Liberté pour les régions, Bretagne et Rhône-Alpes, Préface d’Hubert Dubedout. Lettre d’Henri Fréville, Fayard, 1971. — Jean-François Parent, Jean-Louis Schwartzbrod, Deux hommes, une ville. Paul Mistral, Hubert Dubedout, Grenoble, La Pensée sauvage, 1995. — Lucien Ratel, Hubert Dubedout, le bâtisseur (1965-1983), Grenoble, Éd. de Belledonne, 1996.