LAGUERRE Hélène

Par Jack Meurant

Née le 5 octobre 1892 à Artemare (Ain), morte le 9 mars 1980 à Avon (Seine-et-Marne) ; pacifiste et féministe engagée ; égérie et maîtresse de l’écrivain Jean Giono de 1935 à 1938.

Hélène Laguerre naquit à Artemare, minuscule village du département de l’Ain, dans le Valromey, à peu de distance de Belley. Son père, Maxime Laguerre (Paris 1863-Lyon 1923) petit industriel et vigneron, était conseiller général du canton de Champagne-en-Valromey, maire de Vieu (Ain), député radical de 1914 à 1919. La mère d’Hélène, Odette née Garin de la Morflans, avait vu le jour à Constantinople en 1860, sa famille étant installée dans les Balkans de longue date ; elle décéda à Paris en 1956. Ayant bénéficié en 1880 d’un important héritage, elle fit l’acquisition d’un vaste terrain viticole (Glaron) et d’une grande maison à Vieu, hameau de Don. C’est à côté de cette habitation, dans le vaste parc, que le couple créa une fabrique de peignes en corne. Trois enfants naquirent de leur union.
Hélène Laguerre passa une enfance et une prime jeunesse heureuse, dans une famille bourgeoise et notoirement connue. Elle suivit des cours d’infirmière à Paris et, à l’occasion d’une soirée mondaine, fit la connaissance d’un chirurgien-dentiste juif de Salonique, Salomon Carasso, dit Sylvain (Salonique était à ce moment encore turque, jusqu’en novembre 1912, date à laquelle la ville devint grecque). Leur mariage fut prononcé, par Maxime Laguerre, le 17 avril 1911, Hélène ayant seulement atteint l’âge de dix-huit ans et six mois. Après un retour à Salonique, et lors d’un repas de réconciliation faisant suite à une énième dispute, l’époux décéda au bout de trois mois de mariage de la fièvre typhoïde contractée après absorption d’un plat de fruits de mer (entretien du 29 septembre 2011 avec Jacqueline Cassagnol, fille ainée d’Hélène).
Revenue très vite à Paris, la jeune veuve vécut une existence libre, bohème, marquée par de nombreuses aventures amoureuses (ibid ; et Yvette Raymond, Souvenirs in Extremis, Plon 1982). Au début de 1915, elle s’engagea en qualité d’infirmière, et rejoignit ensuite le corps expéditionnaire d’Orient du général Sarrail. Elle fut plusieurs fois décorée, notamment de la Croix de Guerre, pour faits de bravoure. À la fin du conflit, elle rencontra Pierre Raymond et se maria avec lui le 5 septembre 1918. Le couple eut trois enfants (Jacqueline née en 1919 et décédée le 27 août 2012 ; Yvette née en 1920, euthanasiée en 1981 ; Alain né en 1921, décédé en 1944 après avoir été déporté en tant que résistant au camp de Hersbrück dépendant d’Auschwitz).
Pendant les cinq premières années du mariage, la famille ne cessa de changer de lieux de résidences. Le mari se montra "instable, nerveux, ayant mauvais caractère’’, et de surcroit en faillite à plusieurs reprises et sans réelle profession (Yvette Raymond, ibid, pages 53 et 54). Supportant de plus en plus mal le personnage (le divorce ne fut effectif qu’en 1941), Hélène s’installa à Paris en 1923, avec sa mère, veuve et ruinée, et ses enfants. D’abord rue Montcalm, puis au numéro 1 de la rue Lacretelle-Prolongée, dans le XVe arrondissement ( adresse à laquelle Jean Giono envoya ses lettres. Voir ci-après).

Militant dans les mouvements pacifistes et antifascistes, Hélène Laguerre participa le 12 février 1934 ‘’à l’énorme manifestation unitaire de la gauche ‘’ et, pour la première fois, mit ‘’toutes ses médailles de guerre […] Sur sa forte poitrine de bonne nourrice.’’ (Yvette Raymond, ibid, page 57). Elle, et sa mère Odette, secrétaire d’une association de femmes pacifistes (la Ligue des Mères et Éducatrices pour la Paix), accueillirent dans leur modeste appartement parisien de très nombreux réfugiés, allemands (l’un d’eux y resta pendant plusieurs années), autrichiens, espagnols, et juifs ayant fui le nazisme après 1933. Pour permettre à ses enfants de profiter de vacances peu onéreuses, Hélène Laguerre, toujours désargentée, devint mère-aubergiste à partir de 1934, dans l’auberge de jeunesse de Grammont, sur la commune de Saint-Avertin, proche de la ville de Tours (département d’Indre-et-Loire). Son action et son adhésion au Centre laïc des Auberges de Jeunesse (CLAJ), d’obédience socialiste, lui valut d’être nommée en 1938 inspectrice générale.
En février 1935, elle envoya une lettre à Jean Giono, lui faisant part de son admiration, ce que souligne et apprécie le destinataire dans sa réponse transmise hâtivement. Débuta alors une correspondance régulière qui, bientôt, contiendra des propos ne laissant aucun doute quant à la naissance d’un amour réciproque et encore platonique. Ainsi, dans sa lettre reçue par Hélène le 27 mars 1935, puis dans les suivantes, Giono emploie les expressions ‘’ Ma chérie’’, ou encore ‘’je t’aime’’, et use du tutoiement. Pressé cependant de connaitre sa correspondante, y compris charnellement, l’écrivain envisagea plusieurs rencontres, mais c’est seulement le 9 juillet, à Marseille, que celle-ci se réalisa. Giono, dans sa nouvelle lettre, décrit leur union en termes érotiques ; comme il en aura l’habitude ultérieurement. Hélène devint ainsi la destinataire de plus de mille deux cents courriers dont neuf cent quatre-vingt-seize se trouvent dans la bibliothèque d’une université américaine : la Lilly-Library de Bloomington, dans l’Etat d’Indiana. Leur consultation n’est possible que sur place et leur publication est interdite par la volonté des héritiers de l’écrivain.
Le 1er septembre de la même année, après avoir eu l’intention de créer un mouvement pacifiste, Giono et une quarantaine de jeunes gens et jeunes filles quittèrent Manosque pour une randonnée qui s’arrêta au bout trois jours au hameau du Contadour, à environ douze kilomètres du village de Banon, sur la commune de Redortiers dans les Basses-Alpes (aujourd’hui Alpes-de-Haute-Provence). Huit autres réunions s’y déroulèrent et Hélène participa activement à toutes, de la première à la dernière qui se déroula d’août à septembre 1939, alors que la guerre venait d’éclater. Forte de sa qualité de maîtresse de Giono, elle joua un rôle constant de dirigeante, désirant imposer l’image d’un être infaillible, s’attirant parfois les critiques des personnes présentes, tels le professeur Pierre Citron ou encore le romancier Pierre Magnan. Qui plus est, elle fut étroitement liée, par ses conseils et ses encouragements, à la rédaction et à la publication de l’œuvre politique du romancier. Son influence que celui-ci évoque dans de nombreuses lettres et pendant les quatre années que dura leur relation amoureuse, était réelle et déterminante. Dans son désir de faire de son amant le penseur pacifiste du siècle, elle alla jusqu’à provoquer l’irritation de son correspondant (lettres reçues les 29 octobre 1936 et 19 décembre 1938). Son attachement à la personne de Giono et à ses publications pacifistes demeura longtemps après leur séparation, ce qui la conduisit à proposer souvent des débats et des conférences dans le but de faire connaître l’œuvre à laquelle elle attachait une importance exceptionnelle. Dans sa thèse parue en 2016, le professeur Schaelchli en parle en ces termes : "encombrante maîtresse, […] terrible captatrice du génie, […] castratrice du romancier’’ ; inspiratrice dont "l’intervention occultée constitue un fait primordial’’ (Edouard Schaelchli, Jean Giono le non-lieu imaginaire de la guerre, une lecture de l’œuvre de Giono à la lumière de la Lettre aux Paysans sur la Pauvreté et la Paix, Éditions Eurédit 2016, tome II, pages 71 et 89).
En 1937-1938, elle était trésorière du Comité d’action pour la paix en Espagne (voir Lucien Le Foyer et Camille Planche).

De 1940 à 1944, Hélène Laguerre poursuivit et intensifia son action au sein du mouvement des auberges de jeunesse. Avec l’armistice et l’instauration du régime de Vichy, les institutions antérieures avaient été dissoutes. Fut alors mise en place une nouvelle organisation sous l’autorité du "secrétaire général à la jeunesse’’"qui dépendait du "Secrétaire d’Etat à l’Éducation Nationale et à la Jeunesse" Dès mars 1941, Hélène Laguerre fut nommée vice-présidente au sein d’un "Comité directeur" créé ad hoc. Elle eut pour fonction la gestion d’une école de formation des cadres, futurs père et mères aubergistes des "Auberges Françaises de la Jeunesse" ; à Mollans-sur-Ouvèzes, dans le département de la Drôme. Avec son aide efficace, cette école devint un centre de résistance à la collaboration. Elle écrivit par ailleurs divers articles dans la revue Routes, y développant ses idées féministes qui prônent notamment la mixité (sur cette période et l’importance de l’action d’Hélène Laguerre, Cf Lucette Heller- Goldenberg : Histoire des Auberges de Jeunesse en France, des origines à la libération (1929-1945), Université de Nice, réédition ANAAJ, tome II, pages 895 à 904).

Après la Libération, Hélène Laguerre et sa fille Yvette furent engagées en qualité d’infirmières dans un village d’enfants orphelins, souvent fils et filles de Résistants, à Villard-de-Lans. De 1945 à 1972, c’est un retour aux lieux de l’enfance : une vieille ferme située sur la commune de Belmont-Luthézieu, à peu de distance du village d’Artemare (Ain).
Vivant d’expédients et d’une maigre retraite, souvent aidée par d’anciens ‘’Contadouriens’’ ou par Giono lui-même, Hélène Laguerre, après la mort de ce dernier en octobre 1970, n’eut d’autre solution que de céder les lettres de son illustre amant. Elle les proposa d’abord à la famille Giono qui en refusa l’achat (Lettre d’Aline Giono du 8 octobre 1975, inédite). C’est pour cette raison que la transaction fut ensuite réalisée avec l’université américaine précitée ; ainsi qu’avec divers acheteurs particuliers.
Cette femme originale, ‘’ayant le génie du bonheur’’ (selon l’expression de sa fille Yvette), acheva sa vie mouvementée, marquée par une relation amoureuse intense, dans un modeste appartement HLM à Avon, en Seine-et-Marne, à peu de distance de la cité où résidait sa cadette. Elle décéda à son domicile le 9 mars 1980 à l’âge de quatre-vingt huit ans.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article231243, notice LAGUERRE Hélène par Jack Meurant, version mise en ligne le 19 août 2020, dernière modification le 1er juin 2022.

Par Jack Meurant

ŒUVRE : Hélène Laguerre n’a publié aucun d’ouvrage, ni n’a -semble-t-il- laissé des mémoires ; elle a seulement écrit quatre articles parus dans la revue Routes… "Bulletin du mouvement de jeunes ajistes Les Camarades de la Route’’, de 1942 à 1944 (Seule publication autorisée par le régime de Vichy).
L’Association des Amis de Jean Giono possède en archives la copie de lettres adressées à Henry Poulaille, datées du 15 septembre 1939 au 22 août 1947 (inédites).

SOURCES : En raison du silence sur la vie amoureuse de Giono, imposé aux biographes par la famille, les sources concernant Hélène Laguerre sont rares et, souvent tronquées, voire volontairement erronées.
Sur la biographie
- Jack Meurant : Jean Giono et le Pacifisme 1934-1944, de la paix à la guerre, éditions Parole, mars 2019, pages 59 à 63 (une erreur figure à la page 61, avant-dernière et dernière lignes, faute de l’information aujourd’hui acquise : la rencontre initiale avec Giono eut lieu le 9 juillet 1935, et non à Pâques). — Lucette Heller-Goldenberg, Histoire des Auberges de Jeunesse en France, des origines à la libération (1929-2945) , Université de Nice, réédition ANAAJ, tomes I et II.— Jacques Meny : ‘’Laguerre Hélène’’ dans Dictionnaire Giono, Classiques Garnier, 2016, page 523. — Yvette Raymond : Souvenirs in extremis, Plon 1982.
A propos de l’influence sur Jean Giono :
- Jack Meurant, ‘’Jean Giono et Hélène Laguerre Le Pacifisme en couple, 1935-1938’’ (inédit). — Édouard Schaelchli, Jean Giono le non-lieu imaginaire de la guerre, une lecture de l’œuvre de Giono à la lumière de la Lettre aux Paysans sur la Pauvreté et la Paix, éditions Eurédit, 2016, tomes I et II.
Pour une présentation tronquée du rôle d’Hélène Laguerre :
- Pierre Citron, "Journal (1935-1939) Journal de l’occupation, Notice’’ ; Jean Giono Journal, poèmes, essais , Gallimard, Pléiade, 1995, pages 1162 et 1163.
Sur les rencontres du Contadour :
- Lucette Heller-Goldenberg, Jean Giono et le Contadour ‘’un foyer de poésie vivante’’ 1935-1939, Les Belles Lettres, 1972. — Les Cahiers du Contadour, Revue publiée de juillet 1936 à février 1939 (ouvrage collectif). — Jack Meurant, Giono Contadour et Pacifisme, Chroniques de Haute- Provence, n° 361, Société scientifique et littéraire des Alpes-de-Haute-Provence 2008.

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