Explorer le maitron

Le cimetière des proscrits à Jersey

ARTICLE

Le cimetière Macpela à Jersey abrite une tombe collective où furent inhumés, à partir de 1853, dix-sept exilés (quinze français, un polonais et un danois) proscrits par le régime de Napoléon III, la Russie et des pays germaniques. Ce lieu de mémoire matérialisé par quelques stèles, les « pierres des martyrs », fut, à l’occasion de chaque inhumation, un espace de réunion des républicains et nationalistes européens en exil. Charles Heurtebise et Charles Ribeyrolles y appelèrent à « la République universelle, démocratique et sociale », Victor Hugo à la délivrance de tous les peuples et à l’égalité politique des femmes avec les hommes. L’anarchiste Joseph Déjacque y fit un discours polémique, intervinrent également Pierre Leroux et le polonais Zenon Świętosławski... Leurs discours, publiés notamment dans le journal L’Homme, connurent une diffusion internationale faisant de ce lieu et de Jersey un phare et un bastion de la reconquête républicaine.

les « pierres des martyrs »

Le 9 avril 1853 eurent lieu les premières obsèques d’un exilé français à Jersey, celle de Louis Hélain-Dutaillis au cimetière de Green Street à Saint-Hélier. Au départ du cortège, le prêtre catholique fut écarté et, selon des dernières volontés du défunt, arboré le drapeau rouge surmonté de crêpe noir, et non le drapeau français comme annoncé. Picquet de la Nièvre prononça un discours vengeur contre l’Empire mais aussi contre les Républicains « du lendemain ». Victor Hugo, qui avait promis de parler, offensé, estima que l’union entre les proscrits, qu’il n’avait de cesse de prôner, était bafouée. Il se retira sans avoir prononcé le discours attendu par nombre d’exilés. Pierre Leroux fit de même. Après une plainte du vice-consul français Laurent, les autorités civiles et religieuses de Jersey interdirent toute inhumation de proscrit à Saint-Hélier.

La proscription choisit alors, comme lieu d’inhumation de ses membres, un cimetière situé dans la paroisse Saint-Jean et sa subdivision, la Vingtaine de Hérupe : le cimetière Macpela à Sion. Ce cimetière, créé en 1851, comme le montre la date inscrite de part et d’autre du portail, était destiné à accueillir les morts qui ne pouvaient être enterrés dans les cimetières anglicans, méthodistes ou catholiques.

Les proscrits choisirent de se faire inhumer au même endroit, dans une tombe collective seulement signalée par une stèle brut de granit rose, portant sur des médaillons en cuivre le nom des personnes inhumées. La stèle et les neuf premiers médaillons furent sans doute placés après le décès de Jean-Pierre Drevet, en octobre 1854. C’est ainsi que Charles Hugo la décrit l’année suivante. Quatre autres médaillons y furent ajoutées pour signaler des inhumations faites entre 1856 et 1894. Quelques proscrits bénéficièrent en plus d’une stèle individuelle.

Les enterrement étaient pour les proscrits une occasion de se retrouver. Devant la stèle ils firent des discours politiques affirmant leurs convictions républicaines et rendant responsable Louis-Napoléon Bonaparte de la mort de leurs compagnons, qualifiés de martyr. Il est vrai que les séjours en prison ou dans les pontons avaient affaibli leur santé. C’est dans ces lieux insalubres que beaucoup avaient contracté des maladies, comme la tuberculose, qui allaient les emporter en exil ou après leur retour en France.

Outre les discours politiques que l’on retrouvera dans les notices des inhumés, voici deux descriptions du cimetière. La première, contemporaine de l’exil, sous la plume de Charles Hugo, fils du poète Victor, la seconde sous la plume d’un historien au début du XXe siècle.

La dernière visite aux Morts de Jersey (1855)

Les proscrits expulsés suite au « Coup d’État de Jersey », firent, à la fin du mois d’octobre 1855, une dernière visite au cimetière, avant leur départ de l’île. Charles Hugo, qui était du nombre, en a laissé le récit :

À une heure de Saint-Hélier, à l’angle d’une route, sur un plateau qui couronne de lointaines collines d’où l’on aperçoit la mer, est un petit enclos de terre entouré d’un mur peu élevé dont la crête est dépassée par des pierres blanches.

C’est le cimetière Saint-Jean. C’est là que sont relégués les restes de ceux qui n’acceptent le dogme d’aucune des vingt-sept chapelles de l’île.

On l’appelle le cimetière des Indépendants. C’est le seul qui ait bien voulu accueillir les cercueils des révolutionnaires exilés, ces autres hérétiques.

En entrant dans le cimetière, le regard se porte tout d’abord sur un long bloc de granit brut, où brillent quelques plaques de cuivre oxydées par les pluies. Ce morceau de granit, debout et solitaire, ressemble à un peulven druidique.

Dès qu’on s’en est approché, une chose frappe l’attention l’herbe, peu épaisse dans le reste du cimetière, se dresse haute et drue autour de la pierre parce qu’elle est mieux nourrie là qu’ailleurs. En effet, au lieu d’un cadavre, elle en a neuf.

M. Bonaparte a été l’excellent jardinier de ce petit coin de terre.

Les neuf cadavres couchés, l’un sur l’autre, au pied de ce monument triste et sévère, sont ceux de neuf proscrits morts à Jersey depuis trois années.

Les plaques de cuivre, soudées dans le granit, portent leurs noms. Les voici Jean Bousquet, Louise Julien, Félix Bony, Drevet, Courtès fils, Cauvet, Gafney, Helain, Izdebski. Ces noms sont, à eux seuls, toutes les épitaphes.

L’esprit ne peut se défendre d’une impression profonde de mélancolie à l’aspect de ce monument si simple qui couvre ces dévouements si grands et pourtant si obscurs. Martyrs dans la vie, parias dans la tombe, Ils sont là. Cette pierre nue se dresse au dessus d’eux comme la borne du chemin de l’exil. La brise de la mer arrache une plainte à cette herbe, sinistre par sa beauté, qui dénonce le fossoyeur Bonaparte aux autres tombes.

Arrivés au cimetière, un des proscrits alla chercher la clef de la grille. Les exilés entrèrent et vinrent se ranger en cercle autour du tombeau.

Pendant dix minute, les expulsés de Jersey restèrent tête nue, devant la mort. Le temps était sombre et brumeux. La campagne était déserte. Jamais cérémonie ne fut plus touchante et plus profondément religieuse. Puis on fit le tour de la pierre. Un des proscrits arracha dans l’herbe une poignée de fleurs des champs et tous sortirent, jetant un dernier regard à leurs amis ensevelis qui venaient de mourir une seconde fois pour eux.

Le cimetière Macpela en 1917

Dans son étude, publié en 1917, sur les proscrits du deux-décembre à Jersey, le jésuite Abel Dechêne nous laisse une autre description du cimetière :

L’on était frères encore, à Jersey, les jours d’enterrement. Et quand le cortège des proscrits s’acheminait vers le cimetière Saint-Jean, à la suite de Gornet qui serrait la hampe du drapeau rouge contre sa longue barbe, c’étaient les sombres fêtes de l’exil. La tombe des proscrits se trouve à 3 milles de Saint-Hélier, dans un petit enclos, tombe commune bordée de granit par le gouvernement de la République, le 4 septembre 1909. Trois pierres tombales engagées verticalement dans le sol portent les noms de Théobald Cauvet, du docteur Gornet (le frère du porte-fanion) et de Gaffney. La mère de ce dernier lui fit graver une épitaphe chrétienne, en anglais, où nous lisons le « Non intres in judicium », et, en latin « Requiescat in pace ». Une stèle brute de granit rose est plaquée de treize médaillons de cuivre, et tout auprès, une colonne décapitée repose sur la tombe de Ph. Faure.

Tel est « le Westminster » des proscrits et c’est là qu’ils attendent, eux aussi, dans leurs fosses d’exil. Les jours d’obsèques étaient des jours d’éloquence, et l’on choisissait l’orateur.

(...)

Voici les noms que j’y ai lus : L. Hélin (Sarthe), † 7 avril 1854. Jean Bousquet (Tarn-et-Garonne), † 17 avril 1853. Louise Julien, † 25 juillet 1853. A. Courtès (Tarn-et-Garonne), † 1854. Th. Izdebski, † 3 mai 1854. Théobald Cauvet (Pas-de-Calais), † 12 juin 1854. Georges Gaffney, † mars 1854. F. Bony (Loire), † 24 septembre 1854. J. Drevet (Seine), † 5 octobre 1854. Ph. Faure (Marne), † 13 janvier 1856. E. Alavoine (Nord), † 1873. Docteur L. Gornet (Gironde), † 27 mai 1875. Joseph Leroux, fils de Pierre Leroux, † 1894.

La bordure de granit mise en place par la IIIe République à l’occasion du 39e anniversaire de sa proclamation en 1909 montrait que le régime puisait une partie de ses racines dans les idées et actions de la proscription. Depuis le passage d’Abel Dechêne les tombes des proscrits n’ont pas changées mais semblent un peu oubliées.

Liste des proscrits inhumés au cimetière Macpela

- Louis Hélain-Dutaillis † 7 avril 1853, inhumé le 9 au cimetière de Green Street à Saint-Hélier, ré-inhumé peu après au cimetière Saint-Jean.
- Jean Bousquet † 17 avril 1853, inhumé le 20.
- Louise Julien † 23 juillet 1853, inhumée le 26.
- Georges Gaffney † 8 mars 1854, inhumé le 10 dans une tombe individuelle signalée par une stèle. Son épouse décédée auparavant serait présente.
- Armand Courtès fils de Jean Courtès † 14 avril 1854.
- Théophile Izdebski † 3 mai 1854.
- Théobald Cauvet † 12 juin 1854, inhumé le 16 dans une tombe individuelle signalée par une stèle.
- Félix Bony † 24 septembre 1854, inhumé le 27.
- Jean-Pierre Drevet † 5 octobre 1854, inhumé le 7.
- Philippe Faure † 13 janvier 1856.
- Marie Victoire Célina Fréret, épouse Lasserre, † 27 février 1858. Son nom ne figure pas sur la stèle des proscrits.
- Isidore Lasserre † 22 octobre 1866, inhumé le 26 octobre 1866. Son nom ne figure pas sur la stèle des proscrits.
- Paul Harro Harring † 15 mai 1870, inhumé dans une tombe individuelle signalée par une stèle. Son nom ne figure pas sur la stèle des proscrits.
- Louis Gornet † 27 mai 1873, inhumé dans une tombe individuelle signalée par une stèle.
- Eugène Alavoine † 22 juillet 1873.
- Joseph Leroux fils de Pierre Leroux † 24 août 1894.

Proscrits inhumés dans d’autres cimetières

La femme d’Eugène Beauvais et leur fils ne figurent pas sur la stèle des proscrits. Ils figurent au contraire sur les registres de sépulture de la paroisse anglicane de Saint-Hélier, en raison de l’origine anglaise de Madame Beauvais. Ils sont donc probablement enterrés à Saint-Hélier, sans doute au cimetière de Green Street :

- Marie Laetitia Staffort épouse Eugène Beauvais † 16 septembre 1854.
- Freedom Beauvais fils d’Eugène Beauvais et Marie Laetitia Staffort † 23 septembre 1854, inhumé le 27.

Dans le même cimetière de Green Street sont inhumés le polonais Zenon Świętosławski et sa famille qui, suite à des mariages avec des anglaises ou des jersiaises, étaient sans doute devenus anglicans et figurent pour cette raison dans les registres de la paroisse anglicane de Saint-Hélier :

- Julien Émile Swietoslawski † 16 août 1851.
- Hélier Eutace Swietoslawski † 22 juillet 1854.
- Alexander Zenon Swietoslawski † 6 août 1866.
- Zeno Swietoslawski † 6 décembre 1875.
- Raphaël Thomas Swietoslawski † 3 mars 1877.
- etc.

SOURCES : Charles Hugo, « La dernière visite aux Morts de Jersey », Le Temps, 4 août 1883, repris dans Les Hommes de l’exil, Paris, A. Lemerre, 1875. — Abel Dechêne, « Les proscrits du deux-décembre à Jersey (1852-1855) », Études, avril 1917, p. 620. — Thomas C. Jones, « A “coup d’État” in Jersey ? », Diasporas, n° 33, 2019, En ligne.

Par Gauthier Langlois

Le cimetière des proscrits à Jersey
Stèle des proscrits au cimetière Macpela de Sion
Stèle des proscrits au cimetière Macpela de Sion
De haut en bas, à gauche : Hélain, Bousquet Jean, Julien Louise, Faure Philippe ; à droite : Gaffney Georges, Courtès Armand, Izdebski Théophile. (Source : Wikimedia).
Stèle des proscrits au cimetière Macpela de Sion
Stèle des proscrits au cimetière Macpela de Sion
De haut en bas, à gauche : Joseph Leroux, Alavoine, L. Gornet ; à droite : Cauvet Théobald, Bony Félix, Drevet Jean-Pierre. (Source : Wikimedia).
Monument funéraire de Philippe Faure dans la tombe collective des proscrits au cimetière Macpela
Monument funéraire de Philippe Faure dans la tombe collective des proscrits au cimetière Macpela
A l’arrière, la stèle des proscrits et les stèles de Gornet, Gaffney et Cauvet. (Source : Wikimedia).
Stèle funéraire de Paul Harro-Harring au cimetière Macpela
Stèle funéraire de Paul Harro-Harring au cimetière Macpela
« Friede Paul Harro-Harring born at Ibenshof August 28 1798, a political exile, man of letters and painter who fought for freedom. He was a dane and friend of Byron, Garibaldi and Mazzini. ». La stèle est contre la tombe collective des proscrits. (Source : Wikimedia).
Entrée du cimetière Macpela
Entrée du cimetière Macpela
(Source : Wikimedia)
Les « Pierres des martyrs » (Ribeyrolles)
Les « Pierres des martyrs » (Ribeyrolles)
(Source : Wikimedia)
Version imprimable