LASSERRE Isidore [LASSERRE Jean]

Par Gauthier Langlois

Né le 8 mai 1809 à Ibos (Hautes-Pyrénées), mort le 22 octobre 1866 à Saint-Hélier (Jersey) ; professeur de Langues à Paris, opposant au coup d’État du 2 décembre 1851 exilé à Jersey.

Isidore Lasserre était, comme ses parents, originaire du bourg d’Ibos situé près de Tarbes. Son père Pierre Lasserre Aujou (ca. 1785 † ap. 1861), tailleur d’habit, était le fils d’un charron et avait été, en 1806, caporal de l’armée impériale. Pour ce fait il reçut la médaille de Saint-Hélène en 1857. Sa mère, Françoise Lorette Monicat (ca. 1785 † ap. 1890), ménagère née vers 1785, était la fille d’un officier de santé. Si les parents étaient de fortune modeste, leurs signatures soignées montrent qu’ils avaient une pratique courante de l’écriture et qu’ils durent transmettre à leur fils le goût des études.

Selon Ribeyrolles, Isidore Lasserre put faire des études poussées malgré son manque de fortune. Devenu instituteur, il vécut un temps à Ham (Somme). Il eût l’occasion d’y rencontrer Louis-Napoléon Bonaparte, alors prisonnier dans le château du lieu, soit entre 1840 et 1846. Ironie du sort, il aurait adouci par ses attentions les ennuis de la captivité à celui qui allait l’envoyer en prison puis au bagne quelques années plus tard.

Quelques années plus tard il était professeur de langues à Paris. Il avait épousé, le 18 septembre 1841 à Paris (IIe arr. ancien), Marie Victoire Célina Fréret, institutrice, fille de feu Armand Fréret et de Marie Victoire Estasse, demeurant 21 rue de Navarrin. Le couple résidait 67 rue des Dames aux Batignolles (aujourd’hui Paris XVIIe arr.). Au cours de l’année 1851 il fut arrêté pour complot puis libéré sous caution.

Lors du coup d’État, il fut arrêté préventivement, le matin du 2 décembre 1851 à six heures, avec tous ceux qui étaient considérés comme chefs de sociétés secrètes et de barricades, et enfermé dans la prison de Mazas. La commission militaire de Paris le condamna à la transportation en Algérie, motivée par le commentaire suivant : « Connu pour l’exaltation de ses opinions anarchiques. On a saisi chez lui des manuscrits et des brochures socialistes, un couteau-poignard et un rouleau de plomb. Instituteur révoqué. »

Il fut envoyé en Algérie et enfermé dans la casbah (forteresse) de Bône (aujourd’hui Annaba). Charles Ribeyrolles a publié le témoignage de son séjour au bagne :

« Nous fûmes conduits à la Casbah entre deux haies de soldats du 10e de ligne, et nous y trouvâmes cinquante de nos camarades qu’y avaient envoyés les colères du lieutenant Monnier. C’étaient, pour la plupart, d’anciens amis des pontons et de vieux frères républicains : entre autres, Decès, Lavaur et Beral du Lot, Durrieu, frère du publiciste, etc., etc. ; ils étaient enfermés dans l’une des ailes du bâtiment ; dans l’autre, se trouvaient quatre cents hommes des Pyrénées-Orientales et des départements voisins.

Ces derniers captifs quittèrent, quelques jours après, la Casbah. Deux cents des plus robustes furent conduits aux défrichements à quelques lieues de Bône, et les autres furent cloîtrés à peu de distance de notre prison, dans un camp appelé les Caroubiers, situé sur les bords de la mer, et qui reçoit tous les vents !

Les Pyrénéens qui partaient furent remplacés par des hommes du Gers, du Lot, du Lot-et-Garonne, de l’Ariège, de l’Hérault, quelques-uns de la Côte-d’Or, de l’Yonne, de la Seine-Inférieure, etc.

Un mois plus tard, par suite des mutations opérées dans toute l’Algérie, les départements du Centre et de l’Ouest qui nous manquaient encore, envoyèrent leurs contingents. Bône enfin a eu, dans l’espace de six mois, un personnel de quinze cents à deux mille transportés.

Chaque homme recevait par jour deux cents grammes de pain, deux cent soixante-dix grammes de viande et soixante de légumes. On donnait aussi vingt-cinq centilitres de vin ou de café, alternativement.

Le pain était mauvais, la viande de dernière qualité, le tout insuffisant d’ailleurs. Que de fois j’ai entendu de jeunes hommes de la campagne crier la faim ! Que de fois je les ai vus courir les chambrées en demandant du pain !

Nous avions une cantine il est vrai, mais on y vendait si cher les plus misérables denrées, que les plus riches d’entre nous ne pouvaient y atteindre.

La situation était donc des plus dures : d’un côté l’insuffisance de nourriture, et de l’autre les souffrances de la prison où nous étions entassés. Le jour, tourmentés par les moustiques, la nuit, par des myriades d’insectes, nous étions couchés sur des grabats et tellement serrés les uns contre les autres, qu’il fallait monter par les pieds. Quelle vie ! Toutes les misères de l’âme et du corps nous happaient : voilà ce qu’était pour nous le régime de Bône.

Ajoutez à cela les vexations incessantes de nos gardiens, les menées hebdomadaires de l’administration supérieure, affichées et placardées sur nos murs, et par-dessus tout, les tortures sans nom des cellules ténébreuses. Un trou sans lumière et sans air, voilà ce qu’on entend par la cellule ténébreuse !

Quant à ceux d’entre nous qui se laissaient entraîner aux travaux, voici qu’elle était leur destinée : Vers la fin de mai, un détachement de près de deux cents hommes alla camper à deux lieues de Guelma ; ils étaient le jour exposés aux ardeurs d’un soleil brûlant, charriant de la terre, cassant des pierres, et la nuit couchant sous des tentes, n’ayant qu’une couverture et un sac pour se garantir de l’humidité qui baigne le sol. Les nuits, écrivait l’un d’eux, sont si froides et tellement humides que nos effets fument quand nous approchons du feu.

Leur nourriture était mauvaise, insuffisante, jamais ils n’eurent de vin, quoiqu’on leur en eût formellement promis. Aussi la maladie vint bientôt en diminuer le nombre, trois moururent en peu de temps. Mais l’humidité, les maladies et la faim n’étaient pas les seuls ennemis qu’ils avaient en face : les Arabes en révolte marchèrent un jour sur Guelma. Nos amis couraient le plus grand danger, on les caserna dans cette dernière ville. Huit jours après, ramenés au camp, on les emploie à des redoutes, à des fossés, dans la crainte d’une invasion ; livrés à eux-mêmes et sans armes, les travailleurs n’auraient pu se défendre ; ils quittèrent donc le camp et rentrèrent à Bône d’eux-mêmes : que fit l’administration ? Ces hommes qu’on avait laissés sans armes sous la balle des ennemis, elle les déclara déserteurs, c’était l’ordre de la placeé ; plusieurs furent mis en cellule et y restèrent jusqu’au moment où ils demandèrent à revenir au travail.

Ce fut plus tard un spectacle bien douloureux, de voir ces hommes de la campagne naguère robustes et pleins de santé, revenir amaigris, abattus, exténués ; se soutenant à peine ; quelques jours de plus et s’en était fait d’eux. Ceux-ci étaient employés aux routes ; ceux-là travaillaient aux défrichements ; or, un homme, quelque robuste qu’il soit, ne peut résister à cette dernière corvée plus de dix jours…, les gaz délétères qui se dégagent de ces terrains suffoquent, s’ils n’asphyxient, atrophient s’ils ne tuent. J’ai vu plusieurs de ces malheureux aux Caroubiers, ils n’avaient plus de l’homme que le squelette.

L’administration ne prenait donc pas de précautions hygiéniques ? Aucune. Vous tombiez malade, on vous portait à l’infirmerie ; vous étiez entre les mains du médecin, et tout était dit. Les Caroubiers n’avaient pas même de salle pour recevoir les malades : chaque matin le médecin se présentait à la porte du camp, et au lieu d’aller lui-même aux lits des souffrants, il se les faisait amener ou porter : les déclarait-il valides, ils le suivaient à la Casbah, où ils arrivaient haletants, inondés de sueur ; souvent leurs camarades étaient obligés de les porter sur leur dos, tant ils étaient incapables de gravir le chemin qui conduit au fort, cela donnait lieu parfois à de terribles scènes !

Un citoyen de Perpignan, asthmatique, revenait un jour de prendre une dose de quinine : il tombe dans les bras de ses amis, à l’entrée du camp, et meurt en jetant ce dernier cri : « ma femme, mes enfants ! »

Quand l’état d’un malade empirait, qu’il n’y avait presque plus de ressources, il était porté à l’hôpital où il n’était guère mieux soigné qu’à l’infirmerie. Partout incurie, partout mauvais vouloir.

Mais au milieu de nos douleurs, rien ne nous était plus poignant que l’insolence de nos chefs-geôliers, le commandant excepté toutefois : — et cette ignoble persécution de l’insulte facile nous était plus dure que toutes nos misères ! — Vous demandez un pantalon : — vous ne faites rien pour le gouvernement, disait un jour à l’un de nous le lieutenant, chef de la chiourme et des subalternes ?

À tel autre qui se plaignait de l’insuffisance des vivres : — Vous êtes bien heureux d’être ici !… Allez aux travaux des routes, fainéants, et vous serez habillés et vous serez nourris !…

Comme je réclamais une romaine accordée par le commandant, et que le lieutenant nous avait enlevée : — Qu’avez-vous à faire de peser et de contrôler, me répondit-il ?…, Vous êtes bien heureux qu’on vous donne de la viande… Sous tout autre que Desmoutis (le commandant) cela ne se passerait pas ainsi…

Pour la provocation, pour l’injure, pour la menace, l’adjudant, Corse à tous crins, était le digne coadjuteur de cet officier-gendarme, et derrière ces deux chefs manœuvrait, à l’unisson, le peloton des sergents.

Malgré tout, pourtant, nous parvînmes à nous organiser en cette Géhenne : au moyen de souscriptions volontaires, nous ouvrîmes une salle de consommation au rabais, et la misère fut vaincue ; nous ouvrîmes des cours pour nos camarades de la campagne, et l’ignorance fut entamée : lorsque je quittai Bône au mois d’août, les deux entreprises étaient déjà prospères ! »

Lasserre put quitter les bagnes d’Algérie suite à une grâce accordée par le prince-président, qui avait commué sa peine en expulsion. Le décret de grâce était du 6 avril 1852 mais Lasserre ne fut libéré que quatre mois plus tard, en août. Il se réfugia alors dans l’île Jersey et devint professeur de français dans une école primaire de Saint-Hélier : la Saint-James-School. C’est à Jersey qu’il confia à Ribeyrolles le récit de son emprisonnement. Ce dernier l’intégra à son livre Les bagnes d’Afrique, publié à Jersey en 1853, pour servir de témoignage à charge contre Napoléon III.

Après l’amnistie de 1859, bien intégré à la société jersiaise, il décida de demeurer dans l’île. Sa première épouse y était décédée le 27 février 1858 à l’âge de 55 ans et il s’était remariée à une certaine Augustine Le Bourg, dont le nom révèle de probables origines normandes.

Il mourut en son domicile de Pomona Road, le lundi 22 octobre 1866. Ses obsèques furent rapportées ainsi par la Nouvelle chronique de Jersey, reprise par l’Avenir National et Le Phare de la Loire : « Vendredi 26 octobre ont eu lieu, dans le cimetière de Saint-Jean, à Jersey, les obsèques exclusivement civiles de M. Isidore Lassere, l’un des onze réfugiés après le 2 décembre, habitant encore l’île hospitalière. Le cortège, parti de la maison mortuaire Pomona Road, comprenant tous ses anciens camarades d’exil, moins un, et tous les chefs d’institution où le défunt avait rempli si dignement, si laborieusement ses fonctions de professeur. On y voyait aussi ses anciens élèves, ses vieux amis ; tous tenant à l’honneur de témoigner par leur présence l’affection et le respect qu’ils portaient à cet homme de bien. À leur arrivée au cimetière, les restes de M. Lasserre furent déposés près de ceux de sa première femme et des treize proscrits qui l’ont précédé. Avant de se séparer pour toujours de ce digne homme, M. Alavoine, son ami intime, interprète de l’émotion de tous, a rappelé en quelques paroles la vie si pleine quoique si humble de ce pionner de la Révolution. Ce que M. Lasserre savait, ce qu’il était, ce qu’il valait, il ne le devait qu’à lui seul, à sa persévérance indomptable. Il conquit ses grades universitaires sans autre aide que sa volonté. Instituteur à Ham alors que Louis-Napoléon y était prisonnier, Lasserre put adoucir par ses attentions les ennuis de la captivité de celui qui devait devenir empereur plus tard. 1848 le trouva sur la brèche, et 1852 en Afrique d’abord, puis exilé à Jersey. »

« Quant aux années qu’il a passées parmi nous, disait encore la Nouvelle chronique de Jersey, nous l’avons tous vu, un modèle de moralité, de travail d’abnégation, de dignité, et s’il était besoin de preuve pour montrer en quelle estime le tenaient et de quelle affection l’entouraient ses élèves, la couronne de fleurs que ceux de Saint-James-School ont déposé sur sa tombe en dirait assez. » Un lecteur rectifia plus tard : « La grande et belle couronne de fleurs fut tressée par les mains et baignée par les larmes de la nièce d’un proscrit du nord de l’Europe [Harro Harring ?] à laquelle M. Isidore Lasserre (étant ami intime de son oncle) avait donné des soins pendant une grave maladie de deux mois qu’elle fit en 1858 ».

La seconde épouse d’Isidore, Augustine Le Bourg, se remaria avec un certain Turgot. Elle mourut à Saint-Hélier en 1898.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article231771, notice LASSERRE Isidore [LASSERRE Jean] par Gauthier Langlois, version mise en ligne le 4 septembre 2020, dernière modification le 30 juin 2022.

Par Gauthier Langlois

OEUVRE : Aux femmes transportées, Mes Rêves, pièces de vers, 1852, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 13900. — Exercises on the French homonymous words, Ac., adopted at the Victoria College. Lately..., Saint-Hélier, Lefeuve.

SOURCES : Archives des Hautes-Pyrénées, Acte de naissance. —Family Search, Acte de mariage. — Bnf, Fichier Bossu. — La République de 1848, 26 décembre 1851. — Le Moniteur algérien, 30 juillet 1852. — Charles Ribeyrolles, Les bagnes d’Afrique, Jersey, imprimerie universelle, 1853. — Joseph Décembre et Edmond Allonier, Le coup d’État du 2 décembre 1851, 3e édition, Paris, 1868. — Le Phare de la Loire, 6 novembre 1866. — La Morale indépendante, 25 novembre 1866. — Jean-Claude Farcy, Rosine Fry, « Lasserre - Jean Isidore », Poursuivis à la suite du coup d’État de décembre 1851, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne], mis en ligne le 27 août 2013.

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