Par Els Witte
Bruxelles (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale), 23 mars 1923 – Anvers (Antwerpen, pr. et arr. Anvers), 23 juin 1983. Enseignant puis rédacteur en chef de Links, intellectuel socialiste flamand.
Le socialisme intellectuel a toujours joué un rôle important au sein du mouvement socialiste belge. Les groupes d’intellectuels de gauche croient, en Belgique aussi, à l’impact positif qu’ils peuvent avoir sur les changements sociaux. On distingue généralement deux catégories parmi eux : ceux qui ambitionnent ou occupent des fonctions dirigeantes dans le syndicat et surtout dans le parti, et ceux qui agissent au nom de leurs positions intellectuelles et se limitent au « militantisme de plume ». Nous rencontrons en Marcel Deneckere, cette figure-clé de l’aile gauche socialiste flamande de 1958 jusqu’à sa mort prématurée survenue le 23 juin 1983, un personnage qui combine les deux de manière remarquable. Sa carrière professionnelle s’est déroulée en dehors du mouvement, mais son influence en tant que militant et idéologue a été bien plus grande que celle de progressistes qui exprimaient leurs critiques en dehors des grandes organisations de travailleurs. C’est la mesure de son influence que nous tentons de donner dans ce récit biographique politico-historique.
Fils de Raymond Deneckere, officier de carrière qui atteindra le grade de major, et Marguerite Verdeyen, tous deux originaires de Flandre occidentale et plus précisément de la région côtière, Marcel Deneckere voit le jour à Bruxelles le 7 mars 1923. La fin de ses humanités gréco-latines à l’athénée coïncide avec la difficile période de transition entre Occupation et Libération. Il s’inscrit à l’université de Gand (anciennement Rijksuniversiteit Gent ; aujourd’hui UGent - Gent, pr. Flandre orientale, arr. Gand), mais quitte celle-ci à la Libération en 1944 pour s’engager dans l’armée belge et travailler comme interprète volontaire auprès de l’armée anglaise avant de reprendre ensuite le fil de ses études. À Gand, on rencontre surtout des étudiants qui, depuis l’adoption des lois linguistiques de 1932, ont été entièrement formés en néerlandais. On ne peut pas encore parler d’une véritable vague démocratique mais de nouvelles formations à orientation sociale font leur apparition. Les bases du renouveau et de la radicalisation du milieu estudiantin y sont également jetées. Après la guerre, les courants communistes et socialistes sont bien présents parmi les étudiants et certains de leurs professeurs.
Marcel Deneckere opte pour la philologie romane, des études réputées exigeantes à Gand. Il combine une candidature dans cette branche avec une autre en philologie germanique et une troisième en droit. En 1947, il décroche son diplôme de romaniste avec un mémoire sur le français en Flandre entre 1780 et 1823, qui connaît un grand succès. Ce travail est non seulement publié, mais aussi bien accueilli dans les cercles historiques, si bien que son auteur est chargé (sans doute par l’intermédiaire du professeur Jan Dhondt) du chapitre sur la Flandre culturelle de la fin du XVIIIe siècle de l’Algemene Geschiedenis der Nederlanden, histoire générale des Pays-Bas belgo-néerlandaises.
La perspective d’une carrière scientifique semble aller de soi. Après avoir suivi des cours au Collège européen de Bruges, Marcel Deneckere devient en 1948 aspirant au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) et entame un doctorat. Son promoteur l’engage à trouver un nouveau sujet. Il lui faut du temps puisque ce n’est qu’après un voyage d’études en Italie – l’Espagne de Franco ne l’attire pas du tout – qu’il fait le choix de travailler sur la linguistique chez le philosophe italien Benedetto Croce. Une fois son mandat FNRS terminé, il devra se partager entre cette thèse et de nombreuses autres activités. Il faudra donc attendre 1976 pour qu’il défende à l’Université libre de Bruxelles (ULB) une thèse dirigée par Albert Henry et appréciée du jury. Il se voit ensuite confier, en 1978, un cours d’italien à temps partiel à la Vrije Universiteit Brussel (VUB – Université libre de Bruxelles). Parallèlement, sa thèse, intitulée Benedetto Croce et la linguistique (Anvers, 1983), fait son chemin dans le monde scientifique.
Avant cela, Marcel Deneckere enseigne le français à l’athénée d’Ypres (Ieper, pr. Flandre occidentale, arr. Ypres) avant d’être transféré à Alost (Aalst, pr. Flandre orientale, arr. Alost) l’année suivante. De 1953 à 1961, il enseigne à l’École moyenne de commerce de l’État de la même ville. Il s’installe à Alost, jusqu’à ce qu’il emménage à Anvers et y soit nommé en 1962 professeur à l’École supérieure de commerce, puis à l’Institut supérieur des traducteurs et interprètes, associé à partir de 1965 au Centre universitaire de l’État d’Anvers.
À partir de là, Marcel Deneckere vit avec sa famille à Berchem, puis, à partir de 1966, à Edegem (près d’Anvers). En 1953, il épouse Yolande Duyver (1923-2009) et quatre enfants sont nés : les jumeaux Raymond et Martine en 1954, Kathleen en 1963 et Ann en 1966. Son épouse lui servira, durant toute leur vie maritale, d’assistante administrative ainsi que de caisse de résonnance. Martine, devenue historienne, et son beau-fils, Harry Dierickx seront également actifs au sein de gauche socialiste.
Marcel Deneckere appartient pendant tout ce temps à un petit groupe typique d’intellectuels socialistes flamands d’orientation marxiste. Dans ces cercles, Marx reste une référence. On lit des textes à son sujet, il est la matière de bien des discussions et inspire des analyses et des écrits. On se tient au courant de la politique internationale au moyen de journaux étrangers de qualité. Marcel est un lecteur assidu de plusieurs hebdomadaires français, néerlandais et italiens de gauche. Jean-Paul Sartre et ses appels à l’engagement social, le philosophe et critique André Gorz, et, un peu plus tard, le sociologue marxiste Herbert Marcuse : ce ne sont là que quelques protagonistes en vogue dans ces cercles au cours des années 1960. Marcel est également familiarisé avec l’idéologie d’Antonio Gramsci, victime du fascisme, qui a livré des apports fondamentaux à la théorie de la superstructure de Marx. Un des Cahiers de prison de Gramsci était du reste consacré à Croce. Les courants socialistes de gauche, qui critiquent dans les pays voisins les partis réformateurs ayant pris leurs distances avec le marxisme et s’étant soumis au développement du capitalisme, sont suivis avec attention. Marcel Deneckere entretient des contacts personnels avec certaines figures de la Nieuw Links néerlandaise (nouvelle gauche néerlandaise) et est l’ami de l’italien Lelio Basso. Ce dernier livre des analyses pertinentes de l’impact du néocapitalisme sur le socialisme européen, dont Marcel assure la traduction, les faisant ainsi connaître dans les cercles de gauche flamands. Comme nous le verrons plus loin, ses propres analyses paraîtront dans les éditoriaux de Links (Gauche) de 1958 à 1983.
Très tôt, Marcel Deneckere devient également membre du Belgische socialistische partij (BSP – Parti socialiste belge) et s’affilie à la section d’Alost. Il est particulièrement actif au sein du comité culturel. Le socialisme alostois est à l’époque l’un des plus combatifs et des plus à gauche. Il compte aussi des personnalités marquantes, comme Bert van Hoorick et Louis-Paul Boon, qui passent tous deux du Kommunistische Partij van België (KPB – Parti communiste de Belgique) au parti socialiste. Marcel entretient des liens amicaux avec tous les deux. Il aide Van Hoorick à se « convertir » et admire vivement l’engagement socio-littéraire de Boon.
À la même époque, Marcel Deneckere rencontre Ernest Mandel. Entriste trotskiste, celui-ci dirige La Gauche, un journal lié à André Renard, figure-clé du syndicat socialiste wallon. Par le biais de la commission d’étude que Renard a à sa disposition, on y entre aussi en contact avec d’autres syndicalistes, des économistes et des sociologues de l’ULB, de hauts fonctionnaires et le président, Jacques Yerna*, également éditeur de La Gauche. L’influence du journal s’est progressivement étendue depuis sa fondation en 1956. La récession de l’économie est l’un des facteurs qui influencent cette pensée radicale. En raison de leur incapacité à s’adapter aux développements rapides de la technologie, les holdings capitalistes en sont tenus responsables. Le retard économique doit être endigué grâce à des réformes structurelles (planification économique par les autorités et nationalisation des secteurs du crédit et de l’énergie). Le syndicat est le moteur de ce renouveau, qui doit pousser le parti réformiste dans la même direction.
Marcel Deneckere est tenté par l’idée de lancer une initiative du même genre en Flandre. Un groupe restreint, mais de composition analogue, fonde à la fin 1958 le journal Links, qui se veut le pendant de La Gauche. Ernest Mandel, des syndicalistes de gauche issus des cadres supérieurs en désaccord avec la direction générale du syndicat – Lievin De Pauw* est représentatif de cette catégorie –, une série d’intellectuels du parti et quelques enseignants et professeurs signent le Manifeste que Marcel Deneckere a rédigé avec son frère Jacques (1927-1973). Deneckere devient rapidement le rédacteur en chef du journal, dont les objectifs sont globalement parallèles à ceux de La Gauche. Links veut également positionner le syndicat et le parti plus à gauche au moyen de réformes structurelles. Une grande attention est accordée à la modernisation des « vieilles » pratiques de parti. En outre, le programme est adapté à la réalité flamande : ce qui est visé, c’est surtout la percée du socialisme en Flandre. Links se veut aussi un large groupe de réflexion qui doit débattre des objectifs du socialisme en lien avec la pratique socialiste et, si nécessaire, livrer des critiques sévères.
Marcel Deneckere est évidemment conscient que la réussite de telles activités critiques, stratégiques et programmatiques exige une indépendance relative vis-à-vis du parti. Pour bien faire, le rédacteur en chef doit aussi être le plus indépendant possible. Dans le cas de Marcel, sa position professionnelle le lui autorise. Il n’ambitionne ni les mandats, ni le pouvoir qui va de pair. Comme beaucoup d’intellectuels, il n’a d’ailleurs pas très envie de se soumettre à l’autorité et à la discipline des leaders de parti établis. Pour lui, la liberté d’opinion et la démocratie interne passent avant. Le style de certains bonzes du parti le rebute. Leur attitude dure et parfois intimidante ne cadre absolument pas avec ses manières courtoises et amicales. Mieux que cela, c’est le monde politique dans son ensemble qui lui déplaît par sa dureté. Il est plus d’une fois décrit comme sensible et vulnérable. Il veut exercer une influence sur le terrain des débats idéologiques et des mentalités, mais la pratique de gestion quotidienne l’attire manifestement moins.
C’est une voie difficile, en particulier dans le Parti socialiste belge (PSB-BSP) des années 1950 et 1960, où la génération d’après-guerre donne le ton. Non seulement celle-ci peut s’enorgueillir d’une série d’acquis sociaux, mais elle a également dû livrer d’âpres combats pendant la question royale et la guerre scolaire. La lutte historique lui a appris l’utilité des organisations fortes, de l’unité, la discipline et l’obéissance. Les critiques qui n’occupent pas de mandats sont souvent considérés comme des irresponsables qui ne rapportent pas de voix, pire, qui affaiblissent le parti par leurs propos négatifs. L’idéologie est bien entendu nécessaire, mais elle ne doit pas entraver le travail de réforme. On devine aisément le résultat : pendant plus de deux décennies, le parti sera plus que réticent à l’idée de faire de la place à Marcel Deneckere et à son journal dans ses rangs. Deneckere doit au contraire être mis au pas. Il reçoit rarement le droit de parole lors des congrès et doit aussi encaisser des attaques mesquines, qui l’atteignent parfois durement. Mais il poursuit sa route imperturbablement, calmement, patiemment et résolument. Il résiste et n’abandonne pas malgré les nombreuses déceptions. Sa force de conviction est évidente. Cette attitude impose le respect dans son cercle mais aussi en dehors. Il exerce donc une certaine autorité morale.
Les relations tendues de Marcel Deneckere avec le parti apparaissent particulièrement en 1964. Une rupture est alors évitée de justesse. Ce conflit s’inscrit dans le prolongement de la grève de 1960-1961, le plus violent combat social qu’ait connu la Belgique. Les économies imposées par la Loi unique (loi du 14 février 1961, dite loi d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier) et la demande de réformes structurelles engendrent une dynamique de lutte forte, qui fait rapidement tache d’huile jusqu’à représenter une réelle menace pour le régime. La Gauche, Links et le groupe de pression syndicale d’André Renard, appelé « Mouvement populaire wallon », jouent un rôle central dans la mobilisation et la radicalisation de ces actions extraparlementaires dures. Lors de la formation consécutive de la coalition catholique-socialiste Lefèvre-Spaak (1961-1965), on convient de renforcer le maintien de l’ordre, ce qui mène à des votes dissidents chez les socialistes wallons. Le PSB décide qu’ils doivent rentrer dans le rang. Cette aile gauche doit être rappelée à l’ordre et, dans l’avenir, seule la ligne du parti devra être suivie. La Gauche et Links sont ainsi mis devant le fait accompli. Du côté wallon, on n’est guère enclin au compromis. Ernest Mandel quitte le parti, sacrifie La Gauche et se tourne exclusivement vers la Quatrième Internationale révolutionnaire. Marcel Deneckere fait, en revanche, partie des figures plus conciliantes, qui veulent poursuivre la lutte pour le droit de tendance et l’indépendance intellectuelle, mais à l’intérieur du parti. De longues et laborieuses négociations débouchent finalement sur un compromis : le droit d’existence de Links est garanti et on pourra y critiquer le travail du gouvernement, mais les membres de la rédaction devront aussi être membres du parti, les attaques personnelles ne seront pas autorisées, il sera interdit de se mobiliser contre les conclusions du congrès et, en période électorale, une attitude loyale envers le parti sera attendue. À partir de 1964, le droit de tendance est donc réglementé.
Marcel Deneckere est particulièrement ébranlé par cette lutte. Il affirmera même plus tard qu’il s’agissait de la période la plus difficile de sa vie, notamment parce que le conflit avait divisé le groupe et que tout le monde ne l’avait pas suivi. Néanmoins, il jugera a posteriori que ces tensions en valaient la peine : il empêche que Links soit réduit à un groupe sécessionniste et soit victime d’une marginalisation politique définitive ; au contraire, un élément essentiel, à savoir la fonction critique du groupe, est préservé. Le conflit met également en relief les faiblesses de Links. La situation du groupe au sein du parti est en effet plus que précaire. La formation d’un groupe plus fort, qui puisse aussi compter sur des alliés à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement socialiste et se constituer des bases plus solides, apparaît à Marcel Deneckere comme une réponse intelligente.
Faire de Links un hebdomadaire socialiste combatif, reposant sur un groupe solide de rédacteurs et collaborateurs, n’est pas une tâche facile. Le périodique a parfois du mal à nouer les deux bouts. Travailler pour Links équivaut donc à travailler bénévolement. Cela devient un groupe mouvant, avec des membres qui décrochent au bout d’un temps et de plus jeunes qui s’y ajoutent. Il n’est donc pas question de recrutement systématique. La diversité règne aussi sur le plan idéologique. Le groupe compte une série d’intellectuels d’orientation théorique, des syndicalistes et des militants convaincus, et des universitaires qui pensent et écrivent dans la perspective de leur discipline. Heureusement, Marcel Deneckere peut compter sur un noyau de rédacteurs fidèles. Il s’efforce en tout cas de canaliser toutes ces forces dispersées et de les mener dans la direction qu’il souhaite. Non pas en se présentant comme un leader, mais en dégageant en tant que pédagogue politique une détermination et une foi inébranlable dans le rôle imparti à l’aile gauche. Il résout à diverses reprises les tensions et les malentendus par la conciliation.
Marcel Deneckere accorde également une grande attention aux abonnés, aux lecteurs et aux sympathisants. Le lien avec la base de Links ne doit certainement pas être sous-estimé. Les sympathisants qui fondent des clubs de lecture, comme à Anvers, à Gand, à Bruges et à Courtrai, peuvent toujours compter sur lui. Les visites se transforment parfois en véritables campagnes de formation. Il ne néglige pas non plus le lien avec les sections de parti sympathisantes, même si celles-ci ne sont pas nombreuses. Links milite aussi de manière concrète en participant à des manifestations, à des débats et à des conférences. Le summum est atteint pendant la grève de 1960-1961. Links suscite alors l’adhésion via la lutte de masse directe, si bien que les abonnements augmentent de 50 % et que les numéros de grève sont diffusés à plus de 20 000 exemplaires alors que le journal tire normalement à 2 500 exemplaires maximum. Avec le cercle culturel Vermeylen, Links est aussi la cheville ouvrière des premières manifestations flamandes d’après-guerre à Bruxelles. C’est encore le cas lors des premières manifestations anti-américaines. Avec Léo Collard*, président du PSB-BSP, Marcel Deneckere se rend à la fin des années 1960 dans les maisons du peuple flamandes pour y promouvoir la formation d’un front progressiste. Par la suite, le rédacteur en chef de Links participera encore à de nombreuses manifestations de la gauche.
La lutte syndicale et l’action politique sont, selon Marcel Deneckere, indissociables. Il attache donc une grande importance aux relations avec le syndicat. Le noyau dur de Links comprend quelques cadres promouvant des visions sociales innovantes. Les choses se passent structurellement moins bien sous la présidence de Louis Major*, mais la situation change avec Georges Debunne. En effet, ce dernier est également plus marqué à gauche et fonde, avec quelques universitaires, un service d’études chargé de produire des dossiers bien étayés. L’un d’eux, le futur ministre Norbert De Batselier*, se fait d’ailleurs membre du comité de protection de Links.
Dès le début des années 1970, le lien entre Links et les Jeunes socialistes se renforcent. Ils s’allient, défendent un même programme et émettent les mêmes critiques contre le parti. En 1974, ils enregistrent une victoire conjointe lors du Congrès idéologique. Les deux Livres rouges (1974 et 1980) représentent un résultat concret de cette collaboration. Certains jeunes socialistes entrent également dans la rédaction. Des mandats sont conquis et, quelques années plus tard, ces jeunes politiciens prennent part au renouvellement du parti, pour lequel Marcel Deneckere et Links ont préconisé avec ardeur une forme encore plus radicale. Karel van Miert prend la présidence du parti et l’ouvre considérablement. Limite d’âge, interdiction de cumul, adhésion indépendante aux autres organisations du pilier, quota pour les non-parlementaires, les jeunes et les femmes dans le bureau du parti : ces réformes sont toutes introduites en 1980. Désormais, Marcel Deneckere peut sans problème prendre la parole lors des congrès et il reçoit un siège au bureau du parti (1982). Il y voit une marque de reconnaissance du droit de tendance et juge important que la voix de l’aile gauche puisse se faire entendre jusqu’au sommet du parti.
Nouer des liens avec les progressistes chrétiens s’avère plus difficile. Le souhait de transformer Links en lieu de rassemblement de tous les rénovateurs progressistes fait de Marcel Deneckere un fervent partisan de la pensée de l’élargissement. L’appel du président Collard en 1970 reste, il est vrai, vain, mais la collaboration se développe entre les deux syndicats, La Confédération des syndicats chrétiens (CSC) et la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) et l’on note également un certain changement de mentalité dans le sens d’un plus grand pluralisme chez les jeunes dans les organisations catholiques et chez les Jeunes démocrates chrétiens. Un périodique appelé Nieuwe Maand (nouveau mois), dans lequel on se concerte et on s’oppose à la pilarisation, est fondé. Marcel Deneckere devient très vite membre de la rédaction et le restera jusqu’à sa mort. Il entretient des liens personnels avec d’autres organisations progressistes chrétiennes encore, comme « Elcker Ik », « Wereldscholen » (écoles du monde), « Politiek Alternatief » (alternative politique), etc. Quatre mois après son décès, en octobre 1983, ces groupes progressistes se mobiliseront lors d’une manifestation anti-missiles qui rassemblera 400 000 participants. Le PSB et Links seront évidemment de la partie, mais cette fois sans Marcel Deneckere.
La génération protestataire des années 1960 permet un autre élargissement de l’aile gauche flamande. Ce qui subsiste du Parti communiste se tourne vers l’Eurocommunisme, les trotskistes de la Ligue révolutionnaire des travailleurs-Revolutionaire arbeidersliga (LRT-RAL) font des adeptes parmi les plus instruits et les maoïstes du Parti du travail séduisent également de jeunes adultes. Tous ont leur idéologie et leurs organisations propres. C’est également le cas dans les nouveaux mouvements sociaux ; le mouvement estudiantin a ses associations, le mouvement féministe les siennes et le mouvement environnemental « Anders gaan leven » (« Vivre autrement ») remporte également du succès, en particulier dans les cercles chrétiens. Par contre, les affinités avec le socialisme traditionnel ne sont pas nombreuses. Marcel Deneckere veut néanmoins nouer des liens avec ces groupes et, quand c’est possible, mener la lutte conjointement. Lors de son décès en juin 1983, une série de fers de lance de ces mouvements lui témoigneront la reconnaissance qu’il mérite pour ses efforts. Avec les communistes, les relations sont plus ténues, tout comme avec le mouvement des étudiants louvanistes de gauche et le mouvement maoïste Amada, même si Marcel Deneckere cherche en 1967 à établir le contact avec leurs leaders. Le front formé avec la RAL est un peu plus solide. Deneckere prend parfois la parole lors d’événements organisés par cette dernière.
Bref, Marcel Deneckere réussit manifestement non seulement à faire de Links l’organe du socialisme de gauche au sens large, mais aussi à trouver des partenaires dans les divers mouvements gauchistes et progressistes. Il s’aventure donc loin des structures du mouvement ouvrier socialiste afin de susciter partout une plus grande adhésion au socialisme de gauche.
Grâce à Deneckere, Links devient un périodique idéologique d’une certaine importance. Quelles sont ses qualités dans ce domaine ? Bien qu’il émette régulièrement des idées originales, ce n’est pas un philosophe politique à proprement parler, mais plutôt un intellectuel très cultivé qui a étudié en profondeur les courants de pensée avec lesquels il est d’accord et reste ouvert aux nouvelles façons de voir. Cela lui permet d’étayer solidement ses opinions. Sa force tient dans son sens de l’analyse, son esprit de synthèse et son intelligence stratégique. Il est l’homme des analyses politiques fines : se réclamant du modèle d’analyse cohérent du (néo)marxisme, il éclaire les aspects politiques du modèle de société néocapitaliste de façon critique et pénétrante. Les décisions politiques sont toujours considérées comme les symptômes des structures sous-jacentes et en lien avec la lutte de classes et de pouvoir effective. Il n’hésite pas non plus à confronter ses idées à celles des autres. Il accorde une grande importance au dialogue et à la discussion et tient compte de l’avis de ses collègues. Dans les débuts, il s’agit par exemple d’Ernest Mandel, de Jan Dhondt*, de Jaap Kruithof* et de Lievin De Pauw* ; Ernest Glinne*, Jacques Yerna*, Willy Calewaert*, Marijke van Hemeldonck* et Piet van Eeckhout* resteront très longtemps des « valeurs sûres » et, un peu plus tard, des hommes comme Marcel Schoeters*, Louis Melis*, Eugeen Lambrecht*, Koen Dille* et Jack Schelfout* se joindront au groupe.
Les éditoriaux jouent dans ce processus un rôle central. Les réunions de la rédaction se déroulent toujours selon le même scénario : on discute pendant deux heures, parfois avec véhémence, jusqu’à ce que Marcel Deneckere clôture, tire des conclusions et rédige ensuite l’éditorial, qui est par la suite rarement critiqué par la rédaction. Dans l’article principal, il fait toujours la synthèse du potentiel analytique que le groupe et lui portent en eux. Les éditoriaux sont les articles les plus forts de Links, au point de parfois gagner le statut de directives pour l’aile gauche. D’autres collaborateurs se chargent des nombreuses autres rubriques du journal.
Bien que la ligne dans laquelle Marcel Deneckere maintient sa politique au cours de ces vingt-cinq ans, soit sujette à des modifications et doive être adaptée aux nouvelles réalités, nous pouvons y relever une série de constantes. Le socialisme économique y occupe une place essentielle. Jusqu’à la grande crise des années 1930, le parti a donné priorité au social. Il devait améliorer la situation matérielle des ouvriers, mais sans affecter réellement les principes de base du capitalisme. La concertation sociale entre travail et capital est née dans ce cadre après la Première Guerre mondiale. Henri De Man a ensuite été le précurseur du socialisme de plan économique, qui visait à nationaliser des industries-clés et le secteur du crédit, à resserrer le lien entre économique et social par le biais d’une hausse du pouvoir d’achat et à introduire un contrôle gouvernemental dans les holdings. Si De Man n’est plus guère mentionné après la Seconde Guerre mondiale, étant donné son passé collaborationniste, son « Plan » reste clairement lisible dans les réformes de structures du syndicat : nationalisation du secteur de l’énergie et du crédit, planification démocratique au sein des holdings et exercice d’un contrôle sur celles-ci. Les institutions gouvernementales doivent s’occuper directement de la politique d’investissement. Peu après, les notions de contrôle par les travailleurs et d’autogestion sont également évoquées. On exige du patronat qu’il fasse preuve de transparence financière vis-à-vis des conseils d’entreprise et accorde une réelle participation aux travailleurs dans les entreprises et leur gestion. La pensée de marché reste la grande ennemie : l’activité économique doit servir l’intérêt général et non le patrimoine privé.
La question flamande constitue un autre point important de la pensée de Marcel Deneckere. Pendant l’entre-deux-guerres, une tradition d’autonomie culturelle et linguistique a fait son apparition chez les socialistes flamands. Après la Seconde Guerre mondiale, le collaborationnisme des nationalistes flamands freine cette tendance et le parti cultive une grande méfiance à l’égard de tout ce qui a trait au flamingantisme. Pour Deneckere, la lutte flamande est toutefois avant tout une lutte sociale, à laquelle le socialisme se doit de contribuer. Les flamingants de tendance démocrate ne peuvent être recrutés que si la question flamande est placée dans une perspective socialiste. Dès 1961, Links promeut un manifeste socialiste flamand qui reçoit son couronnement lors du premier congrès flamand de Klemskerke (aujourd’hui commune de Le Coq-De Haan, pr. Flandre occidentale, arr. Ostende-Oostende) en 1967. Quand la Wallonie évolue dans le sens régionaliste, ce mouvement est également accepté, mais à la condition que le fédéralisme ne fasse obstacle à la solidarité entre Flandre et Wallonie et, surtout, ne soit pas introduit au détriment de la classe ouvrière. La fédération bruxelloise est accusée d’être un bastion de fransquillons embourgeoisés et Deneckere se réjouit de l’apparition des « Lions rouges » flamands. La porte-drapeau de ceux-ci, Lydia De Pauw, est d’ailleurs également membre du comité de protection. Deneckere est partisan d’un système fondé sur deux états et une région capitale circonscrite, bénéficiant d’un statut spécial. Il s’incline lors du rejet du pacte d’Egmont de 1978 et lors de la scission consécutive du parti socialiste en 1978 en deux branches, francophone et néerlandophone. En d’autres mots, Deneckere fait de Links un journal affichant ouvertement ses tendances pro-flamandes. Lui-même n’a pas peur de se définir comme un flamingant.
Marcel Deneckere s’oppose aussi à la pensée de parti qui souhaite l’élargissement de la classe ouvrière flamande et la sécularisation du mouvement ouvrier chrétien. Selon lui, le fait de miner le pilier catholique par le biais de la décléricalisation n’est pas le bon moyen de former un front solide avec cette mouvance. Il pense, au contraire, que cela ne ferait que renforcer le pilier catholique. Ce qu’il faut, c’est un programme économico-social radical qui délierait les ouvriers catholiques de leur alliance contre nature avec le parti catholique bourgeois. Links ne veut donc en aucun cas se montrer sectaire vis-à-vis des croyants et doit remettre en question l’anticléricalisme du parti et son soutien à la libre pensée organisée. Nous avons déjà vu que cette pensée n’avait pas beaucoup de succès. Le lien de l’aile ouvrière avec l’Église, les autres organisations du pilier et le parti catholique s’avère plus solide que prévu. Links n’ira pas plus loin dans ce domaine que les quelques liens personnels et individuels liés par Marcel et une collaboration sans perte d’identité.
La percée du féminisme dans le journal est un phénomène assez lent. Marcel n’est pas un précurseur de cette tendance. Marijke van Hemeldonck, qui est membre de la rédaction, prend le sujet d’autant plus à coeur. Elle se voit bien offrir l’occasion de laisser infuser le courant dans le journal et de faire au bout d’un temps un organe féministe de ce dernier, mais elle se plaindra a posteriori qu’il lui a fallu déployer beaucoup d’efforts pour convaincre le rédacteur en chef de l’importance politique du thème de l’émancipation féminine. Marcel Deneckere se rallie à la lutte pour l’égalité salariale (1966), au succès de la première journée des femmes (1972), aux nombreuses actions destinées à se libérer de la morale sexuelle conventionnelle, au caractère de classe de la question de l’avortement, etc. Lui-même ne prend pas l’initiative de ces débats, mais admet plusieurs fois que la lutte d’émancipation de la femme a trop longtemps été négligée. Dans Links, il soutient également l’adoption d’un ton plus militant et le journal suit la ligne de « fem-soc », courant qui lie indissociablement féminisme et socialisme. En revanche, Marcel envisage de manière un peu moins ouverte le mouvement pour les droits des homosexuels et des bisexuels, alors en train d’émerger.
Le rédacteur en chef consacre aussi une grande attention aux thèmes politiques internationaux classiques soutenus par l’aile gauche au sens large dans les années 1960 et 1970 : la lutte contre l’impérialisme, en faveur des peuples opprimés et de la décolonisation, le combat contre les anciennes et les nouvelles dictatures et pour la démocratie, la lutte contre la guerre au Vietnam et la course aux armements. Ces thèmes sont fréquemment abordés, autant dans l’éditorial que dans les articles des autres rédacteurs. Citons quelques actions parmi celles que Marcel Deneckere juge d’une grande importance. Dans la période des débuts, la guerre d’Algérie est au centre de l’attention, suivie plus tard par la lutte pour l’indépendance immédiate du Congo, dont la Belgique s’est emparée de manière illicite et illégale. Le peuple congolais doit donc le plus rapidement possible pouvoir décider de manière souveraine de son propre sort. Plus tard, sous Mobutu, Links ne se prive toutefois pas de dénoncer le régime corrompu. La guerre du Vietnam et les manifestations qu’elle provoque bénéficient également de l’attention de Links. Le remplacement des dictatures espagnoles et portugaises par des régimes démocratiques est suivi de très près, tout comme le rôle de l’aile gauche d’Allende au Chili et la façon dont son régime et lui sont anéantis par le dictateur Pinochet. Dès le début, Deneckere s’engage aussi dans la lutte contre la course aux armements. Il participe au premier rang à la première marche antiatomique de 1963 et, en 1979, il lance avec Links une campagne de pétitions à grande échelle contre la bombe à neutrons. Nous avons déjà évoqué le rôle de Links dans l’organisation des marches pour la paix. Mentionnons aussi le lien particulier que Marcel Deneckere et quelques membres de la rédaction nouent avec Cuba. La présence de l’ambassadeur de ce pays à ses funérailles en dit long à ce sujet.
Les choses sont plus complexes en ce qui concerne l’Europe. Dans les cercles de gauche, l’Europe est surtout perçue comme la réunion des holdings et des multinationales et l’on critique aussi très fortement le caractère non démocratique des institutions européennes. Marcel Deneckere en parle également dans ses éditoriaux, insistant principalement sur la nécessité d’un syndicat européen fort. En effet, le capitalisme européen et mondial domine de plus en plus les mouvements ouvriers nationaux. La politique de gauche et les forces syndicales doivent donc être incitées à la coopération, notamment pour gagner une prise sur le processus de décision européen. Pour Marcel et pour Links, se retirer de la construction européenne et s’enfermer dans son propre pays serait pourtant une régression, qui ne ferait d’aggraver les problèmes. Comme beaucoup de membres de l’aile gauche, il est donc un partisan assez tiède de l’Europe.
La voie choisie par Deneckere ne facilite pas la réalisation de tous ces objectifs politiques. J’ai déjà parlé de la résistance à laquelle il se heurte de la part du parti socialiste. L’opposition est également de nature structurelle et s’inscrit dans le prolongement des rapports de force. Le capitalisme, avec ses grands holdings et groupes financiers, son patronat fort, accompagné d’une bourgeoisie flamande très présente dans les partis catholiques et libéraux tandis que le mouvement ouvrier est divisé, tout cela réduit fortement les possibilités de mettre en œuvre des réformes anticapitalistes. Le système politique est par ailleurs dominé par l’immobilisme de la pilarisation et des mécanismes de concertation, qui ne favorisent pas l’émergence d’un mouvement radical. Les différences idéologiques et éthiques sont canalisées dans un système de pacification qui renforce les piliers plutôt que de les déconstruire. Les mouvements politiques nouveaux des années 1960 et 1970, conscients de leur valeur et de leur vocation, développent leurs propres pratiques, d’une autre nature que celles du mouvement ouvrier socialiste. Le socialisme lui-même n’est que l’un des facteurs du pouvoir politique. Durant la période concernée, il n’est certainement pas renforcé comme on l’espérait. Links est en situation de faiblesse à l’intérieur de ce mouvement socialiste. Deneckere et son cercle ne peuvent donc pas réellement peser sur les rapports de force globaux, ni développer une ligne alternative au départ de la base socialiste.
Lors de son décès, plusieurs affirmeront que Marcel Deneckere avait toujours eu raison trop tôt. Il a d’ailleurs lui-même la conviction d’être en avance sur son temps. Cela n’a rien d’étonnant. Les analyses lucides grâce auxquelles il situe les problèmes dans le contexte des rapports de force concrets expliquent en partie ce phénomène. « On ne peut commettre pire erreur en politique », écrira Willy Calewaert à ce sujet dans son discours d’adieu, faisant ainsi référence au manque de base suffisamment large pour les idées nouvelles promues. Si nous regardons les réalisations et les succès relatifs de Links, nous constatons en outre qu’ils ne sont jamais été enregistrés sans l’aide d’autres courants, mais toujours avec des alliés, au sein d’un plus large ensemble et souvent aussi dans une constellation particulière et propice. Deneckere joue toujours un rôle stimulant, travaille dur à l’élaboration du contenu des projets et défriche bien souvent le chemin qui sera ensuite suivi par la gauche. Mais les résultats, eux, ne seront jamais très durables.
Quelques exemples. Le programme syndical de réformes structurelles est repris par le parti socialiste en 1958 alors que celui-ci se retrouve dans l’opposition après quatre ans de participation au gouvernement. Dans l’opposition, on peut en effet se permettre une plus grande flexibilité idéologique. Mais quand on constate qu’il en reste très peu d’éléments dans l’accord gouvernemental de 1961, la déception est vive. En 1974, Marcel Deneckere part en guerre contre les idées d’Henri Simonet*, qui souhaite introduire un réformisme moderniste dans le sens néocapitaliste. Avec les Jeunes socialistes et une série de militants des sections de gauche ainsi que le soutien de syndicalistes, Links travaille à un Livre rouge qui bénéfice d’un fort retentissement et lui permet de tirer les ficelles de la mobilisation. En bonne partie sous l’impulsion de Marcel, le mouvement parvient à imposer ses idées au congrès idéologique et à contrer la poussée vers la droite. Mais, cette fois encore, c’est une victoire à la Pyrrhus. Le Congrès flamand de Klemskerke en 1967 doit quant à lui être situé dans la lutte politique communautaire violente qui est alors menée en Wallonie, en Flandre et à Bruxelles et qui a également subi l’impact des protestations estudiantines louvanistes. Dans cette constellation particulière, les points de vue flamands de Marcel sont repris sous une forme édulcorée. Pour Deneckere, le congrès de 1980 équivaut à l’aboutissement partiel d’une lutte qu’il livre depuis de longues années, mais sans la percée de la jeune garde dans le parti et du président Karel Van Miert, la proposition en faveur d’une plus grande démocratie interne du parti ne serait jamais passée.
Les nombreuses barrières structurelles entraînent aussi des échecs. La grève de 1960-1961, dans laquelle Marcel a investi tant d’énergie, entre à n’en pas douter dans cette catégorie. Cela vaut aussi pour les tentatives d’introduire un rapprochement progressif avec les chrétiens en 1969-1970. Ces idées sont distillées via Marcel dans le parti mais ne connaissent aucun succès en dehors de celui-ci et n’en connaîtront pas davantage plus tard, sous Karel Van Miert. Impossible également d’établir des liens avec certains groupes progressistes au sein du mouvement flamand. Non seulement la résistance de la direction du parti socialiste est trop forte, mais dans le groupe des flamingants, on préfère recruter par l’intermédiaire du parti catholique flamand et la Volksunie. Une série de membres de la génération protestataire des années 1960 et des 1970 cherchent à se rapprocher de la revue Links, mais pas de la « petite gauche » ni des nouveaux mouvements sociaux. Ils appartiennent tous à un autre spectre politique.
Le fait que Marcel Deneckere ne vise aucun mandat et que Links ne fournisse que deux ministres et pendant une courte période (Willy Calewaert et Ernest Glinne), a aussi ses côtés négatifs. Cela confère au rédacteur en chef du respect et de l’autorité – nous l’avons vu – mais pour les réalisations concrètes, le groupe est obligé de compter sur des sympathisants du parti et du syndicat qui, eux, occupent des mandats. Or, ceux-ci ne sont pas nombreux. Cela réussit de mieux en mieux à mesure que les idées économiques de l’aile gauche du parti et leur programme suscitent plus d’attention ou, comme dans certains cas, correspondent à celles d’un petit groupe de « technocrates » qui souhaitent également exercer une certaine emprise sur l’économie. Plus grand contrôle des prix, transformation de la Société nationale d’investissement en holding public, obligation de fournir des informations économiques et financières aux conseils d’entreprises, renforcement des positions financières de la banque d’État… ne sont que quelques exemples. Le rôle exact joué par la pensée de Marcel Deneckere dans ces processus décisionnels doit encore être précisé par le biais d’analyses concrètes. Celles-ci font jusqu’ici défaut. Mais il semble évident que, comme dans d’autres réalisations, ce rôle se situe surtout au niveau de la formulation et de la promotion.
Dans le domaine de la propagande et du changement de mentalité qui intervient dans la société, Marcel Deneckere et sa rédaction parviennent en revanche à exercer une certaine influence. Marcel croit d’ailleurs très fort au changement et à la faisabilité de la société. Cette influence restera pourtant difficile à mesurer tant que nous n’aurons pas une idée exacte de la solidité de toutes les autres forces avec lesquelles Links entre en interaction. Les milliers de sympathisants que compte la revue ne doivent pourtant pas être sous-estimés. Au moyen d’écrits, de paroles et d’actes, Deneckere a probablement indiqué à beaucoup la voie du socialisme ou empêché qu’ils s’en écartent. Avec ses éditoriaux et ses actions, il a atteint dans le parti et à l’extérieur un public assez large d’intéressés, qui a pu s’identifier à lui. En effet, il incarnait ni plus ni moins Links. Sa personnalité y était pour beaucoup. Il tirait son indispensable autorité d’une combinaison rare de détermination, de prévenance, de bonne volonté et d’intégrité.
En résumé, nous pouvons attribuer à l’œuvre politique de Marcel Deneckere une influence assez forte. Il a tiré le meilleur parti du groupe de pression qu’il a fait de Links et cela, dans le respect constant et scrupuleux de son idéologie. Cela a fait de lui un important socialiste flamand qui, durant la période 1958-1983, a directement ou indirectement élaboré une politique de gauche et intensément œuvré à sa diffusion. Il a sans aucun doute marqué plusieurs générations de la gauche et est en outre resté dans l’histoire comme une personne particulièrement estimée de tous ceux qui l’ont côtoyée.
SOURCES :
Au sujet de Marcel Deneckere, il n’existe qu’une courte biographie, écrite par Jan CRAEYBECKX et reprise dans la Nieuwe Encyclopedie van de Vlaamse beweging, Tielt, 1998, vol. I, p. 911-912. Je suis donc particulièrement reconnaissante à Martine Deneckere pour les informations et les pièces d’archives familiales qu’elle a bien voulu me procurer. Les souvenirs de quelques anciens membres de la rédaction (Frank Roels et René De Preter) ont également été utiles.
J’ai tiré des informations intéressantes de textes rédigés à son décès par des amis et connaissances politiques et une série de journalistes : De redactie van Links, « Bij de dood van Marcel Deneckere », Links, 25 juni 1983 – CALEWAERT Willy, « Afscheid van Marcel », Links, 2 juli 1983 – DE PAUW Lydia, « 25 jaar Links te Brussel. Hulde aan Marcel Deneckere », Links, 29 november 1983 – DE VLIEGER Arsène, Links , 9 juli 1983 – LIEBMAN Marcel, « Disparition de Marcel », Links, 9 juli 1983 – MARTENS Ludo, « Bij de dood van Marcel Deneckere », Solidair, weekblad van de Partij van de Arbeid, 29 juni 1983 – PATAER Paul, « Herinneringen aan Marcel », Links, 9 juli 1983 – RASKIN Brigitte, « In naam van De Nieuwe Maand », Links, 9 juli 1983 – SCHELFHOUT Jack, « Marcel, mijn goede vriend », Links, 2 juli 1983 – SCHOETERS Marcel, « Adieu Marcel », Links, 2 juli 1983 – VAN EECKHOUT Piet, « Een woord van afscheid », Links, 9 juli 1983 – VAN HEMELDONCK Marijke, « Afscheid van Marcel », Links, 9 juli 1983 – VAN MIERT Karel, « Condoleanties », Links, 9 juli 1983 – VAN POUCKE Frank, « Een strijdende pen is gebroken », Voor Allen, 1ste augustus 1983 – « De dood van een militant », De Antwerpse Morgen, 24 juni 1983 – « Deneckere, hoofdredacteur van Links overleden », Vooruit, 24 juni 1983 – « Zo heeft Deneckere een generatie getekend », De Morgen, 30 juni 1983 – « Marcel Deneckere en Links : één begrip », Doorbraak 80, oktober 1983, Herman Vos-Instituut, 16-17 – « Bij de dood van Marcel Deneckere. Jongsocialisten en Links », NU, maandbald van de jongsocialisten, n° 3-4, september 1983 – « Overlijden van Marcel Deneckere », De Rode Vaan, 30 juni-7 juli 1983 – « Wij betreuren het overlijden van kameraad Deneckere », Rood, 30 juni 1983 – « La mort de Marcel Deneckere. Links en deuil », Combat, 4 juillet 1983 – « Deneckerologie », De Zwijger, 11 juli 1983 – « De dood van Marcel Deneckere », De Nieuwe Maand, juni-juli 1983, 283.
Pour les manifestes et les listes de membres de la rédaction, des collaborateurs et du membre du comité de protection, voir : Links, Socialistisch strijdblad. Bestuurscomité. Oproep om lid te worden van de Samenwerkende vennootschap van Links, of abonnee van het blad (1958) ; Lijst van de redactieleden, de medewerkers en de leden van het beschermcomité (1983) ; Gratis proefnummer van Links. Voor een strijdend socialisme. Doorbraak in Vlaanderen, 21 november 1958.
Les mémoires (critiques) de Marijke VAN HEMELDONCK ont également été utiles : Een schip met acht zeilen. De ontnuchtering van een gedreven socialiste en feministe, Grand-Bigard, 1995. Il en va de même, dans une moindre mesure, des mémoires de Freddy WILLOCKX, Hier klopt mijn hart, Antwerpen, 2010, de Bert VAN HOORICK, In tegenstroom. Herinneringen 1919-1956, Gent, 1982) et de Georges DEBUNNE, Ik heb mijn zeg gehad. Memoires, Leuven, 1988.
À l’occasion des 25 ans de Links, Kritak (Louvain) a fait paraître en 1984 un recueil intitulé Vooruit lopen op het Vlaams socialisme, dont chaque article éclaire ou contextualise la figure de Marcel Deneckere : CALEWAERT Willy, « Ten geleide », p. 7-10 ; WITTE Els, « Links en vijfentwintig jaar Belgische politiek », p. 11-28 ; MEYNEN Alain, « Structuurhervormingen en algemene staking », p. 29-54 ; VAN DER TAELEN Luckas, « Links buiten of niet ? Het onverenigbaarheidscongres, 1964 », p. 55-64 ; GLINNE Ernest, « Links-La Gauche », p. 65-80 ; CRAEYBECKX Jan, « Het flamingantisme van Marcel Deneckere. Links en de Vlaamse beweging », p. 81-102 ; BORMS Kris, « Stop een vakbond in uw tank. Links en de vakbeweging », p. 103-120 ; HUYSE Luc, « Links en het georganiseerde katholicisme in Vlaanderen », p. 121-126 ; NAUWELAERTS Mandy, « Wat zoudt gij zonder’t vrouwvolk zijn ? », p. 127-142 ; VAN HAEGENDOREN Mieke, « Parallelllen tussen Links en andere linkse bladen in het verleden ? », p. 143-146 ; DENECKERE Martine, « Te vroeg gelijk ! », p. 147-157.
Les biographies de personnalités qui ont travaillé avec Marcel Deneckere ont livré une série d’informations : STUTJE J.-W., Ernest Mandel. Rebel tussen droom en daad, Antwerpen-Gent, 2007 – HELLINCK B., Karel Van Miert, Strijder voor Europa. Een politieke biografie, Antwerpen, 2016 – HEMMERIJCKX R., « Renard André, Gilles, Guillaume », dans Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier en Belgique, Site du maitron.fr, mis en ligne le 20 août 2020, dernière modification le 30 août 2020.
Le contexte du parti à l’époque se fonde sur : LE PAIGE H. & DELWIT P., Les socialistes et le pouvoir. Gouverner pour réformer ?, Bruxelles, 1998 – GOTOVITCH J. & MORELLI A. (dir.), Militantisme et militants, Bruxelles-Charleroi, 2000 – VAN VELTHOVEN H., Bevriende vijanden. Hoe de Belgische socialisten uit elkaar groeiden, Antwerpen, 2019.
Pour les grandes lignes de la politique belge durant la période concernée, nous nous sommes surtout fondées sur : WITTE E., LUYTEN D. & MEYNEN A., Histoire politique de la Belgique de 1830 à nos jours, Bruxelles, 2017 – BEYEN M. & DESTATTE P., Un autre pays. 1970-2000, Bruxelles, 2009.
Par Els Witte
SOURCES : voir en dessous de la notice.