Par Justinien Raymond
Né le 16 décembre 1878 à Moulins-Engilbert (Nièvre), mort en déportation le 21 mars 1945 au camp de Bergen-Belsen ; anarchiste au sortir de l’adolescence, syndicaliste révolutionnaire dans sa prime jeunesse, communiste puis socialiste ; journaliste, écrivain.
C’est par un choix délibéré de l’intelligence et du cœur qu’Amédée Dunois voua sa vie sans retour au mouvement ouvrier révolutionnaire. Par sa naissance et par son mariage il appartenait aux milieux où prennent racine les carrières qui conduisent à l’aisance et à la considération, et il était doté de plus de dons qu’il n’en fallait pour parvenir. De son vrai nom, Amédée Catonné, fils d’un agent voyer cantonal qui devint agent voyer de l’arrondissement de Clamecy, puis agent voyer en chef du département de la Nièvre, il avait déjà fermement choisi sa voie quand il épousa, à vingt-deux ans, une jeune fille d’une grande beauté dont le père Charles Fieffé, alors juge au tribunal de Clamecy après l’avoir été à Châteauroux et à Nevers, devait terminer sa carrière à Cherbourg. Amédée Dunois n’alluma pas, dans ces deux foyers de petite et de moyenne bourgeoisie, la flamme révolutionnaire dont il brûlait. Il n’y trouva pas non plus d’obstacles insurmontables à ses choix. Dans l’un et l’autre vivait une solide tradition d’attachement à la République et à la démocratie ; son grand-père paternel, pour sa résistance au coup d’État du 2 décembre, avait dû s’exiler en Espagne. Pas de frein religieux non plus, dans ces familles détachées de toute conviction religieuse et liées à la Franc-Maçonnerie : le juge Fieffé était Vénérable, et le père d’Amédée Dunois-Catonné, Philippe Catonné, était en 1886, l’un des dignitaires de la Loge de Clamecy selon un article de presse.
La vie ne pouvait cependant rien apprendre à Amédée Dunois des problèmes auxquels le socialisme propose son explication et ses solutions. L’étude les lui révéla. Brillant élève du collège de Clamecy qui porte aujourd’hui le nom de son ami Romain Rolland, il y trouva sa voie, on hésite à dire au hasard de ses lectures, car elles impliquaient déjà un choix, surtout celles qui sortaient vraiment des sentiers battus. En 1894-1895, pendant ses années de rhétorique et de philosophie, la rencontre de l’œuvre de Claude Tillier qu’il tirera plus tard de l’oubli lui fut une révélation, parce que, il l’écrira en 1906, elle fait de ce romancier-pamphlétaire nivernais « un authentique précurseur de la révolution sociale » (Le premier pamphlet de Claude Tillier, p. 8). D’autres lectures firent fructifier le germe semé par Tillier dans l’esprit d’Amédée Dunois. Il nous l’a dit lui-même aux pages VI et VII de la belle réédition de l’Histoire de la Commune de Lissagaray. « L’Histoire de la Commune de 1871, confie-t-il, je l’ai lue sur les bancs du collège, en même temps, je crois, que Germinal et les Vingtras, empruntés au même cabinet de lecture. L’impression fut si forte que j’en fus comme bouleversé, et je pense encore aujourd’hui que Lissagaray, Zola et Jules Vallès — et l’historien plus que les romanciers — ont décidé de ma vocation et de ma vie. Je n’étais qu’un adolescent nourri de la moelle de Quatre-vingt-treize, de Quarante-huit et de Cinquante et un ; mon cœur battait au nom de la République. Lissagaray, Zola et Vallès ont ouvert les premiers mes yeux à des visions de misère et de mort, mais aussi d’espérance, de salut et de gloire qui jamais jusque-là ne les avaient frappés ; ils m’ont introduit dans un monde, obscur et lumineux tour à tour, que j’ignorais. Avant que Kropotkine, Proudhon et, plus tard, Marx devinssent mes maîtres, Lissagaray, Zola et Vallès m’ont dévoilé des choses dont je n’avais pas même l’idée : l’exploitation capitaliste, la classe ouvrière, ses luttes, ses grèves et ses insurrections, et puis le socialisme, annonciateur de liberté réelle, et puis le drapeau rouge, symbole de la future révolution. » À ces réminiscences, Dunois ajoute un vœu qui en explicite la signification. « Je voudrais que ce livre fût pour quelques jeunes gens d’aujourd’hui des classes privilégiées ce qu’il a été pour moi : un éveilleur de conscience, et qu’en les amenant à méditer cette tragique histoire d’une insurrection écrasée, il détermina en eux la volonté de se consacrer sans retour au service du Prolétariat et du Socialisme qui sont - chair et cerveau - l’humanité de demain. »
Ainsi, Amédée Dunois avait pris le chemin de sa vie lorsque, bachelier à seize ans, il gagna Paris où, répétiteur-surveillant à l’École Jean-Baptiste Say, devenue aujourd’hui lycée, il poursuivit à la Faculté de Droit et à la Sorbonne des études d’économie politique et d’histoire que couronneront les licences de droit et de lettres. En 1906 il quitta le ministère où les siens l’avaient fait entrer, pour se consacrer à la vie militante. À sa formation universitaire, enrichie de copieuses lectures, notamment celle de Kropotkine, puis sous l’influence de Fernand Pelloutier et de Georges Sorel, celle de Pierre-Joseph Proudhon, Amédée Dunois devait une vaste culture. Il la devait aussi au combat qu’il mena toute sa vie et à sa riche personnalité ouverte à tous les vents de l’esprit. De l’historien, il avait la compréhension profonde des événements du passé et du présent ; il excellait à saisir les lignes de forces d’un problème historique. Il avait une intelligence particulièrement aiguë du mouvement ouvrier, des doctrines qui l’illustrent et notamment du marxisme. Ces qualités donnaient à la parole et aux écrits de Dunois une portée exceptionnelle. Quand les partis communiste et socialiste rappelaient une page du passé révolutionnaire ou rééditaient une œuvre de pensée ou un écrit de combat, il en était chargé comme d’une fonction naturelle. Que de pages enrichissantes contiennent ces modestes brochures comme L’Action socialiste au Parlement (1910-1914), Jaurès internationaliste, l’esquisse historique du Premier Mai ! Que de belles préfaces, que de notes savantes nous ont values ses présentations de La Guerre civile en France, de Karl Marx, à l’Histoire de la Commune, déjà citée, en passant par la Genèse du Capital, titre évocateur sous lequel il publia en 1924 la section VIII du premier livre du Capital qui traite de « l’accumulation primitive ».
Homme de pensée, Amédée Dunois était aussi un esthète, sensible à toutes les manifestations de l’art. Lettré délicat, au goût sûr, il fut le premier à mettre à sa juste place son compatriote nivernais, l’écrivain Claude Tillier. Passionné de musique et de théâtre, il a consacré de belles pages aux grands maîtres et aux jeunes espoirs dans maints journaux et notamment dans la revue L’Art pour tous dont il fut, à ses débuts, secrétaire de rédaction. Entre deux séances fiévreuses au congrès d’Amsterdam (1907) où il joua un rôle en vue, cet anarchiste qui n’avait rien d’un nihiliste se rendit au célèbre musée et, l’annonçant à sa jeune épouse par une carte écrite à la hâte, il s’exclamait : « Émotion profonde devant la Ronde de Nuit ! »
La richesse de sa pensée, la sûreté de son goût faisaient d’Amédée Dunois un écrivain de race. Au souci rigoureux, poussé jusqu’au purisme, d’une forme impeccable, son style allie la chaleur que donne une conviction ardente, le tour personnel qui traduit une pensée vivante, le trait acéré qui jaillit de la verve du polémiste. Ces qualités d’expression expliquent qu’Amédée Dunois, s’il n’était pas un orateur populaire, ait été un conférencier solide et brillant que recherchaient toutes les « écoles socialistes », toutes les « sections », toutes les « cellules », et surtout, un journaliste étincelant. Sa critique d’un ouvrage, d’une représentation théâtrale ou d’un concert ne sacrifiait jamais aux banalités du genre. Ses vivants comptes rendus de séances parlementaires, ses inimitables revues de presse, même si un sujet médiocre les avait inspirés, brillaient toujours par ce qu’ils révélaient de leur auteur.
Pourtant, Amédée Dunois, n’était pas un homme de cabinet, mais un homme d’action. Non seulement ses écrits l’engageaient, mais il vécut et mourut en militant. Jeune, il fréquenta les milieux libertaires, s’y tailla une place de choix par la pensée originale qu’il y apporta et qui, déjà, annonçait le militant de l’âge mur. Sous les pseudonymes de Dankin, de Raphaël Dunois, enfin d’Amédée Dunois auxquels l’obligeaient des considérations familiales, il collabora à maints journaux de Paris, de province et de l’étranger. En 1906 il entra aux Temps Nouveaux de Jean Grave, et, comme ses prédécesseurs Paul Delesalle et Pelloutier, il ouvrit largement le journal anarchiste sur le syndicalisme ouvrier. Mais, contrairement à beaucoup d’anarchistes engagés dans le mouvement syndical, Dunois estimait que le syndicalisme « ne suffit pas à tout » (Les Temps Nouveaux, 31 décembre 1906). Porteur du mandat de la Suisse romande, il participa, du 24 au 31 août 1907, au congrès international d’Amsterdam où s’amorça le divorce entre l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire qui venait de s’affirmer en 1906 au congrès d’Amiens. En se rangeant bientôt dans ce dernier mouvement, en le servant par une collaboration de quatre ans (1903-1912) à la Bataille syndicaliste, Dunois ne rompait pas avec l’anarchisme tel qu’il le professait. « Anarchisme ouvrier, syndicalisme révolutionnaire, c’est pour moi tout un » proclama-t-il dans le Réveil socialiste anarchiste de Genève (2 novembre 1907). Quelques jours plus tard, précisant sa pensée, il avança, sans s’y référer expressément, une idée fondamentale du marxisme, en affirmant que « le syndicalisme révolutionnaire, c’est l’anarchisme, mais un anarchisme régénéré, rafraîchi au souffle de la pensée prolétarienne, un anarchisme réaliste et concret qui ne se satisfait plus comme l’ancien de négations ou d’affirmations abstraites, un anarchisme ouvrier qui confie à la classe ouvrière, fortifiée par des années de luttes, et non aux seuls initiés, le souci de sa réalisation » (Pages libres, 23 novembre 1907). Pour Dunois, le syndicalisme révolutionnaire, c’est le bain de jouvence de l’anarchisme traditionnel, de l’anarchisme de ceux qui « s’entêtent dans l’immobilité du dogme et l’impuissance de la formule » (L’Action directe, 15 janvier 1908). Il y voit un double mouvement de réaction contre « la déviation du socialisme dans la politique, la déviation de l’anarchisme dans l’intellectualisme », la synthèse des théories de Michel Bakounine et de Karl Marx (L’Action directe, 11 mars et 27 mai 1908). Le marxisme, dont Dunois a eu la révélation en 1905-1906 par la lecture attentive des œuvres du maître, inspirait ces prises de position. Il le conduira bientôt à un choix capital : en 1912, Dunois adhéra au Parti socialiste SFIO et s’inscrivit à la cinquième section de la Fédération de la Seine.
Cette même année 1912, il cessa de collaborer à la Bataille syndicaliste, et entra à l’Humanité, chargé de la rubrique de politique intérieure. Bientôt, pour avoir condamné leur campagne contre la proposition de loi de Compère-Morel tendant à atténuer la rigueur des lois scélérates, Dunois, dont Jaurès salua « la franche et honnête protestation » (l’Humanité, 8 août 1912), prit ses distances avec les milieux syndicalistes révolutionnaires pour s’intégrer pleinement au mouvement socialiste. Collaborateur très proche de Jean Jaurès à l’Humanité, il était à ses côtés au soir tragique de son assassinat le 31 juillet 1914. C’est lui qui, dans le numéro du lendemain, adressa l’adieu de la rédaction à son prestigieux directeur. « Quelques crimes précèdent toujours les grands crimes... assurait-il. L’hécatombe exécrable que préparent à cette heure les partis militaires et les nationalismes de tous les pays aura eu pour prélude un monstrueux assassinat. » Prophétie, mais aussi profession de foi !
Mobilisé à l’hôpital temporaire de Nevers, Dunois condamna la politique d’union sacrée du Parti socialiste et publia, en 1915, « sous [sa] responsabilité exclusive et dans la pleine conscience des calomnies perfides auxquelles elle peut donner lieu », la protestation de Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée. Il l’accompagna d’une préface accusatrice, que la censure biffa largement. Quand survint le réveil au sein du Parti socialiste, Dunois, qui en avait été un des précurseurs, rallia le « mouvement minoritaire ». La victoire de ce mouvement le porta au secrétariat général de l’Humanité (octobre 1918). En janvier-février 1919, il se rendit à la Conférence socialiste internationale de Berne en compagnie de Marcel Cachin, de Paul Faure, de Louis-Oscar Frossard et de Charles Rappoport. En novembre il figura au sixième rang des quatorze candidats de la liste socialiste menée par Jacques Sadoul dans la 3e circonscription de la Seine (les six arrondissements de la rive gauche et le XVIe). Il n’y fut pas élu mais recueillit 42 010 voix, la moyenne de la liste s’établissant à 41 863 voix sur 254 182 inscrits et 189 797 votants.
En février 1920, Amédée Dunois siégea au congrès national de Strasbourg, porteur d’un mandat de la Fédération de la Vienne. Il appartenait depuis un mois au Comité pour la Reconstruction de l’Internationale, dans un Parti socialiste profondément divisé sur les leçons à tirer de deux événements contraires : l’effondrement de l’Internationale, en 1914, le triomphe de la Révolution d’Octobre en 1917. En octobre 1920, Dunois se rallia aux partisans de l’adhésion à la IIIe Internationale. Choix conforme à son passé, conforme à ses positions de guerre. Le congrès de Tours (décembre 1920) le porta au comité directeur du nouveau Parti communiste.
Un des premiers, il essuya les coups de la répression antibolchévique. Incarcéré à la prison de la Santé du 5 février au 22 mars 1921, il bénéficia d’un non-lieu le 3 mai. Souvarine qui le considérait comme un des « hommes de confiance de la Gauche du parti », lui attribua en novembre 1921 la fonction de directeur intérimaire du Bulletin communiste. Au congrès national du Parti communiste tenu à Marseille en décembre 1921, Dunois préconisa un effort de pénétration communiste dans les organisations syndicales, et fut réélu au comité directeur mais il démissionna par solidarité avec Boris Souvarine qui avait été battu. Le conseil national réuni les 23 et 24 avril 1922 le réintégra au CD avec les autres dirigeants de la Gauche : Fernand Loriot, Albert Treint, Paul Vaillant-Couturier. Par la suite, il manifesta quelques désaccords avec la direction du parti. La gauche proposa en septembre 1922 de remplacer Marcel Cachin par Dunois à la direction de l’Humanité. Par deux fois il abandonna ses fonctions à l’Humanité, notamment en octobre 1922 à l’issue du congrès national de Paris qui, dominé par les centristes, écarta la tendance de gauche des organes de la direction. Mais il gardait la confiance de l’Internationale. Au lendemain de son quatrième congrès à Moscou (novembre-décembre 1922), il reprit le poste de secrétaire général de l’Humanité et, en janvier 1923, un conseil national du Parti communiste le rappela au Comité directeur où, un an plus tard, le confirma le congrès de Lyon. Le bureau politique réuni le 22 mars 1923 le nomma directeur adjoint de la « Librairie de l’Humanité », le directeur étant Souvarine. Mais au début de l’année 1924, son travail aux éditions du Parti fut placé sous le contrôle de Claude Calzan, ce que Dunois accepta très mal comme en témoignent ses lettres du 9 février et du 1er avril 1924 à Humbert-Droz (L’œil de Moscou à Paris, op. cit., p. 229-230). Amédée Dunois séjourna quatre mois à Moscou de mars à juin 1924 comme délégué du parti communiste français et il rencontra Zinoviev, Kamenev et surtout Trotsky qu’il avait connu à Paris en 1915 et dont il devint le familier.
Un an plus tard, pour avoir condamné certaines exclusions du Parti communiste, le congrès national de Clichy, avril 1925, l’écarta du Comité directeur et du secrétariat général de l’Humanité. Le 18 janvier 1925, L’Humanité affirma qu’il avait prononcé devant le congrès « un discours long, long... beaucoup trop long ». Il déclarait qu’après avoir gardé le silence pendant six mois, il tenait à dire que le Parti communiste était mal gouverné : la nouvelle organisation sur la base des cellules avait son accord mais elle avait été mise en place trop hâtivement, la méfiance à l’égard des intellectuels et l’exclusion de Pierre Monatte, Victor Delagarde, Alfred Rosmer faisaient du tort au Parti. Il quitta la tribune sous les huées d’une partie de la salle.
Dunois signa en février 1925 la Lettre des 80 de l’opposition communiste, menée par Fernand Loriot. Il était alors membre de la cellule 178 du PC. En octobre 1925, il signa la Lettre dite des 250 au Comité exécutif de l’Internationale communiste, lettre protestant contre l’autoritarisme de la direction du Parti communiste et ses méthodes de « bolchevisation ». Il n’en continua pas moins à militer activement, malgré un désaccord grandissant entre ses positions et celles du PC dans sa phase dite de « bolchevisation ». Il écrivit dans La Révolution prolétarienne de Monatte, sous le pseudonyme Jean Glaive.
Puis, il quitta le PC en 1927, adhéra en 1929 à un éphémère Parti ouvrier et paysan et collabora à son organe, Ça ira. En 1930, il rejoignit le Parti socialiste SFIO et sa Ve section de la Seine. Précieuse recrue, aussitôt mise à contribution.
Tout en donnant au Populaire une collaboration active et éclectique, Dunois dirigea l’Office de documentation et de propagande du Parti socialiste. Il rédigeait chaque semaine le Bulletin socialiste, destiné à alimenter la presse de province et, sous le titre La Vie du Parti, un supplément mensuel, historique et doctrinal du Populaire. En vue des élections de 1932, il arma candidats et propagandistes d’un Vade-mecum qui obtint un vif succès. Amédée Dunois, qui n’était pas un habitué des tréteaux électoraux ni un quêteur de mandats, alla lui-même défendre le programme socialiste dans l’arrondissement de Cherbourg (Manche). Étranger au pays, candidat sans compromission doctrinale dans une circonscription perdue d’avance, il ne recueillit que les voix des citoyens convaincus, 1 589 sur 22 303 électeurs inscrits. Il échoua également aux élections législatives de 1936 dans l’arr. de Clamecy.
Amédée Dunois n’était pas l’homme des concessions et il resta lui-même. Avec la satisfaction du militant en paix avec sa conscience, il déclarait : « Moi je n’ai pas changé », en recevant l’ouvrage De Jaurès à Lénine avec cette dédicace de l’auteur, L.-O. Frossard : « En souvenir de nos communes erreurs ». Il n’avait pas changé : la révolution socialiste restait son but, il gardait sa confiance à la Russie soviétique, il ne prenait pas son parti de la division ouvrière, et, en dernière analyse, cette constance, cette fidélité reposaient sur un roc, l’adhésion toujours pleine et entière au marxisme. La doctrine comme flambeau, l’unité comme arme lui semblaient être les conditions primordiales d’une action socialiste efficace. À l’une et à l’autre, il était passionnément attaché. Il se promettait de servir l’une et l’autre lorsque, au début de 1931, il succéda à Frossard, à la direction de la Nouvelle Revue socialiste, aux côtés de Jean Longuet. Il considérait « comme un danger pour le socialisme le sensible dépérissement de la culture théorique ». « Celle-ci, poursuivait-il, était jadis assez répandue pour que l’action politique du Parti en fût comme réchauffée par une sorte de flamme intérieure. Mais la guerre est venue avec ses maléfices et ses forfaits sans nom. La guerre a brisé la chaîne qui nous rattachait, nous vivants, à nos morts, aux créateurs de notre doctrine et de notre mouvement : premièrement à Marx et à Engels. C’est à eux qu’il faut résolument revenir. Qui s’en éloigne, qui croit pouvoir, comme dit cet autre, « se délivrer du marxisme » s’éloigne du socialisme... » (La Nouvelle Revue socialiste, n° 35, 1er janvier-28 février 1931, p. 675). À côté du combat idéologique, il assignait à la revue un but concret : « l’unité du prolétariat ». « Il faut la reconstruire à tout prix, affirmait-il, et nous y travaillerons de toutes nos forces... » Son esprit ouvert lui rendait personnellement cette tâche aisée. « Les déceptions parfois déchirantes qu’a pu infliger à beaucoup d’entre nous la Révolution russe, assurait-il, ne nous induiront pas à nous montrer injustes envers elle. Encore moins injurieux... La Révolution russe reste un événement sans précédent, et son dernier mot n’est pas dit... » (Ibid., p. 677.)
Anarchiste, syndicaliste révolutionnaire, socialiste, communiste, Amédée Dunois a toujours servi la même cause. Cette fidélité projette sur toute sa vie une unité d’autant plus lumineuse qu’après lui avoir tout subordonné, carrière et intérêt, il lui fit le sacrifice suprême. Lorsque se leva sur l’Europe la menace hitlérienne, il fit front. Il dénonça le péril mortel qu’elle faisait courir à la paix, à la démocratie et aux libertés ouvrières. Il stigmatisa l’aveuglement de ceux qui voulaient temporiser avec elle. Il condamna les accords de Munich et l’illusion trompeuse qu’ils apportaient à une opinion désorientée ou abusée. Ce faisant, le combattant antifasciste ne reniait pas le minoritaire pacifiste de jadis : deux situations différentes, deux attitudes, un même objectif, le socialisme auquel sont nécessaires la paix et la liberté. La pensée vivante de Dunois ne consistait pas à répéter des mots qui conduiraient à renouveler des gestes. Sa réflexion et son action prenaient appui sur des réalités objectives. « À ceux qui nous objectent que nous parlions autrement en 1914, écrit-il en octobre 1938, nous répondrons que les circonstances étaient en 1914 tout autres qu’aujourd’hui : entre la Triple Entente (dont était la Russie des tsars) et la Triple Alliance (où la Russie des tsars n’avait pas d’équivalent), il n’y avait pas de démarcation bien nette. Chez tous les belligérants existaient des partis socialistes en pleine croissance. Ils ne purent certes empêcher la guerre. Il nous parut que leur commun devoir était, pendant comme avant la guerre, de travailler à la paix. La situation est aujourd’hui bien changée. Si la guerre éclatait demain, elle mettrait aux prises des coalitions parfaitement différenciées, d’une part les fascismes, d’autre part les démocraties ; d’une part les pays où il y a un socialisme vivant, un prolétariat autonome, d’autre part les pays où le socialisme est proscrit, où le droit syndicat et le droit de grève, sans parler du suffrage universel, sont prohibés, où le prolétariat, enrégimenté de force dans des formations corporatives ou des fronts de travail rivés à l’État totalitaire, a cessé d’appartenir au « prolétariat international ». Comment, interrogeait-il, un parti socialiste conscient de sa mission historique pourrait-il refuser de choisir entre les deux camps ? » (La Bataille socialiste, n° d’octobre 1938).
Quinze jours après leur signature, Dunois affirma : « Les accords de Munich mènent à la guerre avec certitude. » Il évoqua l’Europe qui en sortirait où « Hitler avec ses diktats nous fera regretter Bismarck et Guillaume II ». « Notre politique de paix, clamait-il, ne peut donc être qu’une politique d’antifascisme militant. D’antifascisme à l’extérieur. D’antifascisme à l’intérieur. » Cette politique suppose, à l’extérieur, « la défense de l’URSS contre le monde capitaliste » ; à l’intérieur, « l’unité socialiste » (ibid.).
Cette conviction qu’il fallait tenir tête à l’hitlérisme s’alliait parfaitement chez A. Dunois à l’internationalisme qu’il avait toujours hautement professé et qui, avec l’adhésion au marxisme et le souci de l’unité, lui apparaissaient être le fondement même du socialisme. De cet internationalisme il avait donné un témoignage sans équivoque en sachant raison garder dans l’abandon général de 1914. Il lui resta fidèle « dans la mêlée » de 1939 à 1945. Il ne confondait pas toute l’Allemagne avec Hitler et il ne manquait pas de dénoncer ses alliés en France, les « imbéciles et les gredins » qui, selon le mot de Th. Maulnier, considéraient les systèmes autoritaires comme « le principal rempart à la révolution communiste » (La Guerre et la Paix, 1er mai 1940). S’il était décidé à se battre avec quiconque se battait dans son camp, il ne confondait pas ses mobiles ni ses objectifs avec ceux des alliés d’un moment, comme celui-là qui « n’est pas antihitlérien, mais germanophobe ». « La guerre telle que de tels hommes la conçoivent et la veulent n’est pas la nôtre. » Et il ajoutait : « leur paix non plus » (La Guerre et la Paix, 15 avril 1940), L’affreuse misère des camps même, un de ses compagnons d’infortune l’a rapporté, n’eut pas raison de ses convictions internationalistes. Elles lui interdirent toujours toute condamnation sommaire et globale. Elles réchauffèrent tout son être meurtri lorsque, par deux fois, « l’ennemi » se montra à lui sous la figure et avec le comportement d’un « camarade » de l’Internationale.
La vie réserva donc à Amédée Dunois de porter témoignage de ses convictions dans des conditions périlleuses. C’est peu dire qu’il le fit avec courage. À plus de soixante ans, la guerre et l’Occupation venues, il se jeta dans la Résistance avec une témérité qui, pour n’être pas d’un néophyte, jaillissait d’une conviction restée dans toute la fraîcheur de sa jeunesse. Il anima le Parti socialiste clandestin et son journal en zone occupée. Il publia plusieurs brochures sous le pseudonyme de Nicolas Moreau. À compter du 1er janvier 1940, il lança avec François Crucy (et non Curcy), un organe bimensuel de combat, La Guerre et la Paix, qui connut au moins neuf numéros, et dans lequel il situait, selon un titre qui vaut pour tous ses articles, « le socialisme dans " cette " guerre ».
Arrêté le 8 octobre 1943 par la Gestapo, Dunois fut incarcéré à la prison de Fresnes d’où il sortit au bout d’un mois. Négligeant tous les conseils de prudence, il reprit le combat. Arrêté à nouveau le 14 janvier 1944, il fut déporté le 4 juin au camp d’Oranienburg. Transféré à Bergen-Belsen en février 1945, il y succomba, peu avant la libération du camp survenue le 15 avril, après avoir donné à ses compagnons de misère, qui ont pu en témoigner, un haut exemple d’énergie morale et de foi socialiste.
Par Justinien Raymond
ŒUVRE : Le Mouvement bûcheron, édition des Cahiers nivernais, Nevers, 1909, 79 p. (dessins de B. Naudin). — Michel Bakounine, Portraits d’hier, 1er juin 1909 (Bibl. Nat. 8° G 8872).
Outre les brochures du combat clandestin des années 1940, A. Dunois a écrit de nombreuses brochures publiées pour la plupart par le Parti socialiste ou le Parti communiste : L’Action socialiste au Parlement (1910-1914), Paris 1914. — La Commune de Paris, textes et documents commentés, Paris 1925. — Vade mecum du candidat et du propagandiste, Paris, 1932 ; 2e édition 1934. — Le Premier Mai, esquisse historique, Paris, 1934. — L’Internationale et la Guerre, Paris, éditions du Nouveau Prométhée, 1935 (en collaboration avec Otto Bauer, Théodore Dan et Jean Zyromski). Préface de Friedrich Adler. — De la concentration capitaliste aux nationalisations, Paris, 1936. — Jaurès internationaliste, édition de la Fédération socialiste de la Seine, Paris, 1936. — Collaboration à La Commune, 1870-1871, de G. Bourgin, Paris, 1939 et à l’édition critique des Procès-verbaux de la Commune de 1871, t. II, Paris, 1945.
Préfaces et notes aux ouvrages suivants : de Romain Rolland : Au-dessus de la Mêlée, Paris, 1915. — de Karl Marx : Critique du Programme de Gotha, Paris, 1922. — La Genèse du Capital (« l’accumulation primitive »), Paris, 1924. — La Guerre civile en France, Paris 1925. — de Lissagaray : Histoire de la Commune de 1871, Paris, 1929. — Le premier pamphlet de Claude Tillier (1832), publié avec une notice par A. Dunois in Mémoires de la Société académique du Nivernais, Nevers, 1906.
A. Dunois a apporté sa collaboration à l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure (articles marxisme, socialisme).
Revues : La Revue du Centre, Les Cahiers nivernais devenus Cahiers du Centre, L’Art pour tous, Le Bulletin Communiste, La Nouvelle Revue Socialiste, L’Almanach Populaire, édité par le Parti socialiste (A. Dunois a publié des esquisses historiques du mouvement socialiste dans les éditions de 1937, 1938 et 1939).
Journaux : L’Effort de Nevers, Le Réveil socialiste anarchiste, de Genève, Le Droit du Peuple, de Lausanne, Les Temps Nouveaux, Le Libertaire, Pages libres, Le Droit de vivre, Le Journal du Peuple, L’Action directe, La Bataille syndicaliste, La Vie ouvrière, L’Avenir international, janvier 1918-octobre 1920, L’Humanité, Le Populaire, Ça ira, Le Cri du Peuple (A. Dunois y mena campagne en 1929 en faveur de l’unité syndicale). La Bataille socialiste (hebdomadaire marxiste du Parti socialiste SFIO), La Guerre et la Paix.
SOURCES : Arch. Nat. F7/12992, F7/13090, F7/13091. — Arch. J. Maitron. — I.M. Th., bobines, 21, 23, 24, 26, 30, 45 et 64. — Bulletin communiste, 1921-1922. — Les Cahiers communistes, n° 1, 9 novembre 1922. — Le Matin, 31 décembre 1922. — Bulletin de la presse communiste, 27 décembre 1921. — L’Humanité, 18 novembre 1921, 1er janvier 1923, 21 janvier 1924 et 18 janvier 1925. — La semaine anticléricale dans le diocèse de Nevers, dimanche 31 octobre 1886. — Un proscrit du coup d’Etat de 1851. François Catonné, par Jean-Marie Catonné, bulletin 2019 de la Société scientifique et artistique de Clamecy. Voir également du même auteur et dans le bulletin 2015 de cette Société l’article "Amédée Dunois, internationaliste nivernais". — Une lettre de Dunois à Maurice Dommanget est publiée dans La Révolution prolétarienne, n° 51, juin 1951. — J. Humbert-Droz, « L’Œil de Moscou » à Paris, Julliard, 1964. — J. Humbert-Droz, Origines et débuts des Partis communistes des pays latins, 1919-1923, Dordrecht 1970. — Marc Sadoun, Les Socialistes sous l’occupation, FNSP, 1982. — Jean Maitron, Histoire du Mouvement anarchiste en France (1880-1914), Maspero, 1975. — Julien Chuzeville, Fernand Loriot, le fondateur oublié du Parti communiste, L’Harmattan, 2012. — Maurice Mignon, « Amédée Dunois-Catonné » in Nivernais-Morvan (janvier 1959) organe mensuel des originaires du Nivernais et du Morvan à Paris. — L’Avenir de la Manche, organe bimensuel socialiste et syndicaliste, n° spécial du 23 avril 1932 (édité à l’occasion des élections législatives). — P. Vauthier, « Liberté, espoir de la Résistance. Hommage à Amédée Dunois » in La Revue Socialiste, n° 32, décembre 1949, p. 488 à 496, texte d’une allocution prononcée lors de l’inauguration de la rue Amédée Dunois à Clamecy.
Nombreux écrits et journaux cités aux Œuvres. — Michel Catonné, « Qui était Amédée Dunois ? », Bulletin municipal de Boissy-Saint-Léger, décembre 1978. — Renseignements fournis par le frère et le fils d’Amédée Dunois, les docteurs Gabriel et Michel Catonné. — Notes de J. Girault, Cl. Pennetier, J. Chuzeville et de Michaël Boudard. —
Jean-Marie Catonné, Amédée Dunois, de Clamecy à Bergen-Belsen, Arbre bleu éditions, 2016.