DUTILLEUL Émile

Par Jean Maitron, Claude Pennetier

Né le 14 avril 1883 à Lourches (Nord), mort le 18 février 1948 à Cannes (Alpes-Maritimes) ; ouvrier verrier, typographe, représentant de commerce, puis administrateur ; jeune guesdiste du Nord, anarchiste individualiste à Paris, puis communiste ; trésorier national du Parti communiste ; élu membre suppléant du comité central en 1937 ; député de la Seine (1936-1946).

Émile Dutilleul
Émile Dutilleul
Assemblée nationale, Notices et portraits, 1936.

Fils de Louis, Auguste, Désiré Dutilleul, ouvrier maçon, et de Pélagie Thierry, brocheuse puis ménagère, Émile naquit dans une famille de dix enfants (six garçons et quatre filles). Il travailla à la verrerie dès l’âge de onze ans. Il semble que « poitrinaire », il ait, comme ses frères suivi l’école avec peu d’assiduité. Il n’était pas titulaire du Certificat d’études primaires auquel il ne faisait pas allusion dans son autobiographie du 27 septembre 1932 alors qu’il affirmait dans celle du 9 décembre 1937 l’avoir obtenu. Il participa tôt à des grèves de verriers. Chassé des verreries du Nord, il fut successivement manœuvre, employé, courtier, étudiant. « J’ai comme tous les autodidactes touché à tout mais aucune spécialité » dira-t-il. Sa biographie publiée dans Le Travailleur du 18e du 20 avril 1935, le présentait comme « une conscience révoltée » dès l’adolescence. Ses frères aînés, Pierre et Louis étaient membres du Parti ouvrier français (POF). Émile et son autre frère Léonard suivirent la même voie. Émile fut à quinze ans, en 1898, secrétaire du groupe de Douai des jeunes du POF.

À quelle époque faut-il situer son évolution vers l’anarchisme ? À son arrivée à Paris ? Où avait-il déjà rencontré dans le Nord Benoît Broutchoux dont il épousa la nièce, fille de Sébastien Broutchoux, journalier dans les mines à Douai, le 27 janvier 1908.

En 1904, le conseil de révision l’avait versé au service auxiliaire, sa myopie l’écartant du service actif. Il vint à Paris où le 1er juin 1905, la police l’arrêta, ainsi que les anarchistes Libertad, André Lorulot et quelques autres, pour « offenses envers un chef d’État ». Ils avaient sifflé sur le passage du roi d’Espagne Alphonse XIII. Dutilleul était porteur d’écrits anarchistes. En 1905, il se lia à Paris, dans le 6e arrt à des réfugiés russes et étudia le marxisme mais il votait « communiste anarchiste ». Il assista régulièrement, de 1905 à 1910, aux réunions organisées au siège du journal l’anarchie, 22 rue du Chevalier-de-la-Barre, par le groupe « Les causeries populaires du XVIIIe arr. ». Il était lié d’amitié avec Libertad. De 1907 à 1911, il fut typographe à l’anarchie et de 1912 à 1915 au journal Le Temps qui assura à sa mère une pension de 5 F (cent sous) par semaine pendant toutes les années de guerre. Sans préciser la date, il indiquait, en 1937, que congédié du journal Le Temps, il était entré dans une maison commerciale de commission où il devint fondé de pouvoir et directeur d’un département de verrerie artistique. Sa bonne orthographe, son goût de la lecture lui permirent d’exercer les fonctions de correcteur.
A l’automne 1910, suite à une bagarre au siège de l’anarchie, au cours de laquelle avait été tué Sagnol lorsque Maurice Duflou était venu déménager le matériel d’imprimerie, il fut poursuivi avec notamment Lorulot, Lorenzi, Bunin et Laheurte pour complicité de meurtre mais fut finalement acquitté le 9 octobre 1910 par la Cour d’assises de la Seine. Cette même année 1910, Dutilleul fut candidat abstentionniste aux élections législatives dans le XVIIIe arr., lieu de son domicile rue Simon Dereure.
Le 8 août 1914, il adressa une lettre au préfet de police pour déclarer ne plus fréquenter les milieux anarchistes depuis environ quatre ans et demander la radiation de son nom du Carnet B.

Mobilisé au début de l’année 1915, et requis à domicile, il fut affecté comme auxiliaire à la première section des commis et ouvriers d’administration, puis démobilisé en février 1919. Représentant de commerce et responsable de fabrication chez Éphraïm Chandrosse, il conçut des flacons de parfum pour la maison Coty. À cette époque, son ami François Pommez l’initia aux affaires boursières, « talent qu’il utilisera par la suite en "boursicotant" au profit du Parti communiste » (B. Pudal, op. cit.).

Selon son témoignage : « Quand, en 1917, la Révolution russe éclate victorieuse, il ne cache pas son enthousiasme. Dans la caserne, dans les promenades, il initie ses camarades. Ses chefs s’en aperçoivent et vite le changent de garnison avec son dossier » (Le Travailleur du 18e, 20 avril 1935). La guerre terminée, il adhère au groupe socialiste des Grandes-Carrières. Il aurait créé le groupe du XVIIIe arr. du Comité de la IIIe Internationale et contribué à l’adhésion de son groupe au Parti communiste après le congrès de Tours (décembre 1920) affirme Le Travailleur du 18e. Notons cependant que sa signature n’apparaît pas parmi celles des deux cent quatre-vingt-quatorze militants qui soutiennent la motion Cachin-Frossard. D’autre part la police prétend qu’il resta quelque temps dans l’expectative, puis, au début de 1922, adhéra au Parti communiste (Arch. PPo., BA/1715, janvier 1930). Son nom figura dans la liste du comité fédéral communiste de la Seine à partir de septembre 1923. Il était secrétaire instructeur du 3e secteur de propagande et c’est lui qui fit le rapport sur la politique du logement au IIIe congrès du PC (Lyon, janvier 1924). Le 6e rayon communiste de la Région parisienne (ou le 9e ? qui s’étendait de Montmartre à Saint-Denis) le présenta aux élections municipales de mai 1925 dans le quartier de Clignancourt (4 228 voix sur 28 197 inscrits).

Émile Dutilleul se consacra activement au mouvement des locataires et au Secours ouvrier international (SOI). Dès 1922, il était secrétaire et conseiller juridique de la 18e section des locataires forte de cinq mille membres (il était lui-même, depuis 1913, locataire 12 rue de l’Abreuvoir). En avril 1925, les éléments communistes furent exclus de la Fédération des locataires de la Seine. Pichon et Dutilleul créèrent la Fédération des locataires de la Région parisienne (organe L’Éveil des Locataires) ; le premier était secrétaire général, le second trésorier. La réunification eut lieu au congrès de Mulhouse tenu du 16 au 18 septembre 1926. Secrétaire général de la section française du SOI depuis le 22 septembre 1924, É. Dutilleul administra l’orphelinat « l’Avenir social » de la Villette-aux-Aulnes, la colonie de vacances de l’Île-de-Ré et l’Association des vacances populaires enfantines. C’est au titre du SOI qu’il partit en mission en URSS en 1924, avec mandat d’Édouard Herriot pour secourir les enfants victimes de la grande famine : plusieurs dizaines d’enfants russes furent par la suite hébergés à l’Avenir social. Il publia, au SOI, une brochure et édita une revue mensuelle, Politique sociale, dont il rédigeait pratiquement seul les articles sous les pseudonymes de Duchêne et Delorme. Le bureau politique, réuni le 22 avril 1925, décida de le déléguer en Chine mais il ne fit pas ce voyage.

Après avoir exercé les professions d’ouvrier typographe puis de représentant en textile et en librairie, Émile Dutilleul se consacra à l’administration des journaux communistes. Le congrès communiste de Paris (15-20 octobre 1922), dominé par le courant centriste, l’avait élu membre suppléant du conseil d’administration de la presse communiste mais le conseil national convoqué le 21 janvier 1923 à Boulogne-sur-Seine pour entériner le retour de la direction de la Gauche, ne le maintint pas (selon sa fiche de police de janvier 1935, Arch. PPo. BA/1715). Un rapport de janvier 1930 donne une version différente mais une erreur de date - conseil national de Boulogne réuni en 1925 - le rend peu fiable (même cote). Il entra au conseil d’administration du journal l’Humanité au congrès de Lyon (20-24 janvier 1924), le quitta au congrès de Clichy en janvier 1925 et reprit cette fonction le 27 août 1929. Il participa aussi aux congrès de Lille en 1926 et de Saint-Denis, en 1929, à titre consultatif comme membre du bureau du CE de la Région parisienne et de secrétaire au SOI. Membre du conseil d’administration de la Banque ouvrière et paysanne, Dutilleul apparut, en 1929-1930, comme un élément très « sûr et dévoué » (A. Vassart, op. cit.), au moment où d’autres administrateurs échappaient au contrôle du Parti communiste (voir Victor Arrighi*). Dans son rapport sur la BOP au comité central du 8 septembre 1929, Lozeray déclara : il est « seul du CA à être d’accord avec le Parti ». Le Tribunal de commerce de la Seine décida la liquidation judiciaire de la banque le 3 février 1930. L’Humanité, mal administrée par Cormon*, faillit disparaître avec son établissement de crédit. La direction du PC désigna Dutilleul au poste de responsable financier du quotidien communiste en février 1931 où il fut la cheville ouvrière de la grande campagne de souscription. Lorsqu’en avril 1932, Albert Vassart partit dans les Ardennes mener campagne pour les élections législatives, Dutilleul eut la responsabilité provisoire des finances du Parti communiste. Pourtant, il était lui-même candidat « bouche-trou » à Jonzac (Charente-Inférieure). Il fit la preuve de son efficacité et resta le financier du parti. Il laissa à son adjoint Jean Dorval la gestion de l’Humanité. En, 1935, il fut poursuivi comme éditeur des brochures du parti et condamné à trois mois de prison avec sursis et 200 F d’amende pour le tract électoral « Jeunes ». Dutilleul joua un rôle de premier plan à la direction du PCF bien avant son entrée au comité central - comme suppléant - au congrès d’Arles (25-29 décembre 1937). En septembre 1936, Maurice Thorez le chargea de l’organisation financière de l’aide à l’Espagne républicaine. Il fut avec Maurice Tréand (responsable de la section des cadres) et Ceretti (ou Cerreti) dit Allard, le créateur de la compagnie France-Navigation (statuts déposés le 15 avril 1937) qui devait transporter du matériel militaire en Espagne. Sous le nom de code de « Tisane », Dutilleul servit d’intermédiaire entre l’administration du Front populaire et le mouvement communiste pour le transit des armes sur le territoire français.

Le Parti communiste avait présenté Émile Dutilleul aux élections municipales des 5 et 12 mai 1935 dans le XVIIIe arr., première circonscription des Grandes-Carrières. En tête des candidats de gauche au premier tour avec 1 785 voix sur 10 922 inscrits et 8 924 votants, il bénéficia du désistement de Gravier, socialiste SFIO (869 voix). Son score de 2 419 suffrages ne lui permit pas d’être élu (8 648 votants). Il fut plus heureux aux élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936, dans la cinquième circonscription de Saint-Denis (Asnières, Gennevilliers, Villeneuve-la-Garenne, Bois-Colombes). Avec 7 621 voix sur 34 675 inscrits (22 %) et 31 020 votants, il devança au premier tour le socialiste SFIO Robert Dupont (6 804 voix) et, grâce aux voix socialistes et radicales, put battre le candidat de Concentration républicaine Billiet, avec 15 442 voix (44,6 % des inscrits) contre 14 440 (sur 31 045 votants). Au Palais Bourbon, il siégea aux commissions du règlement, d’assurance et prévoyances sociales et à celle de la législation civile et criminelle. Mais, il ne prit pas une part très active à la vie de la Chambre. Il était trésorier du groupe parlementaire communiste. Le Parti communiste l’envoya en délégation en Tchécoslovaquie, avec Ambroise Croizat, Charles Tillon et Marcel Gitton, à la fin septembre 1938. Il était alors membre de la cellule Émile-Mahé, section Asnières-Bois-Colombes, Région Paris Ouest et habitait : 72 rue de Nanterre à Asnières.

Émile Dutilleul participa le 25 août 1939 à la réunion du groupe parlementaire communiste au cours de laquelle fut commenté le Pacte germano-soviétique. Ses camarades le désignèrent pour aller, en compagnie de Marcel Capron, demander audience au président Daladier. Celui-ci répondit par une fin de non-recevoir. Non mobilisé, Dutilleul passa rapidement dans la clandestinité et participa à la « double direction » du parti, mise en place autour de Benoît Frachon. Ceretti cite son nom parmi les dirigeants présents au « comité central » de Bruges (Belgique), tenu selon lui fin septembre 1939 mais que des historiens situent plutôt autour du 10 octobre 1939, « comité central » qui groupa sept ou huit militants et pas tous ensemble au nombre desquels M. Thorez, J. Duclos, Clément. Le tribunal militaire de Paris le condamna, par défaut, le 3 avril 1940, à cinq ans de prison, 5 000 francs d’amende et cinq ans de privation des droits civiques, pour participation à la constitution du Groupe ouvrier paysan français. Il resta - sous le nom de Meunier - le trésorier clandestin du Parti communiste jusqu’à son arrestation le 3 octobre 1941 avec François Pommez et Henriette Schmidt à 15h au café Au Rocher place Prosper Goubaux. Ils étaient bien sur filés depuis plusieurs jours par les Inspecteurs Clevy, Yvon et Mouleau. Le quotidien collaborationniste L’Appel du Centre du 13 octobre 1941 publia un communiqué daté de « Paris 12 octobre »
"DUTILLEUL EST ARRÊTÉ
Paris, 12 octobre.
On vient de retrouver Emile Dutilleul, député communiste d’Asnières, qui se trouvait sous mandat d’arrêt et qui était en fuite.
Il se trouvait chez un certain M. Pomez, administrateur de sociétés.
Une perquisition opérée chez Pomez a fait découvrir un coffre-fort contenant une partie de la caisse du parti communiste, s’élevant à plusieurs millions de francs.
Pomez et Dutilleul ont été incarcérés."
Des rapports de police du 13 et 17 octobre 1941 évoquaient les noms de Dutilleul et de François Pommez chargé de la « Caisse centrale clandestine du Parti communiste », soit près de 3 500 000 francs déposés à l’agence centrale de la BNCI, boulevard des Italiens (Arch. PPo. 89). Pommez, « administrateur de société », disposait de bureaux 43, avenue de l’Opéra (Arch. Tasca). Son neveu Pierre Dutilleul*, membre du Parti communiste à Saint-Denis devenu doriotiste, serait venu lui rendre visite à la prison de la Santé et aurait effectué des démarches auprès des autorités allemandes pour le sauver de la mort ou de la déportation (Lettre de R. Gaucher, Le Monde, 21 septembre 1978). Émile Dutilleul et son co-inculpé furent condamnés à trois ans de prison. En mars 1943, Maurice Thorez (« Jean »), qui n’avait aucune nouvelle de lui depuis son arrestation, le qualifiait de « vieux militant dévoué et fidèle » ayant joué un grand rôle pour l’aide à l’Espagne et qui travailla en Belgique au début de la guerre. La Résistance le libéra de la Santé le 17 août 1944.

Il ne retrouva pas toutes ses anciennes responsabilités et ne fut pas réélu au comité central en juin 1945. Candidat en quatrième place de la liste communiste dans la cinquième circonscription de Saint-Denis, aux élections législatives du 21 octobre 1945, il entra à l’Assemblée nationale constituante. Il perdit son siège le 2 juin 1946, lors de l’élection à la Seconde Assemblée nationale constituante. Victime d’un accident de voiture puis opéré d’une tumeur cancéreuse au cerveau, Émile Dutilleul mourut en quelques mois.

Émile Dutilleul avait épousé Jeanne Broutchoux (née vers 1890) et était père de deux enfants nés en 1910 et 1918 : Mounette (voir Mounette Dutilleul et Lily.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article23559, notice DUTILLEUL Émile par Jean Maitron, Claude Pennetier, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 19 septembre 2022.

Par Jean Maitron, Claude Pennetier

Émile Dutilleul
Émile Dutilleul
Assemblée nationale, Notices et portraits, 1936.

ŒUVRE : Auteur d’une « Étude sur le mouvement coopératif » et d’une brochure intitulée Qu’est-ce que le SOI ? — Directeur gérant de la revue La Politique sociale, organe du comité central international du SOI, en 1930. — Directeur politique du Travailleur de la Banlieue Ouest (Asnières, Gennevilliers, Villeneuve-la-Garenne, Bois-Colombes), 1936-1939 (collection incomplète à la BN, Gr fol Jo 350).

SOURCES : Arch. Nat. F7/13053, F7/13162, F7/13756, rapport du 29 novembre 1926. — l’anarchie, année 1910. — Arch. PPo. 89, 10 et 17 octobre 1941, BA/1715. — Arch. J. Maitron. — I.M.Th., bobine 95. — Arch. Tasca, Fondation Feltrinelli, Milan, rapport de police du 13 octobre 1941 (communiqué par Denis Peschanski). — Arch. Komintern, RGASPI, Moscou 495 270 15. — Autobiographies des 27 septembre 1932 et 9 décembre 1937 ; note de « Jean » (Thorez) du 15 mars 1943 (reporté par René Lemarquis). — Le Travailleur du 18e, 20 avril 1935. — G. Bourgeois, mémoire de maîtrise, op. cit. — B. Pudal, Les Intellectuels organiques communistes (1936-1939), thèse, Paris I. — A. Vassart, Mémoires, op. cit. — G. Ceretti (Cerreti), À l’Ombre des deux T., Paris, 1973. — Ch. Tillon, On chantait rouge, Paris, 1977. — J. Jolly, Dictionnaire des Parlementaires français. — Notes de Mounette Dutilleul. — Notes de Yasmine Louati.

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