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Prix Maitron 2020

Le prix Maitron 2020 a été attribué à Gwendal DUGAST, pour son mémoire Des ouvriers marins à l’ère industrielle : le personnel des machines dans la navigation maritime à vapeur à Nantes et Saint-Nazaire (1857-1932), dir. David PLOUVIEZ, Université de Nantes, 2020, 210p.

Le jury du prix Maitron s’est réuni en visioconférence le 10 décembre à 14 heures. Le jury avait été complété, à la suite du départ de certains membres, et il était composé, pour la partie syndicale, de (Denis Adam), Carine Aoun, Gérard Aschieri, Luc Bentz, Gisèle Dessieux, Rémi Ferrières, (Elisabeth Jardon), Benoît Kermoal, (Marie Musset), Guy Putfin, Jean-Paul Roux. et pour la partie universitaire, d’Antoine Prost (présidence), Marie-Claude Blanc-Chaléard, Paul Boulland, Jacques Freyssinet, Patrick Fridenson, Jacques Girault, Pascale Goetschel, Isabelle Lespinet-Moret, Claude Pennetier, Michel Pigenet, Jean-Louis Robert, Danielle Tartakowsky, Charlotte Vorms.

Retrouvez ici le détail du rapport du jury, établi par Antoine Prost, président du jury.

Présentation du Mémoire de M2 de Gwendal DUGAST, Des ouvriers marins à l’ère industrielle : le personnel des machines dans la navigation maritime à vapeur à Nantes et Saint-Nazaire (1857-1932).
C’est à la lecture d’études comme celle présentée par Gwendal Dugast que l’on mesure le chemin parcouru par une histoire du travail en quelques années. Il est donc désormais possible de s’en réclamer dès le master, d’en intégrer avec talent et efficacité les problématiques, d’en repérer les fronts pionniers, mais encore d’en saisir les articulations avec d’autres approches, à l’exemple de l’histoire urbaine, dans une démarche d’enrichissement mutuel.

À partir des cas nazairien et nantais, l’excellent mémoire de M2 de Gwendal Dugast, réalisé à Nantes sous la direction de David Plouviez, traite ainsi, pour reprendre son titre, « des ouvriers marins à l’ère industrielle : le personnel des machines dans la navigation maritime à vapeur ». Ce faisant, il braque aussi le projecteur sur ces travailleurs « invisibles », que leur relégation dans les entrailles des navires explique sans doute en partie qu’ils soient restés les oubliés de l’historiographie maritime, davantage tournée vers la longue saga de la navigation à voile. Là aussi, des évolutions se font jour, auxquelles l’auteur dit sa dette, notamment à l’égard des travaux de Jean-Louis Lenhof. Qu’on ne s’y trompe pas, le cadre résolument monographique de l’analyse, en quelque sorte redoublé par le choix revendiqué d’une histoire « par en bas », va de pair avec un questionnement élargi à l’évaluation des conséquences de l’industrialisation des techniques de navigation et d’organisation du travail sur l’identité collective des « bouchons gras », ainsi qu’on les moque, marins à dénominations ouvrières : mécaniciens, chauffeurs et soutiers. À cette fin, la période couverte, confondue avec la grande époque de la vapeur maritime, va de l’ouverture, en 1857, date de leur ouverture à l’inscription maritime, au lancement, en 1932, du Normandie, paquebot, dont les moteurs diesels tournent la page des vapeurs.

Pour mener à bien sa recherche, Gwendal Dugast a exploité des fonds classiques de l’histoire sociale, à l’exemple des registres de l’état-civil ou des archives de la Chambre nantaise de commerce et d’industrie, mais a poussé l’exploration vers les registres beaucoup moins souvent consultés de l’inscription maritime, des rôles et des journaux de bord, sans négliger les ressources de la littérature – Jean-Richard Bloch ; B. Traven ou Eugène O’Neill – et du cinéma. Fait notable et bienvenu, les sources, dûment répertoriées en fin de mémoire, font l’objet, au fil des chapitres, d’une présentation de leurs aspect, contenu et mode d’exploitation. Les 119 titres de la bibliographie, ouverte aux publications étrangères, disent sa solidité et nourrissent la pertinente mise en perspective historiographique de l’étude.

L’étude, impeccablement présentée, enrichie d’annexes et d’illustrations complémentaires du propos, est servie par une plume élégante, précise et nuancée, qu’il s’agisse de rendre compte de changements techniques, de décrire l’ambiance des salles de machines et des chaufferies ou d’exposer les pathologies professionnelles. Les 150 pages de texte s’ordonnent selon un plan convaincant, à dominante thématique, en trois parties et neuf chapitres équilibrés.
L’introduction revient sur les grandes étapes de l’histoire de la navigation pour insister sur le passage, étalé dans le temps, de la voile, qui résistent, à la vapeur, grâce à laquelle la navigation gagne en régularité, en vitesse et puissance, tout en révolutionnant le créneau du transport des passagers, notamment des plus aisés, bénéficiaires d’un confort inédit.

Le mémoire évoque ensuite, dans une première partie, la lente affirmation, au sein des équipages, du personnel des machines, bientôt majoritaire à bord. Il cerne son origine géographique – en majorité « terrienne » - et professionnelle – en provenance d’arsenaux, d’usines et de la… marine -, les problèmes posés par la formation professionnelle, qui peine à répondre aux besoins, et l’entrée assez tardive dans des métiers rarement exercés longtemps et de façon continue. La seconde partie, assurément la plus originale, va « au plus près des hommes des machines » pour décrire l’organisation en bordées ou quarts d’un travail, qui ne s’interrompt jamais, ainsi que les tâches effectuées par les uns et les autres. Minutieuse, l’analyse éclaire la rigoureuse hiérarchie qui structure la pyramide des fonctions, que coiffent les mécaniciens, au-dessus des chauffeurs, experts dans la maîtrise du feu, et des soutiers, « forçats du charbon ». Attentif aux gestes, l’auteur scrute les corps à l’épreuve du travail, confinés dans des espaces étroits, exposés à des températures supérieures à 40 degrés et aux émanations toxiques des graisses et du combustible, conditions propices à l’épuisement et à de nombreuses pathologies. Le risque d’accidents est élevé, à commencer par les redoutables explosions de chaudières et les incendies, événements rares, mais spectaculaires, dont les victimes se comptent à chaque fois par dizaines. Les statistiques de blessés et de malades des équipages de la Compagnie générale transatlantique, dressées sur la base des rapports des médecins de bord, classent les « bouchons gras » en tête des personnels « les plus touchés ».

Parvenu à ce stade, le mémoire peut interroger, dans la troisième et ultime partie, le processus d’émergence d’une identité collective, que les rémunérations, la mécanisation et la division du travail sur les « usines flottantes » tirent vers la classe ouvrière, à l’instar des logements insalubres et des sociabilités partagées à terre.
Tard venus parmi les marins, les hommes des machines travaillent et vivent en marge du « pont », séparation physique grosse d’incompréhensions et de préjugés. Cela ne va pas sans tensions, tant dans les relations au sein de l’élite des capitaines et des « premiers mécaniciens » qu’entre leurs subordonnés, « culs goudronnés » et « bouchons gras ». Gwendal Dugast nous met toutefois en garde contre une vision trop simplificatrice des hiérarchies à bord. Ainsi la grille des salaires des équipages défie-t-elle les quartiers de noblesse maritime, tandis que les passages du pont à la chaufferie, les césures officiers mécaniciens/ouvriers et la segmentation de ces derniers en catégories étanches brouillent les classifications apparentes. Ces multiples lignes de fracture rejouent à l’heure des actions collectives du tournant du siècle. Les structures syndicales, à propos desquelles on s’étonne de ne pas croiser Charles Brunellière, épousent les clivages verticaux. Centrée sur les salaires, les conditions de travail, les rigueurs disciplinaires et les pensions, la conflictualité sociale s’avère payante. Bien que la combativité des marins nazairiens et nantais paraisse en retrait sur celle de leurs camarades havrais et marseillais, l’étude minutieuse des microactions ignorées des rapports de police met au jour la réalité de tactiques de harcèlement, dont les hommes des machines, syndiqués ou pas, savent user avec une constante efficacité, notamment à l’instant critique du départ des navires.

Au moment de conclure, j’emprunte à l’auteur la citation par laquelle débute son mémoire, celle du chauffeur Yank, personnage de la pièce de théâtre Le Singe velu d’Eugène O’Neill. « C’est moi qui le fais tourner ! Rien qu’à cause de moi, si je veux, tout s’arrête. Tout crève, vous entendez ? Le bruit, et la fumée, et les machines qui font valser le monde, tout s’arrête. Ils ne sont plus rien. Voilà ce que je dis. Il y a toujours quelque chose qui fait marcher le monde. Ça ne peut pas marcher sans quelque chose, pas vrai ? Et le quelque chose, quand on le cherche, il faut descendre jusqu’à moi. Je suis tout en bas, je vous le dis. Il n’y a rien après moi. Je suis la fin ! Je suis le commencement. Je donne le départ, et le monde se met en marche. Ça c’est moi ! ». On saura gré au beau mémoire de Gwendal Dugast d’avoir su redonner, sans la hargne amère de Yank, leur part d’histoire aux hommes des machines.

Michel Pigenet

Prix Maitron 2020
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