Par Jean Maitron et Georges Haupt
En 1907, au congrès de Stuttgart de la IIe Internationale, le délégué américain, De Léon, constatait qu’en Europe « il est des camarades qui s’imaginent que le monde s’arrête aux frontières de leur continent ». On ne pourrait en dire autant aujourd’hui. Mais, à part la prise de conscience du fait que le mouvement ouvrier a débordé largement l’Europe, que savons-nous au juste de ces mouvements extra-européens, de leur histoire, de leurs militants ? Prenons l’exemple du Japon, dont l’importance et le poids dans l’économie et la politique mondiales ainsi que l’essor et des transformations ont fait l’objet de tant de livres et d’études au cours de ces dernières années. Il reste toujours un des grands absents du domaine de nos connaissances pour ce qui est du passé et du présent du mouvement ouvrier international.
Certes, au tournant du siècle déjà, la IIe Internationale découvrait avec satisfaction et aussi avec étonnement que l’idée socialiste commençait à pénétrer au pays du Soleil Levant. Les analystes et les politologues bourgeois de l’époque en faisaient autant et se demandaient si le socialisme pouvait se développer au Japon. Dans le cadre d’une grande enquête lancée par Anatole Leroy-Beaulieu sur le socialisme à l’étranger, le répétiteur de japonais à l’École des Langues orientales, Gorai Kintō, notait que si le socialisme s’introduit dans son pays venant de l’Europe dans le sillage des transformations que le Japon connaissait depuis 1868, « on ne peut préjuger tout de suite s’il se développerait au Japon comme en Europe. Il est chez nous, écrivait-il, comme une plante exotique qui ne s’accommode pas également de tout terrain et qui va se trouver dans des conditions d’existence différentes de celles de son pays d’origine. » Contrairement aux prévisions, cette « plante exotique » prit racine, en s’adaptant aux conditions culturelles socio-économiques de son « nouveau terrain » d’implantation. Foyer de propagation du socialisme en Asie dès avant 1914, le Japon devint égaiement un cas original du développement du mouvement ouvrier et le chemin qu’il parcourut depuis1918, s’il s’avéra sinueux et difficile, partant riche en éléments inédits, devait assurer sa survie et son essor malgré les répressions qui s’abattirent sur lui.
Chemin difficile, vu les formes diverses que le mouvement ouvrier revêt au Japon, les clivages multiples qu’il connaît et qui ne se bornent pas aux divisions classiques entre la social-démocratie et le communisme : socialistes-chrétiens, anarchistes individualistes, syndicalistes révolutionnaires et syndicalistes paysans, partis prolétariens de tendances diverses, socialistes révolutionnaires et social-démocrates réformistes, communistes orthodoxes pro-soviétiques, marxistes-léninistes-maoïstes, tel est, simplifié, l’arc-en-ciel militant du mouvement ouvrier japonais. Divisions multiples, mais aussi essor remarquable après 1945, qui se traduit par le taux de syndicalisation, le nombre des adhérents des parti se réclamant de la classe ouvrière et les pourcentages de voix recueillies aux élections par les forces de gauche.
Notre Dictionnaire biographique cherche donc à combler une carence vivement ressentie, d’autant plus que la place occupée aujourd’hui par le Japon sur l’échiquier mondial et la dimension atteinte par le mouvement ouvrier de ce pays rendent inadmissible la persistance dans notre ignorance traditionnelle. Telle est la raison essentielle qui fait que, depuis quinze ans, nous tentons de publier dans notre collection un volume consacré aux militants de ce pays ... Après avoir connu plusieurs échecs, nous nous sommes adressés aux historiens japonais eux-mêmes, à M. le Professeur TAKAHASHI H. Kōhachirō puis, par son intermédiaire, à M. SHIOTA Shōbei, professeur de l’Université municipale de Tōkyō.
Mais notre initiative s’est révélée d’une portée plus grande que prévu. Comme l’expose dans sa préface M. SHIOTA, nos collègues japonais n’avaient pas envisagé à l’époque une telle entreprise en raison de l’état des travaux sur l’histoire du mouvement ouvrier japonais. Cependant, l’impulsion étant donnée, ils formèrent une équipe qui, après des années de recherches, voit aujourd’hui ses efforts couronnés de succès. Entreprise pionnière donc, au Japon même, et, comme tout travail pionnier, ce Dictionnaire n’est pas exempt de lacunes et de défauts : les inégalités d’information et les préjugés partisans s’y font parfois sentir. En mettant au point la version française de ces notices bio graphiques, nous nous sommes efforcés d’y remédier ou tout au moins d’atténuer les apriorismes, d’éliminer les affirmations péremptoires ou les jugements de valeur. Nous avons cherché également à rendre ces biographies plus compréhensibles pour le lecteur de langue française en simplifiant le style, en usant d’une terminologie familière, en adaptant au mieux sans altérer l’original. Bref, quels qu’aient été les aléas de l’entreprise, nous présentons aujourd’hui un instrument de travail qui fera date et, grâce à l’équipe des historiens japonais, les utilisateurs ont désormais la possibilité de se familiariser avec l’histoire du monde ouvrier japonais de ses origines à nos jours et vont pouvoir découvrir des militants divers, fort différents parfois des prototypes européens, souvent hauts en couleurs, comme la réalité japonaise dont ils sont issus et dans laquelle ils ont vécu et agi.
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Par Jean Maitron et Georges Haupt