La guerre sino-japonaise de 1894-1895 et la victoire stimulèrent énergiquement le développement du capitalisme et en 1900 on peut considérer la révolution industrielle centrée sur les filatures de coton comme achevée et le capitalisme industriel comme fermement implanté au Japon.
Dans l’industrie lourde placée sous le contrôle des capitaux de l’État, l’axe de développement était la fabrication d’armement, excluant de ce domaine les entreprises privées qui prirent là un très grand retard ; dans les industries de transformation, l’évolution vers une organisation en grandes manufactures mécanisées se fit très rapidement ; à partir des filatures de coton, on assista à un développement accéléré de l’industrie textile qui se diversifia en tissage de cotonnades, de soieries et filage. Ce déséquilibre entre secteur public et secteur privé constitua une des spécificités du capitalisme japonais naissant. Par ailleurs, sous la pression des deux nécessités combinées d’exploitation des marchés étrangers et d’approvisionnement en matières premières, ce fut une économie structurellement très dépendante du commerce extérieur qui fut mise sur pied ; en effet, le Japon était contraint de se tourner vers les pays étrangers d’une part à cause de l’étroitesse du marché intérieur, due à la misère d’une majorité écrasante des travailleurs tant paysans, encore assujettis à une exploitation de type semi-féodal, qu’ouvriers de l’industrie textile, transfuges des campagnes forcés de vendre à très bas prix leur force de travail — d’autre part à cause de sa pauvreté en ressources naturelles. C’est dans cette perspective que fut édifié, sous l’égide du système de l’Empereur-État, un capitalisme doté d’un équipement militaire impressionnant et très agressif envers les pays voisins telles la Corée, la Chine et l’Asie du Sud-Est.
C’est ainsi que les guerres se succédèrent, entraînant de nouvelles dépenses pour l’armement et ajoutant encore aux contraintes pesant sur la vie de toutes les couches laborieuses, à commencer par les ouvriers et les paysans : c’était l’instauration d’un cercle vicieux.
Toujours est-il que, grâce à sa victoire dans la guerre sino-japonaise, le Japon perçut 400 000 000 de yen de dommages de guerre et une colonie, Formose ; il parvint à monopoliser le marché coréen et à renforcer sa position sur le marché chinois ; enfin, ayant adopté en 1897 le système de l’étalon-or, il devint membre à part entière du marché international.
Il y avait en 1903 700 000 ouvriers qui travaillaient dans les usines ou dans les mines ; mais le plus grand nombre d’entre eux, soit 65 %, étaient employés dans l’industrie textile tandis que l’importance relative des ouvriers de la métallurgie ou de l’industrie mécanique était encore faible. D’autre part, la main-d’œuvre féminine fournissait 60 % de ces effectifs et 60 % de celle-ci étaient constitués par des ouvrières de moins de vingt ans. C’est ainsi que, compte tenu des salaires très bas et d’une durée très longue du temps de travail, le capitalisme japonais put poursuivre son accumulation de capital à un rythme accéléré. Après la fin des hostilités sino-japonaises, des grèves pour l’amélioration des conditions de travail commencèrent à éclater dans toutes les régions du Japon, déclenchées par la hausse des prix due à la guerre et par les transformations économiques de l’après-guerre. Les statistiques gouvernementales ont enregistré, pour le second semestre de 1897, 32 conflits de cette sorte. Et en février de l’année suivante eut lieu la grande grève des mécaniciens de locomotives, qui eut un retentissement considérable.
La constitution, pendant l’été 1897, de l’Association pour la formation de syndicats ouvriers (Rōdō kumiai kiseikai) marqua les débuts du mouvement pour l’organisation syndicale. Les précurseurs en furent TAKANO Fusatarō (1868-1904) et KATAYAMA Sen (1859-1933) entre autres, qui avaient séjourné aux États-Unis. Le résultat de leurs efforts fut l’organisation de syndicats professionnels des ouvriers qualifiés de la métallurgie, des chemins de fer, de l’imprimerie par exemple ; le mouvement se dota en 1897 d’une publication Rōdō sekai (Le Monde du travail) — dont le rédacteur en chef fut KATAYAMA Sen — et qui proclamait : « Le travail, c’est sacré », « l’Union fait la force » ... Ces premiers syndicats mirent l’accent sur une activité de secours mutuel et créèrent des coopératives. Ils réclamèrent du gouvernement l’établissement d’un régime juridique dans les usines pour la protection des ouvriers et organisèrent des manifestations pour l’obtention de la liberté de réunion. Pour faire obstacle au développement de ces mouvements nouveaux, le gouvernement promulgua en 1900 la Loi de police sur la sécurité publique (Chian keisatsu hō) qui, cherchant à réprimer tous les mouvements populaires indépendants dirigés par la classe ouvrière, frappait d’interdiction toute « incitation » à la grève, assimilée à une action criminelle. Cette Loi de police sur la sécurité publique, qui demeura en vigueur jusqu’à son abrogation en 1945, fut pendant près d’un demi-siècle un instrument indéfectible de la classe dominante pour réprimer le mouvement syndical et tout mouvement populaire démocratique. Et le syndicalisme ouvrier, qui venait à peine de voir le jour, se décomposa bientôt sous l’effet combiné de son manque de maturité et de la répression organisée par cette loi.
Le mouvement socialiste fit son apparition au Japon à peu près en même temps que le mouvement syndicaliste ouvrier. Les ouvrages européens ou américains traitant de la pensée socialiste avaient été introduits par des intellectuels et commencèrent à marquer de leur influence les éléments les plus avancés de la classe ouvrière.
Constitué en 1898 sous la forme d’un cercle d’études, le Groupe de recherches sur le socialisme (Shakaishugi kenkyūkai) fut réorganisé deux ans plus tard en un groupement de lutte, l’Association socialiste (Shakaishugi kyōkai). De plus, ABE Isoo (1865-1949), KATAYAMA Sen, KOTOKU Shūsui (1871-1911), KINOSHITA Naoe (1869-1937) et d’autres formèrent, en 1901, le Parti social-démocrate (Shakai minshu tō). Mais la vie de ce premier parti politique japonais d’obédience socialiste fut brève : son manifeste ne fut pas aussitôt publié que le parti était immédiatement interdit en vertu de la Loi de police sur la sécurité publique. Le socialisme japonais de cette époque était composé de toutes les tendances américano-européennes, allant du socialisme utopique au socialisme scientifique, et son implantation dans la classe ouvrière était pratiquement nulle. Cependant, dans un système impérial absolutiste comme celui du Japon, on ne saurait minimiser la signification historique du mouvement socialiste naissant dont les objectifs déclarés étaient la transformation démocratique du système social.