Le capitalisme japonais sortit doublement renforcé de la Première Guerre mondiale de 1914-1918 : sur le plan politique, il récolta les bénéfices de la guerre, sur le plan économique, il tira profit de sa neutralité ; c’est ainsi que la conflagration mondiale lui permit de franchir le cap du capitalisme monopolistique. Pendant les cinq années du conflit, on assista non seulement à la progression de 75 % de la production industrielle et de 40 % de l’exploitation des mines, mais outre l’essor considérable des industries de transformation à la tête desquelles figurait toujours l’industrie textile, il faut également noter le développement accéléré des industries lourdes telles l’industrie de l’armement placée sous le contrôle de l’État et les industries privées : mécanique, chimique ou des chantiers navals.
Dans le cadre de cette expansion, les effectifs de la classe ouvrière et la proportion des ouvriers adultes masculins s’accrurent considérablement. C’est ainsi que dans l’industrie et les mines ils passèrent de 1 450 000 ouvriers en 1914 à 2 480 000 en 1919, soit une augmentation de 71 %.
Dans la même période, le nombre des ouvriers des transports et des télécommunications passa de 417 000 à 562 000 employés, soit un accroissement de 35 %. La force vitale de la classe ouvrière avait crû de 62,5 % ; partant de 1 867 000 personnes, elle en comptait 4 043 000 à la fin de la guerre. En écho au slogan de sauvegarde de la démocratie qui avait constitué l’enjeu de la Première Guerre mondiale, les voix réclamant la démocratie se firent plus pressantes dans la société japonaise en général. S’appuyant sur la puissance des mouvements de masses, les partis bourgeois d’opposition, exigeant le « maintien de la Constitution », organisèrent des « campagnes pour défendre la Constitution » afin de renverser le gouvernement. Le succès de la Révolution d’octobre 1917 en Russie avait eu au Japon un impact très fort sur le mouvement ouvrier et d’une manière générale sur les mouvements sociaux. Au cours de l’été 1918, des mouvements populaires spontanés connus sous le nom d’« émeutes du riz » surgirent dans tout le pays. Il s’agissait en fait de manifestations des travailleurs s’opposant à la hausse du prix du riz, produit alimentaire de base des Japonais ; le mouvement prit bientôt la forme d’émeutes auxquelles participèrent jusqu’à 10 000 000 de personnes. La répression policière et militaire qui s’ensuivit conduisit à l’arrestation de quelques dizaines de milliers de manifestants parmi lesquels 7 613 personnes furent inculpées. Mais le gouvernement fut contraint de dé missionner à la suite de ces incidents. Enfin, la Corée colonisée fut en proie à un soulèvement populaire qui, aux cris de « Vive l’indépendance », débuta le 1er mars 1919 pour être réprimé dans le sang par la police et l’armée japonaises.
Les « émeutes du riz » constituèrent le point de départ de « l’époque d’organisation ». Même si l’on se réfère aux statistiques gouvernementales, on ne peut que constater le rythme accéléré des créations de syndicats ouvriers : alors que le nombre des syndicats n’était que de 107 en 1918, il passa à 187 l’année suivante, 273 en 1920 et 300 en 1921 ; cette année-là, les syndicats ouvriers comptaient 103 000 adhérents. Et c’est en 1920 que la première fête du Travail fut célébrée à Tōkyō. En août 1912, SUZUKI Bunji (1885-1946), qui avait reçu une formation intellectuelle, avait réuni autour de lui 15 ouvriers pour fonder la Société fraternelle (Yūai kai) croyant à la possibilité de relations harmonieuses entre le capital et le travail. D’abord association d’amitié et d’entraide, la Société fraternelle parvint à traverser les tempêtes de la Première Guerre mondiale et de la Révolution russe et, loin de se contenter de la progression spectaculaire du nombre de ses adhérents (ils étaient 1 300 l’année suivant la fondation, 8 000 cinq ans plus tard et 30 000 en 1919), elle se développa finalement en un véritable syndicat ouvrier, grâce à une expérience progressive des grèves. Devenue la Fédération générale japonaise du travail (Nihon rōdō sōdōmei) en 1921, elle constitua désormais le centre vital du mouvement syndicaliste ouvrier.
De leur côté, les autres couches sociales commencèrent également à s’organiser. Ainsi les étudiants de l’Université de Tôkyô fondèrent en 1918 la Société des hommes nouveaux (Shinjinkai), ceux de l’Université de Kyōto, la même année, la Société des ouvriers et des étudiants (Rō gaku kai) et à l’Université Waseda en 1919 ce fut la Fédération des bâtisseurs (Kensetsusha dōmei) ; peu à peu le mouvement étudiant s’organisa à travers tout le pays et, parti de la démocratie, il évolua très rapidement vers le marxisme.
Pour ce qui est des mouvements féministes, on assista à la naissance de groupes telle l’Association des femmes nouvelles (Shin fujin kai) fondée en 1920 par HIRATSUKA Raichō, et la Société des vagues rouges (Sekirankai) constituée l’année suivante par YAMAKAWA Kikue ; ces groupes ne se limitèrent pas à des revendications de type féministe comme l’égalité des droits de l’homme et de la femme ou le droit de vote pour les femmes, mais prirent également des positions authentiquement socialistes. Par ailleurs, les ouvrières syndiquées commencèrent à constituer au sein de leurs syndicats ouvriers des sections féminines pour poursuivre leur action à partir d’une position de classe originale.
En ce qui concerne la survivance des discriminations sociales dont souffraient encore les « burakumin » (littéralement, gens des hameaux ; il s’agit des « parias » de la société japonaise), la Société nationale de nivellement (Zenkoku suiheisha) fut créée en 1922 pour lutter pour leur libération. (Cette société deviendra après la Deuxième guerre mondiale, la Fédération pour la libération des burakumin — Burakumin kaihō dōmei).
Quant aux paysans, après une période où les « mouvements des kosaku » (juridiquement, c’étaient de petits fermiers, mais ils étaient si misérables que leur statut social les ferait plutôt classer en France comme métayers) contre les propriétaires fonciers pour la réduction du loyer de la terre et l’établissement des droits à la culture de celle-ci étaient devenus de plus en plus fréquents, ils furent organisés sous la direction de KAGAWA Toyohiko (1888-1960) et SUGIYAMA Motojirō (1885-1964) en un Syndicat des paysans japonais (Nihon nōmin kumiai) fondé en 1922 qui poursuivit une action revendicative sur les thèmes de « la terre et la liberté ». Trois ans plus tard, il comptait déjà 55 000 adhérents.
Enfin, on ne peut passer sous silence la gigantesque grève qui, en 1921, pendant plus d’un mois, mobilisa quelque 38 000 ouvriers des chantiers navals Mitsubishi et Kawasaki de Kobe : non seulement ce fut le plus grand conflit ouvrier de la période qui précéda la Deuxième Guerre mondiale, mais encore il engendra la constitution de l’Association des juristes pour les libertés civiles (Jiyü hōsō dan), formée par les avocats qui apportèrent leur soutien à la lutte surtout après la répression exercée par l’armée et la police.
Par ailleurs, pour s’opposer à toute tentative d’intervention contre la Révolution russe, de nombreuses associations d’ouvriers et d’intellectuels se regroupèrent en 1922 dans une Fédération pour la non-intervention en Russie (Tairo hikanshō dōmei).
Face au développement de ces mouvements démocratiques et plus particulièrement du mouvement socialiste, la droite réactionnaire s’organisa pour y faire obstacle ; c’est ainsi que furent créés, en 1919, l’Association de l’essence nationale du Grand Japon (Dai nihon kokusui kai) et, en 1922, le Groupe de prévention contre le virage au rouge du Grand Japon (Dai nihon sekika bōshi dan).