La défaite et le nouveau départ du mouvement ouvrier

Le 6 août 1945, les États-Unis lâchèrent une bombe atomique sur Hiroshima ; trois jours plus tard, le 9, c’était le tour de Nagasaki.
Le 15 août 1945, l’Empereur du Japon annonça à toute la nation par un message radiodiffusé qu’ayant accepté sans condition la proclamation de Potsdam, il avait décidé de déposer les armes devant les forces militaires des puissances alliées. C’est ainsi que la capitulation du Japon, venant après celles de l’Italie et de l’Allemagne, mettait enfin un terme à la Deuxième Guerre mondiale.
La Proclamation de Potsdam, élaborée conjointement par les États­ Unis, l’Angleterre, l’Union Soviétique et la Chine, fixait la nouvelle orientation du pays vaincu, le Japon, et lui imposait un certain nombre de devoirs : élimination du militarisme, punition des criminels de guerre, suppression de tout obstacle susceptible de gêner la résurrection et le renforcement des courants démocratiques, enfin respect des droits fondamentaux de l’homme à savoir : les libertés de parole, de religion et de pensée. Cependant, alors qu’il était prévu dans la proclamation une période d’occupation militaire par les forces armées de tous les pays signataires chargées de veiller à la mise en pratique de ces stipulations, les seules forces qui assurèrent cette surveillance furent celles des États-­Unis. Sous le couvert de lutter contre la renaissance de l’impérialisme japonais, dénoncé comme l’ennemi immédiat, les occupants étaient au fond préoccupés de se prémunir contre le communisme. Cependant, dans un premier temps, un grand nombre de mesures démocratiques furent prises, tel l’instauration de la liberté de critique à l’égard du régime impérial, la dissolution de l’armée, la mise en vigueur d’une réforme agraire et l’abolition de l’institution des propriétaires fonciers para­ sites, le démantèlement des « clans de la richesse » ou « zaibatsu » afin d’affaiblir le capitalisme monopolistique. Dans une perspective de désintégration de la domination militaro-policière du système impérial, on proclama, d’une part, l’abrogation de l’appareil de répression tels la Loi de police sur la sécurité publique et la Loi sur le maintien de l’ordre et, d’autre part, le démantèlement de la police spéciale ; enfin, des décrets furent promulgués, organisant la libération des femmes, la reconnaissance du droit d’association pour les syndicats ouvriers et la démocratisation de l’enseignement.
C’est ainsi qu’après la guerre, le mouvement ouvrier japonais prit un nouveau départ dans le cadre d’une conjoncture tant nationale qu’internationale profondément bouleversée par la Seconde Guerre mondiale et dans la nouvelle situation organisée par la Proclamation de Potsdam et les forces d’occupation américaines.
Le Japon de cette époque offrait un visage pitoyable ; son territoire comme son peuple étaient la proie du chaos et des dévastations causés par la guerre, sans oublier l’anéantissement d’Hiroshima et de Nagasaki par la bombe atomique. La production industrielle était tombée à 20 % du niveau moyen des années 1935-1937, le volume de la récolte de riz, nourriture principale de la population, avait atteint le chiffre le plus bas depuis 1905 et ne pouvait satisfaire au plus que 50 % des besoins nationaux. En outre, les importations en provenance des pays étrangers, à commencer par les produits alimentaires, étaient interrompues, le trafic et le transport des marchandises étant paralysés.
Le gouvernement publia des estimations prévisionnelles selon lesquelles 10 000 000 de Japonais étaient condamnés à mourir de faim si les forces d’occupation ne fournissaient pas l’assistance alimentaire nécessaire. Les habitants du Japon avaient perdu plusieurs millions de proches dans la guerre, les maisons et leur mobilier avaient été détruits au cours des bombardements aériens américains. Tout le monde souffrait de la faim et du manque de biens de consommation.
L’inflation qui avait progressé avec l’économie de guerre ne connut plus de frein avec la défaite et les prix augmentèrent de façon vertigineuse. Les salaires ne représentaient plus que 20 ou 30 % de leur valeur réelle d’avant la guerre. Les capitalistes placés dans une situation où les prévisions de gestion devenaient impossibles pratiquèrent les licenciements en chaîne ; dans le premier semestre de l’après-guerre, 4 000 000 de travailleurs se trouvèrent ainsi jetés à la rue. Il convient d’y ajouter les soldats démobilisés et les rapatriés en provenance de l’étranger ou des anciennes colonies : dans ces conditions, c’est à environ 10 000 000 d’individus qu’il faut évaluer le chiffre des chômeurs de cette période. La protection du niveau de vie et la reconstruction des moyens de production se présentaient donc à la classe ouvrière et à la population laborieuse comme des objectifs d’une urgence pressante.
Sous les mots d’ordre de l’augmentation massive des salaires, de la lutte contre le chômage et pour la démocratisation des lieux de travail, les ouvriers se soulevèrent en vagues successives et s’organisèrent en syndicats, grèves et groupements se renforçant mutuellement. L’Association patriotique industrielle (Sangyō hōkoku kai), qui avait vu le jour pendant la guerre du Pacifique, fut dissoute au moment de la défaite et à sa place on assista à la reconstitution du mouvement syndicaliste ouvrier qui se développa comme un mouvement organisé de très grande envergure. Les statistiques gouvernementales indiquent pour la fin de l’année 1945 l’existence de 509 syndicats regroupant 380 000 adhérents et, pour le mois de juin de l’année suivante, celle de 2 000 syndicats totalisant 3 680 000 membres, ce qui représentait le taux record de 4,5 % de syndiqués dans la population active. Il faut cependant noter que les syndicats ouvriers du Japon de l’après-guerre se sont organisés sur la base des entreprises et non des industries ; ils ont été reconstitués sur la base des adhésions à l’Association patriotique industrielle (Sangyō hōkoku kai) à laquelle chaque ouvrier avait dû adhérer d’office, ce qui explique en partie le gonflement des chiffres, facteur spécifique d’une grande importance lorsque l’on considère ce problème d’un point de vue européen.
Pour ce qui est des mesures prises pour la protection du droit d’association des ouvriers, c’est en décembre 1945 que fut promulguée la Loi sur les syndicats ouvriers, la première de ce genre dans le pays ; elle devait entrer en vigueur en mars de l’année suivante. De plus, en décembre 1946, la Commission d’Extrême-Orient, instance suprême des Alliés pour le contrôle de l’occupation du Japon, formula les « Seize principes concernant les syndicats ouvriers japonais » qui constituaient à la fois un encouragement à l’organisation syndicale et la protection des activités y afférant. Enfin, la nouvelle Constitution japonaise, promulguée en novembre 1946, avec une mise en vigueur prévue pour le 3 mai 1947, garantissait aux ouvriers le droit d’association, le droit de discussion collective et le droit d’action de groupe, c’est-à-dire finalement le droit de grève. Et c’est en avril 1947 que fut élaborée la Loi sur les normes du travail, qui définissait la semaine de 48 heures et le niveau minimal acceptable en ce qui concerne les conditions de travail.
Parallèlement à ces mesures politiques, un mouvement se développa pour une organisation regroupant par industrie, à l’échelon national, des syndicats organisés localement sur le plan des entreprises ou des usines. Ce mouvement ne put cependant aboutir, en raison, d’une part, de la tradition fortement enracinée depuis l’avant-guerre d’opposition entre les tendances de gauche et celles de droite et, d’autre part, du manque d’expérience d’un front unifié. C’est ainsi qu’on ne put éviter la constitution simultanée, en août 1946, de deux centrales nationales distinctes : la Fédération générale des syndicats ouvriers du Japon ou Sōdōmei (Nihon rōdō kumiai sōdōmei) avec 850 000 syndiqués et le Congrès pan-japonais des syndicats d’industrie ou Sambetsu (Zen nihon sangyō betsu rōdō kumiai kaigi) avec 1 560 000 adhérents. Il restait de plus un grand nombre de syndicats refusant de s’affilier à l’une ou l’autre de ces centrales, comme par exemple le Congrès japonais des syndicats ouvriers ou Nichirō (Nihon rōdō kumiai kaigi) qui regroupait 250 000 membres. La Sōdōmei, posant comme prémices le soutien du Parti socialiste, persévéra dans la voie de l’anticommunisme et de l’harmonisation des rapports entre le capital et le travail. Le Congrès des syndicats d’industrie, ou Sambetsu, de son côté, prenant une position de combat, proclama son attachement au principe de la « liberté de soutien d’un parti politique », mais subit l’influence du Parti communiste. Depuis le mois d’octobre 1945, en effet, qui avait vu l’abrogation de la Loi sur le maintien de l’ordre public et la libération de 3 000 prisonniers politiques, le P.C.J. était, pour la première fois de son histoire vieille de vingt-trois ans, devenu un parti légal et pouvait mener son action en plein jour. D’autre part, la même année, en novembre, les diverses fractions des partis prolétariens d’avant-guerre avaient décidé de s’unir pour former le Parti socialiste japonais (Nihon shakai tō)
C’est en février de l’année suivante que fut constitué le Syndicat des paysans japonais ou Nichinō (Nihon nōmin kumiai) qui, regroupant 1 700 000 foyers, était la seule organisation paysanne à l’échelon national ; c’est à ce titre qu’il mena une action de protection du niveau de vie des agriculteurs en luttant contre les préemptions de terrains par les propriétaires fonciers semi-féodaux, contre les prélèvements forcés de produits alimentaires par le gouvernement et coutre les impositions trop lourdes. Cependant, sous l’effet de la Réforme agraire, avec l’abolition du système des propriétaires fonciers parasites et la transformation rapide des cultivateurs en paysans indépendants, la domination directe du capitalisme monopolistique sur les villages ruraux se renforça et le Syndicat des paysans ne sut pas vraiment faire face à la situation née de ces bouleversements accélérés dans la structure de l’agriculture et de la vie des communes rurales. Sur la stagnation du mouvement se greffèrent bientôt des dissensions internes qui menèrent à l’éclatement de l’organisation jusqu’au mois de mars 1958, où les tentatives de réunification du front paysan aboutirent à la formation de l’Union pan-japonaise des syndicats paysans ou Zen nichinō (Zen nihon nōmin kumai rengōkai) regroupant 250 000 syndiqués. (Cet organisme a, par la suite, décliné jusqu’à ne compter plus actuellement que quelque 5 000 adhérents.) D’autre part, les ouvriers agricoles s’unirent aux paysans pauvres pour constituer, en mars 1965, l’Union nationale des syndicats ouvriers ruraux ou Nōson rōren (Nōson rōdō kumiai zenkoku rengōkai) chargée de défendre leurs revendications au même titre que s’ils étaient· des salariés ; cette dernière organisation comptait à ses débuts 10 000 membres.
Pour finir, il faut signaler l’éclosion simultanée sur tous les fronts de groupements démocratiques populaires nouveaux ou reconstitués qui, tous sans exception, se développèrent sur une infiniment plus grande échelle qu’au cours des années d’avant-guerre ; ils allaient de la Fédération pour la libération des « hameaux » (Buraku kaihō dōmei ; il s’agit des hameaux abritant les « burakumin » ou hors-castes japonais) aux associations culturelles, estudiantines ou féministes, sans oublier les organismes de jeunes : c’est ainsi que toutes les couches sociales se trouvèrent représentées dans ce vaste mouvement d’organisation.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article236707, notice La défaite et le nouveau départ du mouvement ouvrier, version mise en ligne le 29 juillet 2022, dernière modification le 13 juillet 2022.
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