Les sociétés coopératives de production
ARTICLEMaxime Quijoux, chercheur au CNRS (LISE, CNAM), auteur notamment de l’ouvrage Adieu au patronat. Lutte et gestion ouvrières dans une usine reprise en coopérative (Croquant, 2018), consacré à Hélio-Corbeil, revient dans cet article sur l’histoire des SCOP, en l’articulant aux notices du dictionnaire Maitron.
L’histoire du mouvement ouvrier en France reste largement dominée par des penseurs, des figures ou des périodes fortement inspirées par le marxisme. Cette hégémonie communiste a progressivement placé dans l’oubli d’autres entreprises militantes du mouvement social. Les Associations ouvrières de production (AOP) qui apparaissent au XIXe siècle, devenues au XXe siècle les Sociétés coopératives ouvrières de production puis, au XXIe siècle, les Sociétés coopératives et participatives (SCOP), constituent ici un exemple emblématique. Dans un pays où l’artisanat a dominé le monde industriel, les précurseurs du mouvement ouvrier ont longtemps été des défenseurs de la libre association de travailleurs, fondée sur des principes d’égalité et de fraternité produits par l’activité de travail. Comme le signale l’historien Jean Gaumont [1], les premières velléités revendicatives de la classe laborieuse sont marquées en effet par de fortement dimensions corporatistes, issues le plus souvent d’organisations compagnonniques. Réunissant des travailleurs très qualifiés, comme les canuts lyonnais par exemple, ces groupes visent le plus souvent à supprimer les intermédiaires, associés à des « parasites ». Dans les années 1830, Philippe Buchez est l’un des premiers à échafauder un modèle plus élaboré d’association ouvrière : il conçoit une organisation fondée à la fois sur un principe démocratique, où les associés éliraient leurs représentants, et un principe éthique, faisant du capital un bien commun inaliénable. Ses principes conduisent à la création des toutes premières associations ouvrières, tels les bijoutiers en doré à Paris (voir par exemple la notice de J.-M. Leroy), qui connaissent une notoriété et une longévité rares au XIXe siècle. De fait, les idées de Buchez rencontrent un écho relatif parmi les groupes ouvriers.
Dans une France rurale, exposée à une forte instabilité politique, l’association ouvrière demeure un modèle largement ignoré en dehors des quelques cercles de travailleurs ou d’intellectuels politisés. Ces derniers parviennent toutefois progressivement à convaincre que l’atelier constitue le moteur d’un changement radical de la société française et du capitalisme. À la faveur d’événements révolutionnaires, ils réussissent même à faire advenir leurs projets d’émancipation, en particulier lors de la révolution de 1848 et la naissance de la Seconde République. Dans l’ombre des ateliers nationaux, Louis Blanc met en place les ateliers sociaux, c’est-à-dire des associations ouvrières créées et soutenues par l’État. Près de 250 naissent avant d’être écrasées par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851. L’utopie ne disparait pas pourtant, portée par des intellectuels très influents, comme Pierre-Joseph Proudhon. Considérant que le salariat vole le collectif par l’individualisation des modes de rémunération, il prône sans relâche l’érection de modes d’échanges mutuellistes et fédératifs en remplacement du capitalisme.
Son influence se combine bientôt à l’apparition croissante de « coopératives », terme qui est alors exclusivement associé à la consommation. Dans la deuxième partie du XIXe siècle, la naissance du mouvement socialiste français est en effet influencée par l’expérience des équitables pionniers de Rochdale réunissant, pour la première fois, des consommateurs (voir notamment les biographies de Charles Howarth et William Cooper). Ainsi, des leaders comme Benoit Malon, Eugène Varlin ou Leo Frankel vont être les porte-flambeaux d’une émancipation ouvrière fondée sur l’autonomie économique et productive. Le mouvement ouvrier est alors « autogestionnaire » — terme anachronique ici — dans sa conception de la lutte et de sa libération et suit un processus démarrant par la création d’une société de crédit mutuel, prolongée par la création d’une coopérative de consommation pour finir par celle d’une association ouvrière [2]. Acteurs importants de la Commune de Paris en 1871, Malon et Frankel envisagent de transformer les entreprises abandonnées en coopératives de production. Dans les faits, une seule sera gérée par des ouvriers, la coopérative des fondeurs de fer (voir Pierre Marc). L’entreprise n’est pas expropriée mais louée à son patron avec qui l’entente sera très cordiale jusqu’à la fin de l’expérience communarde [3].
Cette irruption du mouvement ouvrier de production, faite de grands soirs et d’expériences sporadiques, finit par se structurer au moment même où le marxisme surgit en France. Alors que l’idée d’une conquête du pouvoir par les urnes et/ou la grève générale fait progressivement son chemin, les associations ouvrières apparaissent comme un moyen d’intégration de la classe ouvrière au projet de la IIIe République. Traumatisés par l’épisode la Commune de Paris, des républicains modérés comme Léon Gambetta ou Waldeck-Rousseau vont militer ardemment pour accompagner les associations ouvrières afin de « faire entrer le prolétariat dans la bourgeoisie ». Avec la création de la Verrerie ouvrière d’Albi, Jean Jaurès participe de son côté à l’une des plus grandes expériences coopératives de production. Celle-ci apparaît comme l’un des instruments de la conquête de l’émancipation ouvrière, aux côtés des coopératives de consommation et des syndicats. Mais l’émergence institutionnelle du mouvement ouvrier coopératif de production reste avant tout de nature profondément corporatiste en cette fin de XIXe siècle. Souvent d’obédience franc-maçonnique, ses principaux instigateurs se revendiquent également beaucoup de la pensée de Charles Fourier qui épouse bien la représentation qu’ils se font de l’équité professionnelle : la coopération s’entend en effet comme un juste équilibre entre l’apport en capital, en travail et en « talent » (incarné par le dirigeant). Avec son familistère situé à Guise, Jean-Baptiste Godin met en place une véritable société ouvrière d’inspiration phalanstérienne. Dans cet univers où les travailleurs et leurs familles sont intégralement pris en charge, Godin tente d’instaurer des pratiques nouvelles de travail, comme l’élection démocratique des meilleurs ouvriers, avec un succès relatif [4]. Surtout, il transforme progressivement l’entreprise en coopérative de production avant de la céder intégralement aux travailleurs de l’entreprise. De façon plus confidentielle, se développent d’autres expériences inspirées par le modèle fouriériste, comme l’entreprise de peinture Jean Leclaire ou la coopérative le Travail [5]. Une fois de plus, la pensée fouriériste offre un vernis socialiste à des pratiques corporatistes, où la cooptation par l’ancienneté et la qualification constituent les principales valeurs d’appartenance, de pouvoir et de rémunération. De fait, être membre de la coopérative et bénéficier de ses avantages sociaux ne concerne souvent qu’une infime partie de ses travailleurs, faisant des coopératives de production un exemple emblématique de l’aristocratie ouvrière.
Ce penchant aristocratique n’interdit pas une certaine proximité entre les associations ouvrières et les autres structures ouvrières. Le premier congrès Ouvrier de France tenu en octobre 1876 est ainsi l’œuvre de Jean Joseph Barberet, un militant syndical et coopérativiste. Proche de Wadelck-Rousseau, il sera l’un des artisans des lois autorisant la liberté de réunion (1881), le fait syndical (1884) et l’association (1901). Mais cette proximité lui sera longtemps reprochée par les fractions guesdistes du mouvement ouvrier, conduisant à son éloignement à partir du congrès ouvrier de 1879. Il se rapproche alors un peu plus des sphères de l’État et des voies les plus institutionnelles. La création de la 1re Chambre consultative des associations ouvrières de production de France en 1884 se fait ainsi sous le haut patronage du ministre de l’Intérieur et bénéficie du soutien actif du gouvernement (notamment via des marchés publics). Elle est alors dirigée par un militant fouriériste, Henry Buisson, dirigeant de la coopérative le Travail. Il y défend une conception « très ouverte » de la vie coopérative, arguant du besoin incontournable de capitaux extérieurs.
De son côté, la création de la CGT, en 1895, constitue également un terreau favorable à l’essor institutionnel des associations ouvrières. Loin d’être la « courroie de transmission » d’une Parti communiste hégémonique comme elle le deviendra bien plus tard, la CGT est un syndicat où se retrouvent différents courants, notamment réformistes, favorables à la présence de coopérateurs. Si la chambre consultative connaît toute une série de présidents lors de la 1re moitié du XXe siècle, c’est son secrétaire général Edmond Briat qui tient alors les rênes de l’organisation [6]. Fondateur du syndicat des ouvriers en instruments de précision en 1892, artisan de son adhésion à la CGT en 1895, fondateur et co-directeur de la coopérative AOIP en 1896, Briat se présente comme un fervent militant syndical, révolutionnaire avant de glisser vers un positionnement bien plus institutionnel. Il impose la syndicalisation obligatoire pour les coopératives adhérentes et entretient une proximité avec les milieux réformistes de la CGT [7]. En 1923, un accord entre la chambre consultative et la confédération dispense les AOC de grève en contrepartie d’une participation aux caisses de grève, d’appliquer rétroactivement les revendications satisfaites et d’accepter le monopole syndical d’embauche. Dans un contexte de lois sociales balbutiantes, les associations ouvrières se présentent alors comme des modèles de protection des travailleurs, fournissant des caisses de retraites et de secours mutuel à leurs associés. Plus globalement, le syndicalisme fournit l’essentiel des cadres du mouvement coopératif pendant toute la 1re partie du XXe siècle. Cette influence se traduit en 1937 par l’adoption d’un nouveau nom pour l’organisation qui devient dès lors la Confédération générale des SCOP de France (CGSCOP) et s’organise sur des bases professionnelles. Cette transformation marque paradoxalement le terme d’un éloignement du mouvement ouvrier. Farouchement anticommunistes, les dirigeants coopérativistes se tiennent à distance du Front populaire. Au moment de la collaboration, comme la plupart des mouvements de l’économie sociale, ses dirigeants comme Raymond Froideval prennent fait et cause pour le régime de Pétain.
Il faudra l’intervention de Paul Ramadier à la Libération et le vote d’une loi sur le statut des coopératives en 1947 pour parvenir à redorer quelque peu le blason de l’organisation. Mais dans l’absolu, l’organisation et les coopératives de production demeurent des entreprises plutôt « aristocratiques » où les principes fouriéristes de différenciation statutaires fondent une hiérarchie puissante entre « associés » et « auxiliaires ». Toujours d’extraction syndicale, le nouveau dirigeant Antoine Antoni développe toute une série d’outils institutionnels et financiers au cours des Trente glorieuses. Il ouvre également le mouvement aux autres acteurs de l’économie sociale ainsi qu’aux structures du mouvement coopératif international. Il parvient surtout à intégrer en douceur de nouveaux acteurs du mouvement avec les membres des communautés de travail, telle que Boimondau, créée par Marcel Barbu, auquel succède Marcel Mermoz. L’arrivée des communautaires au sein de la CGSCOP bouscule progressivement les principes fouriéristes du mouvement en imposant à la fois des critères de rationalisation, de gestion et de démocratie en lieu et place de la hiérarchie imposée par l’ancienneté, la qualification et la cooptation. Le mouvement se renouvelle aussi et surtout grâce son secrétaire général, François Espagne, qui mène des actions de lobbying politique très efficaces sur la période. Il parvient en ce sens à des avancées législatives inédites, en incluant les coopératives dans la loi sur la participation de 1969 mais surtout en faisant voter la loi sur les SCOP en 1978. Il réalise ici un tour de force en interne, en imposant dans les statuts des coopératives les principes de Philippe Buchez : les coopératives sont désormais contraintes de respecter le principe « une personne, une voix », indépendamment de l’apport au capital ou de l’ancienneté. De même, les réserves deviennent désormais obligatoires et impartageables.
Dès lors, le mouvement connaît une expansion continue, avec des périodes de fortes turbulences au début des années 1980. Dans un contexte de crise économique, le nouveau pouvoir socialiste mobilise la Confédération pour tenter de transformer les entreprises en difficultés en coopératives de production, comme en témoignent la présence Michel Rocard et de Jean Auroux au congrès de Vichy en juin 1981. La CGT est souvent partie prenante de cet ambitieux plan de redressement productif comme dans le cas de l’entreprise Manufrance. Mais rapidement, ces entreprises transformées dans la précipitation, mal gérées et affaiblies par l’ouverture à la mondialisation, sont liquidées. Au milieu des années 1980, le gouvernement arrête de soutenir les reprises et se détourne du mouvement coopératif. Depuis, à la faveur d’une forte décentralisation, le mouvement n’a cessé de progresser en nombre de créations et en nombre d’emplois atteignant en 2021 plus de 3 000 créations d’entreprises et 63 000 salariés. Derrière cette expansion se cachent parfois des tiraillements entre des inclinations à vouloir apparaitre comme des « entreprises comme les autres » et de nouvelles pratiques démocratiques inspirées de théories organisationnelles et de nouveaux statuts : Société coopératives d’intérêts collectifs (SCIC) et Coopératives d’activités et d’emploi (CAE). Mais dans un contexte de dérégulation et de concurrence accrue, le modèle démocratique et équitable des Sociétés coopératives et participatives n’a jamais autant semblé être le meilleur rempart de l’emploi et des savoir-faire.
[1] Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération en France. Les Idées et les Faits. Les Hommes et les Œuvres, Fédération nationale des Coopératives de consommation, 1924.
[2] Rougerie Jacques, Eugène Varlin : Aux origines du mouvement ouvrier, éditions du détour, 2019.
[3] Dans un article passionnant, l’historien Robert Tombs (1984) signale ainsi que le dirigeant élu par les salariés sera protégé par le propriétaire de l’usine lors de la répression de la Commune. Tombs, R. (1984). « Harbingers or Entrepreneurs ? a Workers’ Cooperarive during the Paris Commune. », The Historical Journal, 27(4), 969-977, en ligne
[4] Voir Michel Lallement, Godin et le Familistère de Guise, éditions des Belles lettres, 2009.
[5] Ces deux expériences sont extrêmement bien rapportées par Bernard Desmars, « Travailler chez les fouriéristes : du travail « attrayant » à la participation aux bénéfices », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, En ligne
[6] François Espagne, 111 ans d’histoire de la Confédération Générale des Sociétés Coopératives Ouvrières de Production, document imprimé.
[7] Voir la fiche très documentée faite par Bernard Desmars sur le site de l’association des études fouriéristes