FITTKO Lisa [née EKSTEIN Élizabeth, épouse FITTKO, dite]

Par André Balent

Née le 23 août 1909 à Užhorod (Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Ukraine), morte le 12 mars 2005 à Chicago (États-Unis) ; secrétaire ; écrivaine ; militante socialiste et antinazie ; organisatrice d’une importante filière de passage clandestin en Espagne depuis Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales) de 1940 à 1941.

Lisa Fittko naquit en 1909 à Užhorod, ville de Ruthénie, aujourd’hui en Ukraine. [Avant 1918, cette ville était en Autriche-Hongrie, de 1918 à 1939, en Tchécoslovaquie, de 1939 à 1944 à la Hongrie, et de 1944 à 1991 à l’URSS]. Sa famille appartenait à la classe moyenne intellectuelle juive et germanophone de la Ruthénie ou Ukraine subcarpathique. Son père, Ignaz Ekstein était très engagé à gauche. La famille alla bientôt vivre à Vienne où Lisa passa son enfance. Pendant la Première Guerre mondiale, Ignaz Ekstein, homme de gauche proche des socio-démocrates, publia de 1916 à 1919 un magazine littéraire pacifiste, Die Waage, Eine Wiener Wochenschrift. En 1922, la famille Ekstein s’installa à Berlin où Ignaz travailla dans l’import-export. Lisa Ekstein y poursuivit sa scolarité. Elle adhéra à l’Union des élèves socialistes.

La gauche radicale que fréquenta Lisa Ekstein au temps de la grande effervescence intellectuelle du Berlin de la République de Weimar lui permit de parfaire sa formation intellectuelle et politique dès avant 1933. Elle fréquenta les milieux littéraires et artistiques de l’underground berlinois. Elle côtoya, entre autres, l’écrivain berlinois Kurt Tucholsky (qui raconta ses souvenirs de voyage dans les Pyrénées-Orientales), des amis de Bertholdt Brecht, du Bauhaus, C’est à Berlin qu’elle vécut la montée du nazisme. Militante de gauche, elle fut une antinazie très engagée, participant aux manifestations de rue – comme celle du 1er mai 1929, le Mai sanglant interdite par la police – et faisant le coup de poing avec les « Casques d’Acier » puis avec les nazis. Elle dut bientôt quitter la capitale du Reich et l’Allemagne afin d’échapper à la persécution. Elle raconta sa vie de réfugiée politique dans un ouvrage publié en 1992 (Solidarität Unerwünscht : Erinnerungen 1933-1940).

Comme beaucoup d’antifascistes allemands, elle s’exila à Prague dès 1933, après avoir tenté vainement de résister au nouveau régime dans le cadre d’un réseau de jeunes antinazis. Elle y fit la connaissance d’un réfugié berlinois (non juif), journaliste de gauche, Hans Fittko (1902-1960), qu’elle épousa. Plus tard le couple vécut en Suisse (à Bâle) puis en Hollande. Dans tous les cas, ils furent contraints par les autorités, du fait de leurs activités clandestines contre le gouvernement nazi en liaison avec la résistance intérieure, de quitter ces pays (ainsi en Tchécoslovaquie dont Hans Fittko fut expulsé « à vie » pour avoir introduit clandestinement en Allemagne des tracts imprimés à Prague). Finalement, ils aboutirent en France où, en septembre 1939, les surprit la Seconde Guerre mondiale.

Dès septembre 1939, elle fut convoquée au Vélodrome d’Hiver de Paris afin d’être examinée par une « commission de criblage ».

« Suspecte » parce qu’Allemande, elle fut envoyée en mai 1940 au camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques) où des « politiques » allemands et autrichiens, côtoyèrent alors des volontaires étrangers des Brigades internationales et des Républicains espagnols. Sa description de la vie des détenues de la « section féminine » de Gurs est, selon Catherine Stodolsky, l’une des plus remarquables. Elle réussit à quitter Gurs et gagna ensuite la région de Marseille, profitant de la confusion de la défaite française, en juin 1940. Elle retrouva son mari et son frère. Lisa Fittko et son mari étaient déjà suspects en leur qualité de politiques mais Lisa le fut bientôt, également, du fait, de sa judéité. Comme beaucoup d’Allemands ou d’Autrichiens anti-hitlériens, menacés par l’article 19 des conventions d’armistice, ils cherchaient, depuis Marseille, à quitter la France via l’Espagne. On suggéra à Lisa Fittko d’aller prospecter du côté de Port-Vendres. Elle se rendit donc dans les Pyrénées-Orientales vers la mi-septembre 1940 où elle trouva à demeure un groupe d’émigrés germaniques qui lui procurèrent un hébergement de fortune. Ayant su que le maire socialiste SFIO de Banyuls-sur-Mer (de 1935 à 1940 et de 1945 à 1953), Vincent Azéma aidait les candidats à l’émigration, elle se rendit donc dans cette localité. Elle prit contact avec lui et fit connaissance de quelques autres Banyulencs compréhensifs et hospitaliers qui l’aidèrent aussi. Ainsi prit naissance la filière que Lisa Fittko fit fonctionner pendant sept mois avec son mari qui vint la rejoindre. Un de ses premiers « clients » fut le philosophe, spécialiste de littérature française, Walter Benjamin (Berlin, 1892 ; Portbou, 1940) qui se présenta chez elle le 25 septembre 1940. Muni de ses précieux manuscrits, il comptait s’installer aux États-Unis. Elle le convoya – ce fut son dernier voyage car il se suicida à Portbou, lorsqu’un policier espagnol lui demanda de retourner en France afin d’y obtenir un visa de sortie – avec d’autres Allemands, Mme Gurland et son fils, suivant pour la première fois un itinéraire que lui indiqua Vincent Azéma. L’itinéraire choisi, partait du Puig del Mas et par le coll del Bast, la font del Banà atteignait la frontière au coll del Rumpissar (531 m).

Par la suite, Lisa et son mari firent ce voyage jusqu’à trois fois par semaine, tirant profit de complicités locales, celle de Vincent Azéma en premier lieu, qui mit à leur disposition un bâtiment réquisitionné par la mairie. En effet, le « succès » du passage de Benjamin avait été connu à Marseille par des Américains, Varian Fry, de Emergency Rescue Commitee et Frank Bohn, délégué des syndicats étatsuniens (AFL). Fry et Bohn envoyèrent donc à Banyuls des fugitifs, candidats au passage en Espagne. La route F (« F » comme Fittko), nom de ce réseau de passage financé par le comité américain de Marseille allait donc fonctionner à plein rendement. Les époux Fittko, munis de fausses cartes d’identité françaises d’originaires de la zone occupée mais portant leur vrai nom, allaient à Marseille pour convoyer les candidats au passage en Espagne jusqu’à Banyuls. Vincent Azéma – qui fut révoqué par Vichy en novembre 1940 – leur indiqua comment éviter les pièges du trajet. Le maire SFIO de Cerbère, transitaire en douanes, Julien Cruzel* (dont le nom est transformé par Lisa Fittko en « Cruzet ») aida également le couple de passeurs allemands en faisant passer les bagages des fugitifs par train jusqu’à Portbou. Lisa et son mari firent passer en Espagne des fugitifs allemands et, plus tard, des militaires britanniques. La filière fonctionna à plein rendement au printemps de 1941. Repérés par la gendarmerie, ils quittèrent Banyuls le 5 avril 1941 pour Cassis (Bouches-du-Rhône). Ils s’efforcèrent de trouver un visa pour les États-Unis. En octobre 1941, ils obtinrent un visa pour Cuba. Après avoir traversé l’Espagne et le Portugal ils embarquèrent à Lisbonne pour Cuba. À la fin de 1941, ils s’installèrent à La Havane. À Cuba, Hans apprit le métier de tailleur de diamants. Lisa, quant à elle, travailla comme secrétaire. En 1945, ils allèrent aux États-Unis et s’installèrent à Chicago : Hans, désireux cependant de revenir en Europe, préféra, pour des raisons de santé, demeurer aux États-Unis.

Lisa Fittko fut secrétaire, sténographe, traductrice et chef de bureau. Elle fut secrétaire administrative (clerical worker) à l’université de Chicago. Une de ses amies, Vreni Naess, de nationalité suisse, travaillait également à l’université. Dans la capitale de l’Illinois, toutes deux militèrent pendant plus de vingt ans pour la justice sociale et les droits politiques. Lisa Fitttko participa à l’organisation du Hiroshima day. Elle participa aussi aux actions du mouvement contre la guerre du Viet-Nam.

Elle connut et côtoya Hannah Arendt.

Son livre autobiographique couvrant plus particulièrement la période du début de la Seconde Guerre mondiale et l’histoire de la filière banyulenca (Les chemins des Pyrénées. Souvenirs 1940-1941) a obtenu en 1986 le grand prix du livre politique de la République fédérale d’Allemagne. Il a révélé de très grandes qualités d’écriture. Trois films allemands relatent sa vie : Das letze Visum Passage unbekannt, de Karin Alles (Hessisches rundfunk, 1987), Wir, sagten wir, wir ergeben uns nicht de Constance Zahn (Berlin, 1989), Lisa Fittko, de Katrin Seybold et Catherine Stodolsky (Munich, 2000).

Le président fédéral Richard von Weiszäcker lui accorda, en 1986, une des plus importantes décorations allemandes, la Bundesverdienstkreuz, 1re classe.

Sa tante Malva Schellek (Prague, 1882-Terezin, 1944) fut une artiste peintre reconnue. Elle réalisa ses dernières œuvres au camp de concentration de Terezin, en Bohème. Unes de ses nièces, Catherine Stodolsky, professeur d’histoire à l’Université Ludwig Maximilian de Munich a étudié la vie et l’œuvre de Lisa Fittko.

Lisa Fittko revint dans les Pyrénées-Orientales, à l’occasion de l’inauguration à Portbou, le 15 mai 1994, du monument – « Passagen » – en l’honneur de Walter Benjamin réalisé par l’artiste israélien Danny Karavan et en présence de Jordi Pujol, président de la Generalitat et de Hans Eichel et de Erwin Teufel qui représentaient respectivement les länder de Hesse et du Bade-Würtenberg.

Depuis 2001 un monument honore à Banyuls-sur-Mer la mémoire de Hans et Lisa Fittko. À la suite de cette érection, le président fédéral Johannes Rau expliqua que, désormais, la mémoire de la Résistance antinazie devait être honorée en Allemagne et pas seulement « dans un village français ». En mai 2007, enfin, a été inauguré un chemin de randonnée, la « Route de Walter Benjamin » qui reprend l’itinéraire du philosophe et de Lisa Fittko.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article23813, notice FITTKO Lisa [née EKSTEIN Élizabeth, épouse FITTKO, dite] par André Balent, version mise en ligne le 2 décembre 2008, dernière modification le 20 novembre 2018.

Par André Balent

ŒUVRE : Mein weg über die Pyrenäen. Erinnenrungen 1940-41, 1re édition, Munich/Vienne, Hanser Verlag, 1985 ; édition française : Le chemin des Pyrénées. Souvenirs 1940-1941, Paris, Maren Sell & Cie, 1987, 316 p. Traductions en anglais, espagnol, portugais, italien, japonais et portugais (Brésil). — Solidarität Unerwünscht Erinnerungen 1933-1940, Munich, Hanser Verlag, 1992, traduction anglaise Solidarity and Treason : Resistance and Exile, 1933-1940, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 1993).

SOURCES : Interview de Lisa Fittko pour « Survivors of the Shoah Visual History Foudation » (Steven Spielberg), janvier 1999. — Narciso Alba, « Walter Benjamin et le sentier du bossu », Cahiers de l’Université de Perpignan, 14, Passages, voyageurs, écrivains et intellectuels en Roussillon, 1993, p. 53-82. — Jean-Pierre Bonnel, Antonio Machado et Walter Benjamin : deux destins à la frontière, Les Presses Littéraires, Saint-Estève, 2005. — Lisa Fittko, Le Chemin des Pyrénées…, op. cit. — Ramon Gual, Jean Larrieu, Vichy, l’occupation nazie et la Résistance catalane, II a, Els alemanys fa (pas massa)… temps, Prades, Terra Nostra, 1996, p. 247. — Miriam Hansen, « Lisa Fittko 1909-2005) », Neuer Nachrichttenbrief der Gesellschaft für Exilforschung, 26, décembre 2006, p. 6-7. — Douglas Martin, « Lisa Fittko who helped rescue many who fled the nazis, died at 95 », nécrologie, The New York Times, 21 mars 2005. — Ferran Sánchez Agustí, Espías, contrabando, maquis y evasión. La II guerra mundial en los Pirineos, Lérida, Editorial Milenio, 2003, p. 74-79. — Catherine Stodolsky, « Meine Tante Lisa Fittko und Ich », in Inge Hansen-Schaberg, Sonja Helzinger et al. (dir.), Familiengesichte(n) Erfarhung und Verarbereitung von Exil und Verfolgung in Leben der Tochten, Wuppertal, Arco Wissenchaft, 2006. — Lisa Fittko (1909-2005) , site : www.lrz-muenchen.de / catherine.stodolsky. — Les trois films cités dans la notice.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable