Par Jean Maitron, Claude Pennetier
Né le 26 juillet 1902 à Montchanin-les-Mines (Saône-et-Loire), mort le 24 janvier 1988 à Paris (XIIIe arr.) ; élève à l’École des Travaux publics puis permanent ; militant et dirigeant communiste puis socialiste SFIO, membre du comité central du Parti communiste comme délégué des Jeunesses communistes à partir d’octobre 1924, puis comme membre élu ; membre du bureau politique (1928-1936), rédacteur en chef de l’Humanité (1932-1934), exclu du Parti communiste en juillet 1936, animateur de la revue oppositionnelle Que faire ?, membre du comité directeur du Parti socialiste SFIO (1946-1956).
André Morel était fils d’un employé, conducteur de travaux, aux chemins de fer PLM – que les rapports de police disent à tort « ingénieur » – et petit-fils d’artisans établis à Autun (Saône-et-Loire). Son père fut nommé, en 1908, sous-inspecteur de la voie à Lyon. « Ma famille est de souche petite bourgeoise artisanale. Mon père et ma mère possédaient de petits biens qui leur permirent de donner quelque instruction à leurs trois enfants dont je suis l’aîné. » (RGASPI, autobiographie, 1933). André fit ses études primaires dans une école communale et ses études secondaires au lycée Ampère, d’où il sortit muni du baccalauréat à dominante « mathématiques », en juin 1920. Les grandes grèves de 1919-1920 l’avaient entraîné vers le mouvement ouvrier révolutionnaire. C’est à cette époque qu’il adhéra au groupe « Clarté » de Lyon, puis au groupe « Clarté universitaire » avec Georges Galpérine*. Il fréquenta le Cercle d’études marxistes créé par des étudiants originaires de Serbie. André Morel quitta Lyon en septembre 1921 pour poursuivre ses études à Paris. En juin 1922, il fut reçu à l’École spéciale d’ingénieurs des travaux publics du boulevard Saint-Germain.
La 5e section communiste de la Seine avait reçu son adhésion dès octobre 1921. Prenant le pseudonyme de Ferrat qui lui restera, il milita activement dans la tendance de « Gauche » dirigée par Souvarine, Treint*, Vaillant-Couturier* et Amédée Dunois. Créateur de la section des Jeunesses communistes du Ve arrondissement, il entra au comité exécutif de la 4e Entente (Région parisienne) en 1922 et, en mai 1923, fut délégué par l’Entente au IIIe congrès national des Jeunesses communistes réuni à Villeurbanne. Le IIIe congrès du Parti communiste, tenu à Lyon en janvier 1924, l’élut membre de la commission nationale des conflits (l’Humanité, 24 janvier 1924).
Selon son témoignage, il décida, au début de janvier 1924, de rompre avec sa famille et de quitter l’École des travaux publics pour se consacrer à l’action militante. Un rapport de police précise que le 22 février 1924, « il a été renvoyé de cet établissement en raison de son irrégularité et de la propagande révolutionnaire qu’il menait parmi ses camarades » (Arch. PPo. Ba/1715). Il travailla quelque temps comme manœuvre, puis comme dessinateur industriel avant d’être, en mars 1924, nommé membre appointé du bureau national des Jeunesses communistes. Il était secrétaire national à l’agitation et à la propagande, responsable de L’Avant-Garde et, depuis le 18 mai 1924, secrétaire général de la 4e Entente. Il assista aux réunions du bureau politique du Parti communiste pendant le Ve congrès de l’IC (juin 1924).
À cette époque, le bureau national des JC était composé de Jacques Doriot, secrétaire général (alors emprisonné à la Santé), François Chasseigne, secrétaire à la lutte antimilitariste, Henri Lozeray*, secrétaire administratif et trésorier, et enfin Ferrat. Il fut complété en juin par l’entrée d’Henri Barbé.
Selon une « note autobiographique » rédigée pour cette notice, il avait été nommé en octobre 1924 « membre du comité central du Parti communiste en tant que représentant de la Fédération nationale des JC ». Après le congrès de Clichy, l’Humanité du 23 janvier 1925 indiqua à la suite de la liste des membres titulaires et suppléants du CC : « délégués au comité central : Barbé, Ferrat (Jeunesse) ». Pendant la période de juillet 1924 à novembre 1925, il se consacra à la transformation des JC sur la base des cellules d’entreprise. Il fit un rapport sur cette question au IVe congrès national des JC (Paris, décembre 1924) et publia un petit manuel pour les militants : Faisons vivre nos cellules. Le comité central du PC le désigna à la commission d’organisation et à celle de l’Agit-prop. Ces nouvelles responsabilités amenèrent André Ferrat à faire son premier voyage en Union soviétique comme délégué à la conférence mixte sur les problèmes d’organisation, convoquée par l’Internationale communiste à Moscou en mars 1925. Il assista au Ve congrès exécutif élargi de l’Internationale communiste (mars-avril 1925). Son nom apparut au bas de l’Appel du Comité central d’action contre la guerre du Maroc, « Aux soldats, aux marins », publié par l’Humanité du 20 juillet 1925. Durant cette période, André Ferrat avait soutenu l’action des « bolchevisateurs » du Parti et combattu les différentes oppositions. Il avait voté l’exclusion de Pierre Monatte à la conférence nationale extraordinaire du 5 décembre 1924.
En 1925, Jacques Doriot, membre du bureau politique du PC, député, dirigeant de la section coloniale, était trop occupé pour assumer effectivement ses fonctions aux JC ; il n’exerça plus qu’un contrôle distant. De plus, Lozeray* se consacrait à la section coloniale du parti. La direction effective de la Fédération nationale des JC incombait désormais aux trois autres secrétaires – François Chasseigne, Ferrat, Henri Barbé – auxquels s’adjoignirent, au cours de l’année 1925, Eugène Galopin* et François Billoux. Il revint à cette équipe de mener la lutte contre la guerre du Rif.
André Ferrat avait bénéficié d’un sursis de trois ans en qualité d’étudiant. En novembre 1925, l’armée l’appela à faire son service militaire en Algérie. Affecté au 9e zouaves et admis au peloton des élèves officiers de réserve à Alger, il mena, selon son témoignage, « une active propagande clandestine contre la guerre du Rif ». Mais, au début du mois de mars 1926, son appartenance à la direction des Jeunesses communistes fut découverte par suite « de l’imprudence d’un membre de la cellule » ; il fut aussitôt rayé du peloton des élèves officiers et envoyé à la section disciplinaire du 9e zouaves, dans le Rif, au poste fortifié de Djebel Taounat Kchour. Il y resta « maniant la pelle, la pioche et la barre à mine, jusqu’en septembre 1926 », date de retour de son bataillon à Fort-National, en Kabylie. Il témoigne qu’il y « continua son travail antimilitariste ; à sa libération, quatre cellules communistes fonctionnaient dans le bataillon ».
Revenu à Paris à la fin du mois de mars 1927, André Ferrat reprit ses fonctions de secrétaire national des JC et de représentant des Jeunesses au comité central. À la fin de l’année 1927 et au début de l’année 1928, la justice le condamna à un total de cinq années de prison (en particulier : trois mois le 27 septembre 1927, trois ans le 5 décembre, un an le 17 janvier 1928), pour « provocation de militaires à la désobéissance et à la révolte dans un but de propagande anarchiste » dans ses articles publiés par L’Avant-Garde et La Caserne. Le 1er novembre 1927, il épousa Berthe Vauthier à Ivry-sur-Seine (Seine, Val-de-Marne).
André Ferrat passa dans la clandestinité en janvier 1928 et vécut ainsi pendant quatre ans et demi en France et à l’étranger. Le IXe comité exécutif de l’Internationale communiste, réuni en février 1928, décida qu’il quitterait les JC pour se consacrer au PC comme membre du bureau politique. La plupart des dirigeants du Parti communiste français étant poursuivis en justice, l’IC décida de constituer en Belgique un centre de direction extérieur composé de Maurice Thorez* et d’André Ferrat. Ce centre devait se tenir en liaison étroite avec le secrétariat général du parti, assumé à Paris par Pierre Semard ; installé en mars 1928, il fonctionna jusqu’au milieu du mois de juillet 1928, date à laquelle Thorez* et Ferrat furent délégués au VIe congrès de l’Internationale communiste. La Commission française décida de réorganiser la direction du Parti communiste : le nouveau bureau politique était composé de Henri Barbé, Marcel Cachin, Pierre Celor, Jacques Doriot, André Ferrat, Benoît Frachon, Lozeray*, Gaston Monmousseau, Pierre Semard, Maurice Thorez* et Galopin* comme représentant des JC. La majorité de ses membres étaient, comme Ferrat, d’anciens dirigeants des Jeunesses communistes de l’époque de la guerre du Rif. Ce bureau fut, selon Ferrat, officiellement confirmé par le VIe congrès national du PCF (Saint-Denis, 31 mars-7 avril 1929), mais l’absence de compte rendu dans l’Humanité ne permet pas de vérification. Un rapport de police du 11 avril 1929 indiquait : « La direction du Parti a reçu avant-hier du comité exécutif de l’Internationale de Moscou l’ordre de maintenir au bureau politique les militants désignés précédemment “à titre provisoire” et d’après les instructions formelles du VIe congrès mondial. Ce sont : Semard, Thorez*, Frachon, Cachin, Racamond* [absent dans la liste de Ferrat, NDLA], Monmousseau, Ferrat, Doriot, Midol [absent dans la liste de Ferrat, NDLA], Celor. Suppléants : Bouthonnier, Cornavin, Jean Renaud*, Maizières*. » Barbé et Lozeray*, cités par Ferrat, ne figurent pas dans cette dernière liste (Arch. Nat., F7/13090). André Ferrat vivait alors clandestinement dans la banlieue parisienne et assurait la responsabilité de l’Agit-prop. – où il avait fait entrer Victor Fay – ainsi que des Cahiers du Bolchevisme.
Le bureau politique le nomma, à la fin décembre 1929, représentant permanent du PCF au comité exécutif de l’IC. Il déclare y avoir très vite exprimé son désaccord avec « la politique sectaire de la direction du PCF » : « Le Secrétariat de l’IC, constatant les échecs successifs subis par le Parti, envoya un sévère avertissement à la direction du PCF en mars 1930, au moment même où se déroulait à Paris la Conférence nationale du Parti, qui, de ce fait, se termina sans que les résolutions préparées à l’avance aient été mises au vote. En mai 1930, une importante délégation du PCF fut convoquée à Moscou pour qu’il soit procédé à un examen de la politique de la direction du Parti devant le Comité exécutif de l’IC. Après de vives discussions à la Commission française du Comité exécutif, une petite commission composée de Stépanov (responsable du Secrétariat latin du Komintern), Barbé, Thorez* et Ferrat, supervisée par le Secrétariat de l’IC, rédigea les rapports et les résolutions qui devaient être présentés au comité central du PCF en juillet 1930 par Barbé, Thorez* et Celor, condamnant la politique sectaire menée jusque-là par la direction du Parti » (Note autobiographique, p. 3). André Ferrat, maintenu en poste à Moscou, fit, en septembre 1930, un voyage en Crimée qui lui révéla des aspects cachés de la situation économique et sociale de l’URSS, puis assista en novembre 1930 au procès du « Parti industriel » avec Marcel Cachin. Pendant son séjour à Moscou, André Ferrat avait donné à l’École léniniste une série de cours sur l’histoire du mouvement ouvrier français et du Parti communiste, dont les notes lui serviront pour rédiger une Histoire du Parti communiste français (Bureau d’édition du PCF, novembre 1931). C’est en donnant ces cours qu’il sympathisa, en mai 1930, avec Georges Kagan*, qui donnait des cours d’économie politique. Il rentra en France en août 1931.
Selon le témoignage d’André Ferrat : « En mai 1931, le Secrétariat de l’IC, constatant que le “redressement” de la politique du PCF était insuffisant, décida d’envoyer en France un “collège international de direction”, avec à sa tête Eugène Fried*, chargé de conseiller et de contrôler sur place la direction du PCF. En juillet 1931, le Secrétariat de l’IC décida de sanctionner une série de dirigeants du PCF, parmi lesquels Barbé, Celor et Lozeray*, considérés comme les principaux responsables de la politique sectaire du Parti et accusés d’avoir constitué un “groupe fractionnel clandestin”, c’est ce qu’on appela “l’affaire du groupe”. » (Note autobiographique, p. 3). Lui même écrivit à Manouilski, le 18 septembre 1931 : "Je ne sais pas tout ce qu’il faudrait savoir, car j’ai été pratiquement mis à l’écart des entretiens les plus importants des membres essentiels du groupe depuis deux ou trois ans."
André Ferrat ne fut pas touché par les sanctions. Il avait été lié au groupe par son passé de dirigeant de la JC et il en avait, au moins un temps, partagé les analyses. Après le recul du PC aux élections législatives d’avril 1928, il titrait un article des Cahiers du Bolchevisme (mai 1928), « Notre tactique classe contre classe justifiée par les faits », formule qu’il reprit d’ailleurs au lendemain de l’échec communiste aux élections de mai 1932 : « aujourd’hui comme hier, la tactique classe contre classe est absolument justifiée » (Cahiers du Bolchevisme, 1er juin 1932). Il est vrai que dans l’Humanité du 14 septembre 1931, André Ferrat avait adopté une position différente : « l’unité de front étant réalisée, même encore partielle et fragile, il serait néfaste de rompre ce front par une intransigeance sectaire, par exemple, en maintenant le candidat communiste au second tour de scrutin si le candidat socialiste est plus favorisé que le nôtre. Au contraire nous devons alors préconiser le désistement public du candidat du Parti en faveur du candidat socialiste ». Est-ce par simple application de la ligne de l’IC qu’il écrivit dans son Histoire du PCF publiée en 1931 : « La politique du Parti socialiste revêt de plus en plus la forme du social-fascisme (…) il devient un parti bourgeois de type nouveau, un parti social-fasciste » (p. 218-220) ?
La résolution du comité central des 26-28 août 1931 affirmait que Barbé, Celor et Lozeray* avaient mené « une campagne acharnée contre le camarade Ferrat qui avait rompu avec le groupe (…) Le CC constate que le camarade Ferrat aurait dû alors dénoncer promptement le caractère exact du groupe » (l’Humanité, 27 décembre 1931). Les Cahiers du Bolchevisme, parus le 15 novembre 1931, publiaient un article « Sur la question des groupes dans le Parti » signé A. Ferrat. En fait, le texte était de Stépanov, ami de Ferrat, qui avait pris cette initiative pour lui éviter une sanction. Ferrat n’avait pas été averti.
André Ferrat était rentré en France, au début du mois d’août 1931, avec mission « de collaborer étroitement avec Fried et Thorez* au redressement du Parti et en tant que responsable de la section coloniale qui avait été laissée à l’abandon depuis 1928 ». Au VIIe congrès national du PC (Paris, mars 1932), Lucien Midol lut le rapport sur la question coloniale, établi par Ferrat, qui, clandestin, ne pouvait pas assister aux séances. Il fut réélu membre du comité central, du bureau politique et confirmé dans ses responsabilités à la section coloniale. Le Parti communiste le présenta comme candidat d’amnistie aux élections législatives des 1er et 8 mai 1932 dans la 3e circonscription du XIe arr. de Paris (parties des quartiers Saint-Ambroise, Sainte-Marguerite et Roquette). Il recueillit au premier tour 4 061 voix contre 1 969 au socialiste SFIO Michaud, 5 348 au radical indépendant Malingre, sur 17 932 votants et 20 627 inscrits. Ses suffrages montèrent à 6 558 au second tour, sur 16 837 votants. Le 9 juin 1932, la police arrêta Ferrat et Gerö* (membre du collège de direction dirigé par Fried*) lors d’une réunion clandestine du bureau politique à Boulogne-Billancourt. Il séjourna à la prison de la Santé jusqu’au 6 août 1932, date à laquelle il obtint le bénéfice de la loi d’amnistie. Il partit aussitôt comme délégué au XIIe comité exécutif élargi de l’IC (Moscou, août-septembre) où le secrétariat décida de le nommer délégué du bureau politique à l’Humanité et rédacteur en chef du journal. Il exerça effectivement ces fonctions du 1er octobre 1932 au 1er février 1934 et, écrivit-il , « ses éditoriaux exprimèrent la politique officielle du Parti, même lorsqu’il était en désaccord avec celle-ci » (Note autobiographique, p. 4). Il restait, à sa demande, responsable de la section coloniale.
André Ferrat exprima ses premières divergences avec l’IC, à la réunion du bureau politique tenue au lendemain de l’adoption par le secrétariat de l’Internationale, en avril 1933, d’une résolution caractérisant avec optimisme la victoire d’Hitler en Allemagne, comme la dernière carte du capitalisme. Mais, il dut se plier à la discipline du parti et fut contraint de « faire son autocritique » et de défendre la politique allemande de l’IC au comité central de juillet 1933. Jacques Doriot lui rendit visite, en décembre 1933, au siège de l’Humanité pour lui proposer un accord que Ferrat refusa. Cependant lorsqu’au comité central de janvier 1934 le maire de Saint-Denis se prononça pour le front unique à tous les échelons avec les socialistes, le comité central s’y opposa et Ferrat fut le seul à s’abstenir.
Depuis juillet 1933, André Ferrat envisageait les moyens de lutter dans le parti contre « la politique sectaire du PCF et de l’IC pour le “redressement” du Parti, pour le front unique avec le Parti socialiste, pour un régime démocratique dans le PCF » (Note autobiographique, p. 4). Avec son ami Georges Kagan*, membre du collège de direction dirigé par Fried*, et quelques autres camarades, il créa un groupe clandestin. Il leur fallut plus d’un an pour arriver à publier une petite revue oppositionnelle intitulée Que Faire ?, « Revue communiste ». Le premier numéro sortit en novembre 1934 et elle parut ensuite tous les mois jusqu’en août 1939. Le mouvement « Que Faire ? » était divisé en deux branches : l’une clandestine à l’intérieur du parti, l’autre publique, animée par des militants qui, comme Pierre Rimbert, avaient été exclus du PCF pour s’être opposés dans leur cellule ou rayon, à la politique sectaire du parti. Ferrat signait du pseudonyme Marcel Bréval et dirigeait souvent les éditoriaux non signés. Il continuait cependant à diriger la section coloniale où il jouissait d’une « complète liberté d’action ». Il put ainsi « développer sans entraves la politique qu’il considérait comme juste : la lutte pour l’indépendance des peuples colonisés, particulièrement de l’Algérie ». (Note autobiographique, p. 4).
Son départ en Afrique du Nord, après avoir été remplacé le 1er février 1934 par André Marty* à la direction de l’Humanité, l’éloigna quelque temps de ses projets oppositionnels et lui permit de mettre en pratique ses conceptions concernant l’arabisation du secrétariat de la Région algérienne du parti. Il réussit à mettre sur pied une direction composée en majorité de militants arabes parmi lesquels Ben Ali Boukort* et Amar Ouzegane*, et il assura la reparution de la Lutte sociale, organe communiste d’Algérie qui parut régulièrement jusqu’à la guerre. Il y signait ses articles du pseudonyme de Mourad. L’influence et l’implantation du Parti communiste en Algérie se renforcèrent. Caractérisant la lutte révolutionnaire en Algérie comme essentiellement paysanne et anti-impérialiste, il se fixa comme objectif : la création d’un Parti communiste algérien indépendant du PCF, à l’instar du PC syrien ou du PC indochinois, et la création d’un front anti-impérialiste rassemblant toutes les organisations musulmanes progressistes et le Parti communiste algérien. Le 9 juin 1934, il fut expulsé de Tunisie où il était allé réorganiser le Parti communiste tunisien. Il développa, à son retour en France, une politique de défense de l’Étoile Nord-Africaine et établit, au début de l’été, des rapports personnels amicaux avec Messali Hadj* qu’il s’efforça de gagner à l’idée d’un vaste front anti-impérialiste en Algérie. Celui-ci, incarcéré, sollicita sa visite en janvier 1935.
En février 1935, au moment où déferlait en URSS la vague d’épuration et de liquidation des cadres communistes, consécutive à l’assassinat de Kirov, Georges Kagan*, vraisemblablement suspecté d’être un des dirigeants du groupe Que faire ?, fut convoqué à Moscou ; il refusa de s’y rendre et, en conséquence, l’IC l’exclut de toutes ses organisations. Kagan* se consacra alors à Que faire ?. André Ferrat était-il lui aussi découvert ? Il le crut mais, un an plus tard, il était toujours membre de la direction du PCF. Au cours du premier semestre 1935, il exposa ses conceptions en matière de politique coloniale dans une série d’articles des Cahiers du Bolchevisme qui ne suscitèrent aucune critique ni dans le PCF, ni dans l’Internationale. Dans le même temps, « Marcel Bréval » critiquait dans Que faire ? le tournant du parti sur les questions de l’ouverture aux radicaux et de « la farce de la défense républicaine » (en particulier l’appui au pacte Laval*-Staline), en avançant la perspective d’un programme d’action révolutionnaire dont l’axe serait le « contrôle ouvrier ». Ferrat protesta dans le parti contre le fait que le programme du Front populaire ne contenait aucune des revendications des peuples coloniaux.
Toutefois, au VIIIe congrès du Parti communiste (Villeurbanne, 22-25 janvier 1936), comme le relate l’Humanité des 23, 24, 25 et 27 janvier 1936, André Ferrat fut élu au præsidium du congrès et à la présidence de la commission coloniale. Son rapport en séance plénière fut approuvé à l’unanimité et la décision fut prise de réunir rapidement le congrès constitutif du Parti communiste algérien. Il resta membre du comité central, mais, sans qu’aucun reproche lui soit fait, une première mesure le toucha : il ne figurait pas sur la liste du bureau politique sous le prétexte d’une diminution du nombre de ses membres (un mois après l’exclusion de Ferrat, en août 1936, la direction du PCF publia en un gros volume le compte rendu sténographique officiel et « complet » du congrès de Villeurbanne ; le discours de Ferrat, sa réélection au comité central, son maintien à la direction de la section coloniale, et toute trace de sa présence au congrès avaient disparu). Il conservait la direction de la section coloniale et continua la politique du « front unique anti-impérialiste » qui aboutit, le 7 juin 1936, à la réunion du premier Congrès musulman algérien organisé conjointement par l’Association des Oulémas, la Fédération des élus musulmans et la Région algérienne du Parti communiste. André Ferrat regretta que l’Étoile Nord-Africaine, « sous l’influence de ses éléments sectaires », refusât d’y participer. Cette politique aboutit à la constitution du Parti communiste algérien les 17-18 octobre 1936, mais à cette date Ferrat venait d’être exclu, et selon son jugement : « La politique anti-impérialiste de la section coloniale fut rapidement remplacée par la politique d’union de la nation française maintenant le statu quo colonialiste. Le Parti communiste algérien, formellement indépendant, fut en réalité soumis plus étroitement que jamais à la direction du PCF, et le front anti-impérialiste fut brisé » (Note autobiographique, p. 5). Ferrat n’accepta pas le nouveau refus du bureau politique d’inclure dans le programme du Front populaire des revendications des peuples colonisés. Il décida de faire, devant le comité central, le procès de l’ensemble de la politique de la direction du PCF. Il suscita de violentes réactions en dénonçant, le 2 avril, la politique de l’« union de la nation française » et, le 25 mai, en déclarant que le parti ne devait pas participer au gouvernement de Front populaire pour garder sa liberté de critique et d’action, « tout en appuyant tout acte positif du gouvernement et en défendant celui-ci contre toute tentative d’offensive réactionnaire ». La direction ne publia rien de ces interventions et lui interdit de défendre son point de vue dans les assemblées régulières, notamment dans les assemblées d’information de la région parisienne qui préparaient la conférence nationale et où il était nommément attaqué. Ainsi, le 11 juin, le service d’ordre empêcha Ferrat de parler à l’assemblée des militants parisiens.
Au début juin, André Ferrat, convoqué à Moscou par un télégramme de Dimitrov, refusa de s’y rendre. L’IC autorisa alors le secrétariat du PCF à engager une procédure d’exclusion. À la séance du comité central du 13 juin, Ferrat « critiqua l’attitude de la direction du parti qui freinait et brisait le mouvement spontané des masses en grève et il s’éleva contre la suppression de toute démocratie à l’intérieur du Parti ». (Note autobiographique, p. 6). Le comité central l’exclut immédiatement de ses rangs. La résolution du CC annonçant cette exclusion parut dans l’Humanité du 7 juillet : Ferrat y était accusé de développer depuis longtemps une conception politique hostile à la ligne du PCF, notamment sur l’appréciation de la situation en Allemagne, en 1933, la déclaration de Staline en mai 1935, le vote des lois contre les ligues fascistes, novembre 1935 (texte ambigu qui permettait la dissolution des organisations nationalistes des pays coloniaux), le programme du Front populaire et les grèves de juin 1936. Ses idées sur la question coloniale étaient condamnées et ses thèses étaient qualifiées de « trotskystes ». Ferrat ne fut pas autorisé à participer à la conférence nationale du 11 juillet au cours de laquelle Maurice Thorez* le condamna violemment. Une commission politique de douze membres entendit ses explications mais refusa de les rendre publiques. Ferrat publia alors le dossier de son exclusion, dans une brochure de 43 pages intitulée Lettre ouverte aux membres du Parti communiste. Sa cellule l’exclut sans l’avoir entendu, le 23 juillet 1936.
André Ferrat apparut alors publiquement comme un militant du groupe Que faire ?. De décembre 1936 à juillet 1937, il fut rédacteur en chef du journal bimensuel Le Drapeau rouge, « journal communiste révolutionnaire » qui caractérisait le dilemme du Front populaire par la formule : « politique bourgeoise ou politique prolétarienne ». Devenu correcteur d’imprimerie, il tenta d’organiser les quatre cents militants qui soutenaient Que faire ? afin de les aider à lutter dans leurs organisations respectives « pour la reconstruction d’un véritable Parti communiste conformément aux principes de l’Internationale communiste élaborés par Lénine ». Tout en dénonçant la politique de Staline et les grands procès de 1937-1938, Que faire ? se prononçait pour la défense de l’URSS, pour la lutte contre l’hitlérisme, contre la politique de non-intervention en Espagne et contre le courant munichois. Sensible à l’éventualité d’une fusion du Parti socialiste SFIO et du PCF, André Ferrat en soulignait, d’une certaine manière, l’écueil, en mai 1937, dans sa revue. Il écrivait : « Dans un moment où, en dépit de toutes les résistances, la perspective d’une fusion des partis socialiste et communiste se précise, il est de grande importance que la lutte la plus large soit menée en faveur de la liberté des tendances dans ce parti, seul moyen d’assurer son existence et de sauvegarder l’unité d’action du prolétariat. Mais rien n’est perdu si les éléments révolutionnaires du PS savent se ressaisir pour mener ainsi, sur ce terrain, une lutte conséquente. » Aussi, lorsque pendant l’été 1937 l’idée du parti unique du prolétariat se précisa, le groupe Que faire ? entra en bloc au Parti socialiste après avoir obtenu l’assurance qu’il aurait la possibilité d’y constituer une tendance et de continuer à publier la revue. Que faire ? changea seulement son sous-titre de « Revue communiste », en « Revue marxiste ». André Ferrat entretenait de bonnes relations avec Jean Zyromski*, animateur de la tendance et du journal La Bataille socialiste.
Mobilisé le 2 septembre 1939, André Ferrat écrivit le 15 mars 1940 de Bourg, dans l’Ain (145e bataillon, 46e compagnie) à Jean Zyromski*, pour protester contre une perquisition à son domicile. La police avait saisi des tracts de la fédération socialiste de la Seine, d’août 1939, « stigmatisant la trahison de l’URSS et l’attitude du PC. Tu te souviens sans doute que j’ai été précisément le rédacteur de ce tract, en presque totalité (Arch. J. Zyromski, B I (5) 43). Le 23 juin 1940, il reçut une grave blessure au cours d’un des derniers combats qui eurent lieu après la signature de l’armistice avec l’Allemagne. Après de longs mois d’hôpital à Grenoble (Isère) où on l’avait évacué, il fut démobilisé le 1er avril 1941 à Lyon. Prévenu que dès fin juin 1940 les Allemands avaient perquisitionné à son domicile, il resta à Lyon. Au printemps 1942, il prit contact, dans cette ville, avec le mouvement « Franc-tireur » où il milita activement sous le pseudonyme de Charnay, et à la direction duquel il retrouva plusieurs de ses anciens camarades du Parti communiste : Élie Péju et Jean-Jacques Soudeille, exclus en 1926, et Georges Altman, exclu en 1929. Il fonda avec eux, fin 1943, la Revue libre, sous-titrée « de la Résistance à la Révolution ». Pendant le premier semestre 1944, avec un groupe de membres du Mouvement de libération nationale (MLN) dont « Franc-Tireur » faisait partie, il créa le « Comité français pour la Fédération européenne », en liaison avec le Movimento Federalista Europeo fondé à Milan, en août 1943, par des résistants italiens.
En août 1944, le MLN le chargea de lancer un quotidien régional du soir, Lyon libre, dont il devint le directeur. À partir de septembre 1944, André Ferrat siégea au comité directeur du MLN. Il milita aussi à la fédération du Rhône du Parti socialiste et entra au comité directeur du Parti socialiste SFIO lors de son XXXVIIIe congrès national (Paris, 29 août-1er septembre 1946). Il resta membre du comité directeur, sauf deux courtes interruptions, jusqu’au congrès de Lille du Parti socialiste (juin 1956) et abandonna alors ses responsabilités en raison de son opposition à la politique de Guy Mollet* en Algérie.
André Ferrat donna sa démission de directeur de Lyon libre au début de l’année 1946, pour retourner à Paris où il prit la direction de l’Imprimerie Réaumur (Société nationale des entreprises de presse). Désormais, son activité professionnelle l’occupa davantage que son activité politique. Il fut un des fondateurs et codirecteurs de l’hebdomadaire Demain, organe de la gauche européenne, qui parut de décembre 1955 à décembre 1957, et collabora de 1969 à 1972 à Démocratie socialiste, de tendance social-démocrate.
Dans Révolutionnaires sans Révolution, son ami André Thirion* le décrivit comme un homme « de taille moyenne, massif portant lunettes, fumeur de pipe » et affirma : « Par sa culture, son application au travail, son intelligence et son courage, il eût mérité d’être sa vie durant l’un des dirigeants politiques des partis ouvriers. Il n’avait contre lui que son honnêteté intellectuelle et morale, une grande absence d’ambition, un désintéressement fondamental. Ces qualités peu communes eussent dû suffire à lui faire obtenir la préférence sur tous les autres. Au contraire, elles expliquent pourquoi Maurice Thorez* le fit exclure, et pourquoi Guy Mollet* ne lui accorda que des strapontins » (p. 442). L’ouverture des Archives de Moscou permit de connaître le destin d’une partie des archives d’André Ferrat. Saisis par l’occupant au début de l’Occupation, deux cartons sont en effet conservés aux Archives spéciales de Moscou (fonds n° 282) sous l’intitulé : « André Ferrat – Rédacteur en chef du journal communiste belge Drapeau rouge, membre du groupe trotskiste Que faire, 1926-1939. »
Par Jean Maitron, Claude Pennetier
ŒUVRE : Principaux articles entre-deux-guerres : « Réflexion sur le guesdisme », Bulletin communiste, 27 septembre 1923. — Dans les Cahiers du Bolchevisme : « La base politique de la droite dans le Parti français », 15 mai 1925 ; « Notre tactique classe contre classe justifiée par les faits », mai 1928 ; « Nouvelle période, nouvelle tactique », janvier-février 1929 ; « L’impérialisme français à la tête de l’agression contre l’URSS », janvier 1931 ; « Le Parti et la tactique du Front unique », 15 octobre 1931 ; « Déracinons le trotskysme », 15 janvier 1932 ; « Encore sur la tactique classe contre classe », 1er février 1932 ; « Sur la politique économique coloniale de l’impérialisme français », 15 mars 1932 ; « Le Parti aux élections législatives », 1er juin 1932 ; « K. Marx et le mouvement ouvrier français après la Commune », 14 mars 1933 ; « La politique de paix de l’URSS et la France impérialiste », 15 octobre 1933 ; « Le Parti, les couches moyennes et les libertés démocratiques », 15 juillet-1er août 1934 ; « Que signifient les événements de Constantine ? », 15 août 1934 ; « La rivalité franco-italienne et les colonies », 15 novembre 1934 ; « La conférence impériale », 15 décembre 1934 ; « Le front unique anti-impérialiste dans les pays coloniaux », 15 février 1935 ; « Le mouvement révolutionnaire en Algérie », 15 mars, 1er avril 1935, 1er juillet 1935. A. Ferrat collabora également pendant cette période à l’Humanité, au Bulletin hebdomadaire de la presse (1927-1928), à La Lutte sociale, à Que faire ?, au Drapeau rouge…
Ouvrages et brochures : Faisons vivre nos cellules, 1925, 48 p. — Histoire du Parti communiste français, Paris, 1931. — Sous le pseudonyme de Marcel Bréval, Défense républicaine ou offensive révolutionnaire, Paris, 1936. — La République à refaire (étude de l’appareil de l’État sous la IIIe République), Paris, Gallimard, 1945 (mais rédigé presque entièrement en 1938).
André Ferrat a écrit plusieurs articles sur l’histoire du Parti communiste français dans la revue Preuves : « Naissance du PCF », n° 166, décembre 1964 ; « M. Fauvet saisi par la légende », n° 168, février 1965 ; « Sur une histoire du Parti communiste français », n° 170, avril 1965.
Une petite partie de ses manuscrits figure dans le fonds André Ferrat (papiers saisis en 1940 par la Allemands), Section des archives centrales d’URSS, Moscou, n° 282.
SOURCES : RGASPI, Moscou, 495 270 5138. — Arch. J. Maitron, fiche André Morel. — IMTh., bobines 95 et 324. — Arch. J. Zyromski (CRHMSS). — Arch. OURS, 5 APO 1-3, fonds André Ferrat (1920-1980). — Que faire ?, 1934-1939. — Drapeau rouge, 1936-1937. — L’Humanité, 7 juillet 1936. — Pierre Broué et N. Dorey, « Critique de gauche et opposition au Front populaire (1936-1938) », Le Mouvement social, janvier-mars 1966. — J.-J. Thomas, Esquisse de l’histoire du groupe « Que faire ? », 1933-1939, mémoire de maîtrise, Rennes. — B. Lazitch, Biographical dictionary of the comintern, Stanford, 1973. — A. Thirion, Révolutionnaires sans Révolution, Robert Laffont, 1972. — Philippe Robrieux, Histoire intérieure du Parti communiste, t. 4, op. cit., p. 211-223. — Le Monde, 30 janvier 1988. — « Quatre questions à André Ferrat » (document Branko Lazitch), Les Cahiers d’histoire sociale, n° 4, 1995. — Serge Wolikow, Le Parti communiste français et l’Internationale communiste (1925-1933), thèse d’État, Paris VIII, 1990. — Fonds André Ferrat (papiers saisis en 1940 par la Allemands et récupérés par les Russes en 1945), Section des archives centrales d’URSS, Moscou, n° 282. — Notes de Michel Dreyfus et Jean-Michel Brabant. — André Ferrat a rédigé pour la préparation de la présente notice, un témoignage autobiographique de sept pages, précis que nous avons largement utilisé.