EDINVAL Félix

Par Alain Dalançon

Né le 3 juillet 1899 à Baie-Mahault (Guadeloupe), mort en 1973 ; instituteur en Guadeloupe ; militant laïque, président de la « Solidarité scolaire » ; militant syndicaliste du SNI et de la CGT ; co-fondateur et président de la caisse de Sécurité sociale en Guadeloupe.

Félix Edinval était le fils naturel d’une mère sans profession, Emilie Aristophane, et de Saint-Jean Edinval, un ouvrier maçon marie-galantais très impliqué dans les luttes sociales, administrateur de la société de secours mutuels de la Mutualité ouvrière de Pointe-à-Pitre, qui lui communiqua de fortes convictions. « Pour mon père, le Noir était au-dessus de tout. Nous devions réussir parce que nous sommes des Noirs et que nous devions montrer que les Noirs sont des gens qui réussissent. »

Félix Edinval revendiquait donc sa négritude : « Nous sommes noirs et nous devons avoir conscience que nous sommes quelque chose. » Classe 1919, il fut incorporé dans une compagnie d’infanterie coloniale en Guadeloupe en juin 1918, puis fut transféré le mois suivant en Martinique. Petit (1,64 m), il fut réformé pour insuffisance physique en janvier 1919, réforme confirmée en 1920 pour filariose. Il était alors père de deux enfants.

Il compensa ces handicaps en étudiant et en devant instituteur, grand défenseur de la laïcité, pour une part parce que les écoles religieuses n’acceptaient pas les enfants nés hors mariage. Pour lui, la promotion de l’homme noir était conditionnée par l’accumulation du capital culturel, les luttes sociales et le syndicalisme. Il se retrouvait donc pleinement dans la « Solidarité scolaire » fondée en 1917 sous la forme d’une société de secours mutuel, née du désir de cinq jeunes de s’instruire et de s’émanciper par des pratiques corporelles sportives. Il devint d’ailleurs le président de cette société dans les années 1930, qui demeure un des plus vieux clubs sportifs de la Guadeloupe.

Félix Edinval épousa en même temps les objectifs d’autres mouvements inspirés par le socialisme : Ligue de l’enseignement et syndicalisme ouvrier. En 1936, instituteur public à Pointe-à-Pitre, distingué officier d’académie, il mit en place avec Amédée Fengarol la section de la Guadeloupe du Syndicat national des instituteurs unifié, qui fut aussi animée activement par Verdol, Luxa Diakok et Étienne Portécop. Puis il cofonda l’« Intersyndicale », avec Alexandre Corneille* (instituteur), Justin Camprasse (répétiteur), Émile Dessout* (inspecteur des contributions) et Sabin Ducadosse* (ouvrier métallurgiste). Cette organisation militait pour l’application des lois sociales conquêtes du Front populaire. Des syndicats furent créés, multiples. Félix Edinval acquit vite une grande habilité de négociateur, en tant que secrétaire général de ce comité intersyndical.
Dans un tract du 3 décembre 1936, il invitait les secrétaires et présidents des syndicats des travailleurs à une réunion puis un défilé le dimanche 13 décembre suivant. Il s’agissait pour lui de cumuler les forces, d’élaborer des projets communs fondés sur des refus partagés. Ce comité intersyndical regroupant, malgré des différences culturelles et existentielles, travailleurs manuels et intellectuels, défendait une revendication allant bien au-delà de la simple augmentation des salaires : « Le monde du travail réclame le droit à la vie. Pour qu’on le lui reconnaisse, il faut qu’il sache s’imposer par son nombre, sa cohésion, son esprit de discipline, sa parfaite connaissance de ses droits et de ses devoirs… » L’intersyndicale fut un appareil de mobilisation qui élargit ainsi l’impact géographique et social du mouvement et acquit une légitimité.

Félix Eboué, envoyé par le gouvernement de Front populaire comme gouverneur à la Guadeloupe pour tenter d’éteindre les incendies sociaux qui se déclaraient un peu partout dans l’île, misait sur le fait qu’il était noir, et chercha à avoir de bons contacts avec l’Intersyndicale. Mais s’il était favorable aux grandes revendications des travailleurs, il était en revanche hostile à toute violence dans les formes d’action et invitait à la prudence dans l’utilisation du droit de grève. Il ne put empêcher qu’en février 1937, à l’ouverture de la récolte sucrière, se produisirent des affrontements sérieux, avec des blessés parmi les grévistes. La même année, en juillet, les dockers du port de Pointe-à-Pitre entrèrent en grève à leur tour.

Cette intersyndicale se transforma en Union départementale des syndicats de Guadeloupe et adhéra à la CGT en 1939. Dissoute en 1940, elle réapparut en 1945.
Durant les trois premières années de la guerre, Félix Edinval s’opposa à la révocation des institutrices par le régime de Vichy, en application de la loi du 10 octobre 1940 sur le travail féminin. En Martinique et en Guadeloupe, 134 révocations d’institutrices furent prononcées entre novembre 1940 et juillet 1942, soit 14,19 % des 944 institutrices en poste avant-guerre. Le pourcentage des institutrices antillaises révoquées était presque le double de celui de leurs consœurs métropolitaines, surtout en raison des engagements de leur mari ; sa femme fut d’ailleurs victime de cette loi.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les luttes ouvrières reprirent de plus belle, encadrées par l’UD-CGTG, dont Félix Edinval, promu chevalier de l’ordre de l’Étoile d’Anjouan (JORF, janvier 1945) était redevenu secrétaire général, tout en se reconnaissant comme socialiste. Cependant beaucoup de ses dirigeants avaient adhéré au Parti communiste guadeloupéen (PCG) fondé en 1944, notamment par le médecin Rosan Girard.

L’une des plus grandes grèves de cette période fut celle des ouvriers de l’usine à sucre Marquisat au printemps 1946. Cette grève intervenait alors que l’Assemblée nationale venait de voter à l’unanimité la loi du 19 mars 1946 érigeant les « anciennes colonies » (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion) en départements français d’outremer. Mais le journal Le Nouvelliste constatait quelques mois plus tôt que « La Guadeloupe, nourrie de légumes secs et de salaisons importées, couverte de taudis, conservatoire de maladies sociales endémiques : cette Guadeloupe-là n’est pas la France. » L’attente d’une France protectrice des travailleurs était grande, avec les mêmes droits sociaux qu’en métropole et des salaires décents. Mais les usiniers du sucre et les conseils d’administration de la métropole refusaient toute augmentation salariale et firent pression sur le gouverneur Maurice Bertaut pour qu’il procède à la réquisition des usines. Les travailleurs séquestrèrent Descamp, secrétaire du syndicat des fabricants de sucre. La grève se termina sur une demi-victoire, les ouvriers n’obtenant pas totalement l’augmentation qu’ils réclamaient. Quant à Félix Edinval, il fut distingué officier de l’Instruction publique dans la promotion de l’été 1947.

En 1948, le préfet Gilbert Philipson, favorable aux revendications sociales, ouvrit des espaces de discussions institutionnalisés avec l’UD-CGTG. Mais le refus du ministre du Travail, Daniel Mayer, de reconnaître le minimum vital de la commission locale et de revaloriser les salaires, entraîna la grande grève de juin, partie de la mobilisation des ouvriers agricoles et industriels, d’abord à Gardel, puis à Marquisat, ensuite à Darboussier, enfin à l’île de Marie-Galante. Le 17 juin, Félix Edinval, secrétaire général de l’UD et Nicolas Ludger, secrétaire général de la Fédération des Métaux, lancèrent alors un appel à la grève générale, qui résume bien les enjeux immédiats et à plus longs termes :
« La commission administrative de l’Union départementale des Syndicats de la Guadeloupe constituée par sa délégation permanente, le bureau de l’UD, les représentants des sections fédérales de l’Agriculture et de la Métallurgie, les délégués des syndicats ci-dessous [26 syndicats communaux ou intercommunaux d’ouvriers agricoles et industriels] ;
-  considérant que les dispositions arrêtées pour garantir le pouvoir d’achat des salaires fixés à un taux très bas au début de la campagne sucrière n’ont jamais pu être mises en application ;
-  considérant que le patronat multiplie les manœuvres et les ruses (…) en ayant notamment recours à des textes périmés pour fausser le sens nouveau du terme « prime d’assiduité » (…) ;
-  considérant que l’Administration préfectorale ne peut, en raison de la situation économique particulière du Département, ni stabiliser le prix des marchandises soumises à la taxe, ni freiner la hausse inconsidérée des produits du cru ;
-  considérant qu’aucune mesure efficace n’a été prise jusqu’à ce jour pour mettre en application les lois protectrices de la condition ouvrière (…) ;
-  considérant que le chevauchement des deux systèmes (…), système colonial et statut départemental, crée une situation confuse où les travailleurs sont grevés à la fois des taxes anciennes et des taxes nouvelles notamment (…) l’impôt sur le revenu, (…) en compromettant leurs moyens d’existence :
-  considérant que la provocation patronale (…) a suscité dans plusieurs établissements sucriers une inquiétude qui a entrainé des mouvements spontanés de cessation de travail compromettant les efforts entrepris par l’autorité préfectorale et le Bureau de l’UD (…) :
-  déclare approuver entièrement les décisions des sections syndicales qui ont déclenché les mouvements de grève actuellement en cours ; décide de proclamer la grève de toutes les entreprises sucrières et rhumières à compter du mercredi 16 juin ;
-  affirme la volonté des organisations de poursuivre l’action ainsi engagée jusqu’à satisfaction complète des revendications (…).
-  Compte tenu des manifestations évidentes de mauvaise volonté de la part du patronat, se déclare prête à mobiliser toutes les forces du travail à la Guadeloupe pour faire aboutir dans un délai minimum (…) les présentes revendications des travailleurs de ce Département qui ne peut plus être considéré comme en dehors de la communauté française. »

Le 25 juin, le Conseil général affirma son soutien aux revendications. Cette conjonction aboutit en juillet à la victoire syndicale d’une revalorisation salariale générale. Cette grève témoignait de l’activité syndicale intense déployée dans les communes qui votaient « communiste » après 1945, et s’inscrivait dans la dynamique lancée dès la Libération.

L’inspecteur Harrault des Renseignements généraux, dans un rapport rédigé en août 1949, confirmait l’anticommunisme des forces de l’ordre social face à l’activisme syndical des militants communistes, et les évolutions des rapports de force dans le mouvement ouvrier guadeloupéen. « Au point de vue syndical, si l’Union Départementale, qui groupe l’ensemble des syndicats de Guadeloupe, reste l’organisme le plus puissant, son prestige a nettement faibli au cours de ces derniers mois. Précédemment dirigée par M.M. Dessous et Edinval, de la SFIO (…), la centrale syndicale a maintenant à sa tête, M.M. Fengarol, 1er adjoint au maire de Pointe-à-Pitre, et Ducadosse, conseiller général communiste de Pointe-à-Pitre, tous deux militants très actifs. (…). Au cours du déroulement de la campagne sucrière, l’UD tenta à différentes reprises de perturber la bonne marche du travail en lançant des mots d’ordre de grèves, à chacune des occasions qui lui semblaient favorables. Elle tenta de paralyser les transports routiers dans le département, en faisant éclater un mouvement de grève en mars, aux établissements distributeurs d’essence SHELL et TEXACO, et mit tout en œuvre, après avoir fait prolonger pendant un mois, d’octobre à novembre, la grève des employés des Travaux Publics, pour déclencher la grève générale des fonctionnaires et industries privées, prévue les 6 et 7 janvier. Toutes ces tentatives furent vouées à l’échec et provoquèrent la dissidence de nombreux syndiqués. Aussi, si la CGT communiste contrôle actuellement la majorité des ouvriers industriels et agricoles, il est à noter par contre, que dans certaines administrations, notamment les PTT, près de la moitié des employés se groupent sous l’égide de la CFTC, implantée en Guadeloupe depuis peu et qui, bénéficiant semble-t-il de l’influence de l’Église, progresse chaque jour. »

L’autre grande question qui mobilisa le mouvement ouvrier guadeloupéen, et dans lequel Félix Edinval s’investit pleinement, peut-être aussi en raison de sa propre maladie tropicale, fut l’instauration de la Sécurité sociale. Bien qu’érigée en département français depuis 1946, la Guadeloupe, comme les autres « départements d’outre-mer », fut exclue au départ du bénéfice de cette conquête sociale. Or, la situation sanitaire et sociale de l’île était des plus déplorables. Ce n’est qu’en juillet 1948 que le régime de Sécurité sociale fut déclaré applicable en Guadeloupe. Mais tout restait à faire. Fengarol obtint, début 1949, la nomination du premier conseil d’administration qui comprenait dans sa partie salariée, lui-même, accompagné de Félix Edinval, Sabin Ducadosse, Nicolas Ludger, Herman Songeons, Paul Thilby, Mathurin Gob, deux ouvriers dockers de Basse-Terre (Lellis et Paller), des ouvriers agricoles comme Médard Zopissa de Trois Rivières, Tertullien Ondée de Port-Louis ou Blanquet de Saint-François. Fengarol, premier président de cette caisse « virtuelle », à la tête d’une délégation syndicale, comprenant Félix Edinval et Paul Thilby, partit en France pour débloquer les freins administratifs et recruter un administrateur. De retour en Guadeloupe, il recruta la première employée de la nouvelle Caisse générale de Sécurité sociale, Paulette Thilby. En 1955, la caisse avait acquis son allure de croisière sous l’impulsion de Félix Edinval, qui avait succédé à Amédée Fengarol.

Félix Edinval était encore en 1947 considéré comme secrétaire de la section FEN, puis la Guadeloupe n’apparut plus dans l’inventaire des sections départementales fédérales publié dans l’Enseignement public. En revanche, Edinval qui n’était plus secrétaire général de l’UD-CGT après 1948, était redevenu secrétaire général de la section du SNI, mandat qu’il conserva jusqu’au tout début des années 1960.
Une rue porte son nom ainsi qu’un groupe scolaire à Pointe-à-Pitre et une école maternelle dans sa commune natale.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article24014, notice EDINVAL Félix par Alain Dalançon, version mise en ligne le 28 décembre 2008, dernière modification le 20 août 2022.

Par Alain Dalançon

SOURCES : Arch. Dép. Guadeloupe, registre matricule. — JO, lois et décrets, 4 avril 1920, 16 janvier 1935, 13 juillet 1936, 10 février 1938, 8 janvier 1945, 29 juillet 1948. — Alain Buffon, « Éboué et les grèves en Guadeloupe (1936-1938) », Bulletin de la société d’histoire de Guadeloupe, 2006, n°143-144. — Harry P. Mephon, Corps et société en Guadeloupe. Sociologie des pratiques de compétition, PUR, E books, 2007. — Marie-Christine Touchelay, La Guadeloupe, une île entreprise, des années 1930 aux années 1960 : les entrepreneurs, le territoire, l’État, thèse, Paris 13, 2017. — Maël Pineau Lavenaire, Décolonisation et changement social aux Antilles françaises. De l’assimilation à la ”Départementalisation” ; socio-histoire d’une construction paradoxale (1946-1961), thèse, Université des Antilles, Hal, 2018. — Clara Palmiste, Éric T. Jennings, « La révocation des institutrices antillaises sous Vichy (1940-1943) », Histoire de l’Éducation, 2020/1, n° 153), p. 47-70.— Témoignage de Guy Daninthe sur la fondation de la sécurité sociale (CGTG). — Site de la CGTG, histoire de l’UD. — L’Enseignement public 1947. — L’École libératrice, Almanach du PCF 1947 : notes de Jacques Girault, auteur de l’ancienne courte notice.

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