QUÉINNEC Yvon

Par François Daniellou

Né le 1er mars 1939 à Sizun (Finistère) ; biologiste, psychophysiologiste, éthologiste, puis enseignant-chercheur en ergonomie à l’université de Toulouse (Haute-Garonne) ; spécialiste des effets du travail en équipes successives et du travail de nuit, auteur d’ouvrages et formateur de CHSCT et de médecins du travail sur la négociation des horaires ; syndicaliste SNESup, membre du Conseil national des universités ; conseiller municipal puis adjoint au maire d’Auzielle (Haute-Garonne).

Fils de Pierre Quéinnec, adhérent SFIO, et de Bernadette Lucas, sympathisante socialiste, tous deux commerçants, Yvon Quéinnec avait une demi-sœur issue d’un précédent mariage. Ses parents étaient d’ardents défenseurs de la laïcité et de l’école publique – position inhabituelle dans cette région – et, lors de l’occupation de l’école par l’armée allemande, ils mirent leur maison à la disposition des instituteurs pour que l’enseignement ne soit pas interrompu. La table familiale recevait régulièrement des personnalités socialistes dont François Tanguy-Prigent.

Après un cursus secondaire au lycée La Pérouse - Kerichen à Brest (Finistère), il poursuivit à Toulouse des études de biologie et de psychophysiologie, imaginant devenir professeur en lycée. Il se spécialisa en entomologie, et soutint en 1964 un doctorat de troisième cycle sur l’altise d’hiver du colza, un coléoptère nuisible, en espérant contribuer ainsi à la prévention des dégâts aux cultures. Il fut nommé assistant en psychophysiologie à l’université de Toulouse en 1963 puis maître-assistant en 1965, et se syndiqua au SNESup dès sa nomination en 1963 (adhésion renouvelée jusqu’en 2003, membre du bureau de la section biologie de 1968 à 1970). Sa charge de cours comprenait notamment l’enseignement de la biologie aux étudiants de psychologie.

À la suite du mouvement de mai-juin 1968, l’équipe pédagogique à laquelle il appartenait engagea une restructuration de l’enseignement, visant une démarche plus participative et une meilleure insertion professionnelle des diplômés, en lien avec des groupes de réflexion Balint et Freinet. Il fut décidé d’introduire dans les programmes la physiologie du travail, mission confiée à Yvon Quéinnec, qu’il négocia avec les autres chercheurs du laboratoire. N’ayant pas de formation dans le domaine, il prit contact en 1970 avec Alain Wisner, qui dirigeait le laboratoire de Physiologie du travail et d’ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Celui-ci le présenta à Antoine Laville et Catherine Teiger avec qui il eut ensuite de nombreuses collaborations. Il débuta alors une relation suivie avec cette équipe du CNAM et le laboratoire de Psychologie du travail de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), dirigé par Jacques Leplat. Les méthodes d’analyse du travail qui y étaient enseignées entrèrent en résonance avec ses compétences d’observation du comportement animal. Il mit en place à Toulouse un enseignement d’ergonomie, et des innovations pédagogiques dans la relation enseignant-enseignés.

Alors qu’il se formait à la physiologie du travail et à l’ergonomie pour les besoins de ses enseignements, il continua ses recherches dans le domaine de l’éthologie animale, et soutint en 1973 un doctorat d’État sur les effets des variations de l’état biologique sur le fonctionnement des systèmes sensoriels de la mouche et du criquet migrateur. Dans le contexte de l’intérêt politique pour les conditions de travail au début des années 1970, avec la création de l’Agence nationale pour les conditions de travail, ANACT, en 1973, il s’impliqua dans le groupe de travail RESACT (Recherche scientifique et amélioration des conditions de travail) mis en place en 1974 à Toulouse par Jacques Christol, médecin et ergonome, et Jacques Curie, professeur de psychologie, en écho à l’initiative nationale du même nom mise en place par la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Le groupe toulousain fédéra les différents acteurs locaux, universitaires ou non, mobilisés par cette question, et favorisa le fait que plusieurs Toulousains, dont Gilbert de Terssac, futur chercheur en sociologie, et des syndicalistes puissent bénéficier des bourses de formation/reconversion vers l’action sur les conditions de travail mises en place par la DGRST. En 1976, il rédigea pour l’ANACT un rapport sur les « Relations des travailleurs vis-à-vis du travail posté ».

L’inflexion de son domaine de recherche vers le travail humain eut lieu en 1976, grâce à une recherche, avec Marc Dorel, sur l’activité des salariés en 3×8 dans la distribution d’eau potable, qui dura jusqu’en 1979. Il y appliqua l’approche éthologique qu’il avait utilisée pour l’étude des insectes : une observation très fine du comportement (par exemple ici les postures, les directions de regard ou les conversations) au cours des 24 h, pour identifier les effets des variations de l’état biologique des salariés sur leur activité. Le propre de cette méthode était que les discussions avec les salariés concernés sur leur propre perception des horaires avaient lieu sur la base de ces observations et non au préalable. Cette recherche mit en évidence que les salariés devaient gérer à la fois les variations de l’état du système technique et celles de leur propre état interne lors du travail de nuit, et qu’ils y parvenaient grâce à des mécanismes subtils de régulation individuelle et collective construits au fil des années, qui pouvaient être favorisés ou mis à mal par l’organisation du travail et les conditions de vie et de logement. Elle montra aussi la difficulté de surveiller de nuit des processus très automatisés où il ne se passe « presque rien ». Elle souligna qu’il est impossible de comprendre le coût humain du travail de nuit et ses effets sur la santé sans prendre en compte les tâches exercées par les salariés, ce qui était une idée nouvelle à l’époque.

À la fin des années 1970, il participa avec l’Institut de la promotion supérieure du travail de Toulouse (IPST) à la création d’un programme de formation conduisant au Diplôme interuniversitaire d’étude des conditions de travail (DIECT), largement ouvert aux professionnels et aux syndicalistes, et s’impliqua dans cet enseignement. Il participa également à des formations de CHSCT sur les conditions de travail, les horaires, et l’ergonomie. Des syndicalistes CGT d’AZF-ONIA-Grande Paroisse dont Jacques Mignard* rencontrés dans ce cadre obtinrent, avec un soutien intersyndical, l’intervention de son équipe de recherche avec Gilbert de Terssac et Pierre Thon sur le site de 1978 à 1985 puis avec Valérie Andorre de 1990 à 1995. Les questions abordées portaient sur la vigilance et le travail de nuit, l’impact du travail de nuit sur la surveillance du processus chimique, la succession des équipes alternantes et les relèves, l’impact sur l’activité de l’informatisation en salle de contrôle (passage d’une conduite du processus chimique sur des panneaux muraux à une conduite sur écran). Ces recherches permirent aussi d’étudier expérimentalement les variations de certaines fonctions cognitives (la mémoire, la vigilance…) en fonction des rythmes biologiques.

De 1977 à 1986, il fut élu SNESup au Conseil national des universités, 38e section (physiologie) et fut membre du bureau de cette section de 1980 à 1986.

Yvon Quéinnec cessa de publier sur les insectes en 1979, pour se consacrer entièrement à la recherche sur le travail humain, particulièrement sur les effets des horaires en équipes successives et du travail de nuit. Le repositionnement de sa recherche en ergonomie conduisit à une interruption de la progression de sa carrière pendant une dizaine d’années. Il intervint sur le vieillissement des travailleurs de nuit dans les centrales nucléaires de Gravelines (Nord) et de Paluel (Seine-Maritime) avec Jean-Claude Marquié entre 1982 et 1986, sur les conséquences de l’informatisation dans la presse quotidienne, à la demande du syndicat du Livre CGT entre 1982 et 1984 avec Corinne Chabaud et Gilbert de Terssac.

Entre 1983 et 1986, avec Catherine Teiger, ergonome, et Gilbert de Terssac, sociologue, il mena une recherche au Centre national d’études spatiales (CNES) à Toulouse sur l’intégration des travailleurs de nuit sous-traitants, sur une demande d’abord de la CFDT puis intersyndicale. En 1985, ces trois chercheurs publièrent l’ouvrage Repères pour négocier le travail posté, destiné à permettre aux travailleurs, aux syndicalistes, aux responsables de ressources humaines et aux médecins du travail de mettre en discussion les « avantages » (pour qui ?) et « inconvénients » (pour qui ?) de différentes formes d’organisation des horaires postés, tant en ce qui concerne la santé que la vie sociale. Il soulignait la diversité des effets d’un même horaire suivant l’âge, l’activité, les conditions de vie et de transport. Le but était d’outiller les acteurs de façon que les salariés confrontés à un choix d’horaires proposé par l’entreprise puissent voter en connaissance de cause, sans privilégier les bénéfices à court terme (temps libre) par rapport aux inconvénients à long terme (diminution de l’espérance de vie). Cet ouvrage novateur, plusieurs fois réédité et traduit en espagnol, servira de base à des formations de CHSCT et à de nombreuses négociations sociales sur les horaires.

En 1988, il fut nommé professeur d’ergonomie à l’Université Toulouse le Mirail, gardant dans un premier temps ses activités de recherche à l’Université Paul Sabatier, au Centre de biologie du comportement, dont il fut co-directeur de 1986 à 1993. En 1994, il participa à la création du laboratoire Travail et Cognition du CNRS à l’université du Mirail. Il fut conseiller scientifique de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail (Dublin, Irlande) de 1985 à 1989, où il produisit avec le professeur britannique Nigel Corlett et Pascal Paoli l’ouvrage Aménager le travail posté, pour qui ? comment ? traduit dans les langues de l’Union européenne. Il fut membre du comité scientifique de l’ANACT de 1994 à 1997. En 1998, il fut nommé chargé de mission auprès du directeur général du CNRS, dans le programme Santé et société, sous-programme « vieillissement individuel et sociétal ». Il s’efforça de faire le lien entre les dimensions biologiques, psychologiques et sociales du vieillissement. En 1992, il prit avec Antoine Laville et Pierre Falzon la direction du DEA national d’ergonomie, à la suite de la décision de presque tous les laboratoires de cette discipline de mettre leurs ressources en commun pour favoriser la formation des doctorants. Il fut codirecteur de 1989 à 2001de la revue Le Travail humain fondée en 1933 par Jean-Maurice Lahy, et membre des comités de rédaction des revues internationales Ergonomics (1987-1996) et Applied Ergonomics (1990-1998).

Membre du conseil d’administration de la Société d’ergonomie de langue française (SELF) de 1985 à 1991, il en fut président de 1989 à 1991 et à ce titre présida le comité scientifique du congrès de l’International Ergonomics Association (Association internationale d’ergonomie, IEA) qui se tint à La Villette à Paris en 1991 sur le thème Designing for everyone (concevoir pour tous). Il participa avec les autres sociétés européennes d’ergonomie à la définition des critères du titre d’Ergonome européen (Eur. Erg.), visant à éviter un usage galvaudé de la dénomination « ergonome » par des personnes non qualifiées.

De 1996 à 1999, il conduisit avec Béatrice Barthe une recherche dans un hôpital toulousain sur les 35 heures et les postes de nuit longs (2×12 heures). À la demande de l’Institut de recherche en santé-sécurité du travail (IRSST) du Québec, il intervint de 1995 à 1997 avec Madeleine Bourdouxhe, démographe et anthropologue, dans une raffinerie de pétrole montréalaise où prévalait le travail en deux équipes de 12 heures. Ils multiplièrent les méthodes, y compris des entretiens avec les épouses des salariés et un travail sur les dossiers médicaux des retraités, pour identifier les effets de ce type d’horaire. L’ensemble de ses recherches, et des formations qu’il en tira, mirent en évidence la complexité des effets des horaires de travail sur la vie de salariés et de leurs familles. Il s’opposa aux simplifications faites quand une discipline unique cherchait à définir « les bons horaires » à partir de critères uniquement physiologiques en ignorant les effets sur la vie sociale, et vice versa. Il plaida pour une étude interdisciplinaire des effets des horaires de travail sur les individus et sur les collectifs. Avec la conviction qu’il n’y a pas « une bonne solution » en matière de travail de nuit, il s’attacha à fournir aux représentants des salariés les moyens d’appréhender cette complexité et d’en tenir compte dans les négociations. Il souligna la nécessité de prendre en compte les variations des rythmes biologiques dans la conception de la sécurité des grands systèmes à risques. Il prit sa retraite en 2001.

Sympathisant socialiste, « spectateur engagé », il ne fut jamais membre encarté du PS, mais participa au groupe de travail mis en place par Pierre Cohen, député de la troisième circonscription de Haute-Garonne, et à la préparation des élections cantonales de 2015. Il fut conseiller municipal de sa commune d’Auzielle (Haute-Garonne) de 2001 à 2020, adjoint « cadre de vie » de 2008 à 2014, délégué communautaire au SICOVAL, syndicat intercommunal de l’agglomération du sud-est toulousain pendant le même mandat.

Yvon Quéinnec épousa en 1963 Nicole Brunet-Dramard, professeure de lettres. Ils eurent deux enfants, Isabelle (née en 1964, chercheuse au CNRS) et Philippe (né en 1966, professeur des universités).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article240232, notice QUÉINNEC Yvon par François Daniellou, version mise en ligne le 26 avril 2021, dernière modification le 30 juin 2022.

Par François Daniellou

ŒUVRE CHOISIE : Avec Jacques Christol, Marc Dorel et Gilbert de Terssac, « Horaires de travail et régulation des conduites », Le Travail humain, 1979/2 (vol. 42), p. 211-229. – Avec Gilbert de Terssac, « Variation temporelle du comportement des opérateurs : le cas de processus à feu continu », Le Travail humain, 1981/1 (vol. 44), p. 39-53. – Avec Gilbert de Terssac et Pierre Thon, « Horaires de travail et organisation de l’activité de surveillance », Le Travail humain, 1983/1 (vol. 46), p. 65-79. – Avec Charles Gadbois, « Travail de nuit, rythmes circadiens et régulation des activités », Le Travail Humain, 1984/3 (vol. 47), p. 195-225. – Avec Catherine Teiger et Gilbert de Terssac, Repères pour négocier le travail posté, Toulouse : Octarès éditions, 1985, deuxième édition 1992. – Avec Nigel Corlett et Pascal Paoli, Aménager le travail posté : pourquoi ? pour qui ? comment ? Dublin : Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail et de vie, 1988. – Avec Pascale Maury, Memorization of information presented on visual display units during day and night shifts, 1993, Ergonomics, 36, (1-3), 289-297. – Avec Valérie Andorre, « La prise de poste en salle de contrôle de processus continu : approche chronopsychologique », Le Travail humain, 1996/4 (vol. 59), p. 335-354. – Avec Charles Gadbois et Véronique Prêteur, Suffering from work schedules : the Burden of Age and Life. in Jean-Claude Marquié, Dominique Paumés et Serge Volkoff Eds, Working with age. Taylor & Francis (London), p. 209-230, 1998. – Avec Valérie Andorre et Didier Concordet, Three-process model of supervisory activity over 24 hours, 1998, Scandinavian Journal of Work, Environment & Health, 24, 121-127. – Avec Madeleine Bourdouxhe et Georges Toulouse, « Les défis et les mirages de la recherche intervention sur les temps de travail », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 1999, 1-1. – Avec Madeleine Bourdouxhe, Denise Granger, Raymond Baril, Serge Guertin, Paul Massicotte, Micheline Levy, François Lemay, « Aging and Shiftwork : The Effects of 20 Years of Rotating 12-Hour Shirts Among Petroleum Refinery Operators”, Experimental Aging Research, 1999/4, (vol. 25), p. 323-329. – Avec Béatrice Barthe, Charles Gadbois, Sophie Prunier-Poulmaire, « 8 – Travailler en horaires atypiques), p. 129-144 in Pierre Falzon, Ergonomie, PUF, 2004. – Avec Béatrice Barthe et Françoise Verdier, « L’analyse de l’activité de travail en postes de nuit : bilan de 25 ans de recherches et perspectives », Le travail humain, 2004/1 (vol. 67), p. 41-61.

SOURCES : Antoine Laville, « Entretien avec Jacques Curie », commission histoire de la Société d’ergonomie de langue française (SELF), 2000. – Daniel Drolet, Esther Cloutier et Raymond Baril, « Entrevue guidée avec Yvon Quéinnec », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 2002, 4-2. – François Daniellou et Christian Lascaux, « Entretien avec Yvon Quéinnec », commission histoire de la Société d’ergonomie de langue française (SELF), 2003. – Michel Pottier, « Entretien avec Charles Gadbois », commission histoire de la Société d’ergonomie de langue française (SELF), 2003. – Jean-Michel Hoc et Jean-Claude Marquié, « Temps et activité, hommage à Yvon Quéinnec », Le travail humain, 2004/1 (vol. 67), p. 1-6. – Jacques Escouteloup (coordinateur), « Trajectoires d’ergonomes : Jacques Christol, Antoine Laville, Yvon Quéinnec », actes des journées des 19 mars 2002 et 18 mars 2003, Laboratoire d’ergonomie des systèmes complexes, Université Victor Segalen Bordeaux 2, 2004.

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