FOUCAULT Michel [FOUCAULT Paul-Michel, dit]

Par Philippe Artières

Né le 15 octobre 1926 à Poitiers (Vienne), mort le 25 juin 1984 à Paris (XIIIe arr.) ; normalien de la rue d’Ulm, agrégé, philosophe, professeur au Collège de France (1970-1984) ; fondateur du Groupe d’Information sur les prisons (1971-1972) ; théoricien de la notion d’ « intellectuel spécifique ».

Figure de la pensée critique du second vingtième siècle, avec les philosophes Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Jean-François Lyotard, succédant à Jean-Paul Sartre sur la scène intellectuelle française, apportant un temps un soutien aux nouveaux philosophes, Michel Foucault fut sans aucun doute celui dont les interventions — préférons ce terme à celui d’engagements dans lequel Foucault ne se reconnaissait pas — furent les plus visibles de la décennie de l’après 1968, comme celles au sein du Groupe d’Informations sur les Prisons (GIP), souvent magnifiées, ou à l’inverse comme ses reportages en Iran en 1978-1979, décriés. Objet des plus grands malentendus, Foucault chercha, jusqu’à sa disparition prématurée des suites du sida, à clarifier sa position mais il demeure aujourd’hui encore un intellectuel atypique, inclassable voire incompris.

C’est loin de la France et de la rue d’Ulm où il entra au lendemain de la Libération que le brillant fils de médecin laïc poitevin fit ses armes politiques : envoyé sous les auspices de la diplomatie française à plusieurs postes importants de la politique culturelle à l’étranger, successivement en Suède, en Pologne où il fonda le Centre de civilisation française de Varsovie, puis, après des démêlés avec les autorités polonaises, à Hambourg, Michel Foucault fut le témoin de l’Europe au temps de la guerre froide. Européen convaincu, sans pour autant adhérer à la politique gaulliste, il ne prit qu’indirectement part aux grandes mobilisations de la guerre d’indépendance algérienne. C’est en Tunisie, sur cette même rive de la Méditerranée, que le philosophe fit son entrée sur la scène de l’actualité politique et sociale. Son 68 est celui du sud et de ces mouvements post-coloniaux qui agitaient la jeune Afrique. Tandis que se développait un mouvement d’opposition marxiste au régime de Bourguiba, notamment au sein des étudiants de la faculté de Tunis où il enseignait, Foucault leur apporta non seulement un soutien symbolique mais une aide matérielle en les cachant chez lui à Sidi Bou Saïd.

Après une adhésion très brève au Parti communiste (1950-1952), dans la mouvance de son caïman de la rue d’Ulm, Louis Althusser, Michel Foucault se définissait comme un intellectuel non marxiste, très anti-soviétique et apporta son soutien aux dissidents en participant notamment, en 1977, à leur réception contre celle de Brejnev par Giscard d’Estaing, mais aussi en s’engageant pour la cause du docteur Stern, victime alors d’un procès stalinien antisémite. Cette position anti-marxiste, très sensible dans son travail philosophique, fut l’un des points d’accroche avec l’écrivain gaulliste Claude Mauriac qui allait tenir la chronique des combats du philosophe dans son journal personnel (voir Le Temps immobile), mais qui allait rendre complexes et paradoxales ses relations avec les principales organisations d’extrême-gauche telles que la maoïste Gauche Prolétarienne (GP). En rentrant de Tunisie, grâce à son compagnon Daniel Defert, proche de la GP, et au contact des étudiants très politisés de Vincennes où il fut élu, Foucault entra de plain-pied dans les années 1968 : il assista par exemple au procès tenu par le Tribunal populaire de Lens contre les houillères du Nord mais s’opposa toujours à l’exercice d’une justice du peuple. Il alla visiter Klaus Croissant, l’avocat de Baader, avant son extradition vers la RFA mais n’hésita pas à prendre ses distances avec l’extrême gauche européenne (italienne et allemande) lorsqu’elle prit le chemin de la lutte armée — il manifesta une hostilité sans aucune ambigüité envers l’action terroriste — ou quand elle pouvait dériver vers un antisionisme radical après les attentats des jeux olympiques de Munich.

Le GIP

En février 1971, Michel Foucault, qui avait été élu au Collège de France l’année précédente, forma avec l’intellectuel chrétien Jean-Marie Domenach, rédacteur en chef d’Esprit, et l’historien de l’Antiquité Pierre Vidal-Naquet* qui s’était engagé très vivement dans les luttes anti-coloniales, le Groupe d’Informations sur les Prisons (GIP). La formation de ce groupe éphémère (auto-dissolution moins de deux ans plus tard) s’inscrivait dans cette même position d’écart que Foucault entretenait avec les luttes et les organisations politiques issues de 1968. Certes, la naissance du groupe s’inscrivait dans une double continuité : celle des tribunaux populaires – celui de Fouquières-lès-Lens où les médecins du travail témoignèrent contre les Houillères –, le prolongement aussi des luttes des maoïstes qui, emprisonnés, réclamaient par une série de grèves de la faim le statut de prisonniers politiques. Mais cet événement faisait rupture : d’une part, il faisait pour la première fois de la prison un lieu de luttes et des prisonniers de droit commun des acteurs de ces luttes ; jusqu’à présent les droits communs étaient considérés comme un sous-prolétariat non politisé et parfois réactionnaire ; d’autre part, le GIP se démarquait radicalement de la démarche des établis ; il ne s’agissait pas de se mettre à la place des prisonniers – aucun de ses membres ne chercha à se faire incarcérer –, l’objectif était de faire sortir l’information de la détention en menant une série d’enquêtes au sein des établissements pénitentiaires français, en puisant les informations à leur source. Pour Foucault, la lutte autour des prisons passait d’abord et surtout par la capacité du groupe à produire une information objective de la situation. Il ne s’agissait nullement de dresser un tableau approximatif de l’incarcération, mais de disposer de données émanant du plus grand nombre de personnes et d’établissements. L’enquête fut pensée par Foucault et ses camarades (Daniel Defert, Danièle Rancière, Jean-Claude Passeron), non pas comme un préalable, mais comme une lutte : le GIP plaça ainsi les luttes pour l’information au centre de son action en développant à partir de sa création une série d’enquêtes dites « enquêtes-intolérances ». Fondées sur le modèle des enquêtes faites au XIXe siècle sur la condition ouvrière par les ouvriers eux-mêmes, « ces enquêtes […] sont destinées à attaquer le pouvoir oppressif là où il s’exerce sous un autre nom – celui de la justice, de la technique, du savoir, de l’objectivité. Chacune doit donc être un acte politique. Elles visent des cibles précises, des institutions qui ont un nom et un lieu, des gestionnaires, des responsables, des dirigeants – qui font des victimes, aussi, et qui suscitent des révoltes, même chez ceux qui les ont en charge. »

C’est selon ce principe que les semaines qui suivirent la mutinerie de Nancy (Meurthe-et-Moselle) en janvier 1972, et de manière plus active encore à la suite de l’inculpation des six mutins, le GIP enquêta sur ce qui s’était réellement passé. Le GIP ne chercha pas dans l’affaire de Nancy à juger l’action des détenus : « Le GIP n’est pas un tribunal intellectuel qui jugerait du bien-fondé de ces actions. […] Les prisonniers sont assez grands » (IMEC) Cette enquête était donc celle des détenus eux-mêmes, le GIP n’en assurant que la coordination. Il est utile ici de souligner que le GIP n’était pas une organisation structurée et hiérarchisée ; autour d’un noyau dur (Daniel Defert, Michel Foucault, Jean-Marie Domenach, Claude Mauriac, Danièle Rancière, Jacques Donzelot), y intervenaient ponctuellement des personnalités venues d’horizons très différents (de Jean Genet à Jean Gattégno et Gilles Deleuze). Le groupe, d’abord créé à Paris, se développa ensuite dans certaines villes de province ; des groupes quasi autonomes se formèrent ici ou là et enquêtèrent, produisant des rapports extrêmement bien documentés. Trois enquêtes nationales furent imaginées : l’une auprès des détenus dont rendit compte le premier numéro d’Intolérable sous le titre « Enquête dans 20 prisons », mais également une enquête auprès des familles et une autre destinée aux avocats. Par la suite, le GIP s’intéressa particulièrement à un établissement, la nouvelle prison de Fleury-Mérogis, et à une pratique, le suicide des détenus. Mais l’information ne provenait pas seulement de ces enquêtes, elle résultait aussi de l’envoi de documents : le dossier sur le suicide se basait en particulier sur la correspondance d’un détenu qui s’était donné la mort. Des autobiographies, des journaux parvenaient également au groupe.

Une fois cette information recueillie, le rôle du GIP consistait à servir de relais ; il fallait que ces données puissent être transmises et diffusées le plus rapidement possible. La création contemporaine de l’Agence de presse Libération (APL) par Maurice Clavel y contribua. Mais surtout, ses premières enquêtes ayant devancé de quelques semaines les révoltes, et ses constats ayant été validés (notamment par le rapport officiel de l’avocat général Schlmek), le GIP devint en quelques semaines, pour l’ensemble des médias, un moyen d’obtenir des informations sérieuses sur les prisons. Le GIP réussit ainsi à faire entrer la prison dans l’actualité et, plus encore, à attirer l’attention des médias et des pouvoirs publics sur des objets jusque là totalement ignorés : « Il fallait faire entrer la prison dans l’actualité, non sous forme de problème moral, ou de problème de gestion générale, mais comme un lieu où il se passe de l’histoire, du quotidien, de la vie, des événements du même ordre qu’une grève dans un atelier, un mouvement de revendication dans un quartier, etc. » (Dits et écrits, III, p. 809). Par son travail d’informateur, de « passeur », en faisant exister les choses les plus quotidiennes, le groupe les constituait en objet de lutte : « Cette vie grouillante de la prison, dit Foucault, qui n’existait littéralement pas, même pour ceux qui avaient écrit de très bonnes choses sur les prisons, on a essayé de la faire connaître au jour le jour. » (Dits et écrits, III, p. 809)

Avec le GIP, comme Gilles Deleuze, le souligna dès 1972, c’est un nouveau rapport théorie/pratique qui était proposé. Il ne s’agissait plus pour l’intellectuel de guider par son action ou son discours les luttes, ni même de les encourager, mais de se faire le relais de ce que Foucault nommait notamment les intellectuels spécifiques : une psychiatre sur la situation des malades mentaux dans les asiles, un ingénieur sur les conditions de sécurité.

Cela n’empêcha pas Foucault de s’insurger chaque fois que le pouvoir se faisait trop arbitraire, comme en Espagne — il se rendit à Madrid pour protester physiquement lors de l’exécution des 5 de Burgos –, ni, comme nous l’avons dit, de soutenir les dissidents de l’Est et nombre d’opposants des dictatures latino-américaines. Foucault apporta aussi son soutien à des luttes locales, celles des immigrés de la Goutte d’Or, mais également une série de mobilisations qui se développèrent tout au long des années 1970 autour des sexualités et de leur répression en signant des pétitions et des appels, mais également en assumant la responsabilité légale de publication ; très intéressé par les nouveaux modes de vie qui s’inventaient en Californie chez certains homosexuels, Foucault refusa cependant en France d’être le philosophe d’une communauté, ce fameux « Saint Foucault » de la culture gay, selon David Halperin, qu’il allait devenir de façon posthume.

L’Iran, la Pologne et Mitterrand

À l’invitation du rédacteur en chef du quotidien italien Il Corriere della Sera, Michel Foucault se rendit en Iran à deux reprises, en septembre et novembre 1978. Là-bas, par l’intermédiaire d’abord de deux journalistes de Libération, il rencontra certaines personnalités de l’opposition au régime et assista à plusieurs manifestations. De retour à Paris, il rédigea une longue série de « reportages » qui parurent dans le quotidien italien. Foucault y rendit compte de ce qu’il avait vu et entendu en ces jours où le peuple iranien se souleva contre le Shah, expérimentant là ce qu’il désignait comme un « journalisme radical ». Mais à la suite de la traduction de l’une d’entre elles dans Le Nouvel Observateur, Foucault fut l’objet d’une vive polémique en France à laquelle il répondit par une longue tribune intitulée « Inutile de se soulever ? » qui parut dans le quotidien Le Monde du 11 mai 1979.

Il était accusé d’égarement alors que ses écrits iraniens ne faisaient que poursuivre un dangereux et singulier chemin qui dessinait depuis une vingtaine d’années un nouveau rapport de l’intellectuel à l’actualité. Michel Foucault ne s’était pas égaré en Iran, il s’était tenu à la morale « anti-stratégique » qui était la sienne : « Il faut tout à la fois guetter, un peu en dessous de l’histoire, ce qui la rompt et l’agite, et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter » (Dits et écrits, III, n° 269, p. 794) En Iran, Foucault s’était fait le témoin de l’émergence d’une force inédite. Cette morale n’était pas nouvelle ; elle l’avait guidé, on l’a vu, tout au long de ses travaux et de ses engagements : elle était présente dès la préface de L’Histoire de la folie quand le philosophe soulignait que « la plénitude de l’histoire n’est possible que dans l’espace, vide et peuplé en même temps, de tous ces mots sans langage qui font entendre à qui prête l’oreille un bruit sourd » (Dits et écrits, I, 1994, p. 163). À chaque reprise, Foucault poursuivait « un ouvrage malaisé » : une attention sans limite à ce qu’il désignait comme « l’en dessous de l’histoire », ces mouvements de subjectivation individuelle.

C’est cette même conviction qui encouragea Michel Foucault à soutenir, avec Pierre Bourdieu, Simone Signoret, Yves Montand et Bernard Kouchner, le mouvement polonais Solidarnosc, à aller en Pologne et, au lendemain de l’instauration de l’État martial à Varsovie, à s’en prendre vivement à la position du tout jeune pouvoir socialiste français qui refusait de prendre position. Foucault marqua par là son refus de devenir l’intellectuel officiel du nouveau régime.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article24189, notice FOUCAULT Michel [FOUCAULT Paul-Michel, dit] par Philippe Artières, version mise en ligne le 7 janvier 2009, dernière modification le 23 octobre 2022.

Par Philippe Artières

ŒUVRE choisie : Surveiller et punir, Gallimard, 1975. — Dits et écrits, Paris, Gallimard, 4 tomes, 1995.

SOURCES : Archives de Michel Foucault (Centre Michel-Foucault / IMEC) : www.michel-foucault-archives.org. — Le Groupe d’information sur les prisons : archives d’une lutte, 1970-1972 / documents réunis et présentés par Philippe Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel. Éd. de l’IMEC, 2003, 349 p. (Pièces d’archives). — Enquête dans 20 prisons , Paris, Champ libre, mai 1971. — Intolérable, Suicide, Gallimard, 1972. — Daniel Defert. Chronologie in : Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, t. I, 1995. — Didier Eribon, Michel Foucault : 1926-1984, Flammarion, 1989, 402 p. — David Macey, Michel Foucault, Gallimard, 1994, 577 p. (NRF biographies). — Michelle Perrot, La leçon des ténèbres, Actes, Cahiers d’action juridique, été 1986.

Iconographie : Michel Foucault : une journée particulière, photographies d’Elie Kagan, textes d’Alain Jaubert et de Philippe Artières, Lyon, Aedelsa Editions, 2004, 95 p.

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