ZYROMSKI Jean

Par Éric Nadaud

Né le 20 avril 1890 à Nevers (Nièvre), mort le 20 octobre 1975 à Melun (Seine-et-Marne) ; membre de la CAP de la SFIO (1924-1940) ; fondateur et leader de la tendance Bataille socialiste (1927-1940) ; secrétaire de la Fédération socialiste de la Seine (1929-1930) ; directeur de la page sociale du Populaire ; conseiller communiste de la République de 1946 à 1948.

Jean Zyromski (1927)
Jean Zyromski (1927)
cc Agence Rol

Jean Zyromski naquit dans un milieu socialement et culturellement privilégié. Sa mère, Angèle Jouguet, était issue d’une vieille famille catholique de la bourgeoisie de robe. Son père, Ernest Zyromski, professeur de littérature à l’Université de Toulouse, descendait de nobles polonais, également catholiques, qui s’étaient réfugiés en France au début du XIXe siècle pour échapper à la répression tsariste ; quoique dreyfusard et lié d’amitié avec Lucien Herr et Alexandre Bracke, il était très éloigné des idéologies collectivistes et fort peu politisé. Ni l’un, ni l’autre n’acceptèrent de gaieté de cœur l’engagement de leur fils.

Jean Zyromski vint donc de lui-même au socialisme, au terme d’une démarche purement intellectuelle dans laquelle ses études jouèrent un rôle important. Il prit intérêt à la politique dès le lycée. D’abord républicain, il fut fortement impressionné par la prestation de Jean Jaurès dans une controverse publique avec Célestin Bouglé*, lors de la campagne pour les élections législatives de 1906 à Toulouse. Sa véritable conversion ne se produisit néanmoins que vers 1910, lorsqu’il découvrit les idées marxistes dans le cadre des cours d’économie politique pour la licence en droit de l’Université de Toulouse. Il confia plus tard à Louis Lévy* avoir été « séduit » par leur « ordonnance », et avoir saisi, à travers elles, « tout ce qu’avaient d’inconsistant les autres doctrines » (cf. L. Lévy, op. cit.). La même année, il crut en trouver la « vérification expérimentale » dans la grève des cheminots. « Je vis la lutte de classes en fait », raconta-t-il à Louis Lévy ; « je compris ce qu’était la force de coercition de l’État mettant ses institutions au service d’une classe ». Cette réflexion le poussa à voter pour la SFIO aux élections municipales de 1912, à s’inscrire quelques mois plus tard à la section de Toulouse, et à représenter le courant socialiste dans l’Union des étudiants républicains. Elle le conduisit aussi à soutenir en 1913 une thèse de droit sur « la protection légale du salaire vis-à-vis de l’employeur », thèse très orientée, dans laquelle son jury vit l’œuvre d’un “théoricien de parti”.

À l’intérieur de la SFIO, Jean Zyromski épousa les conceptions du socialisme révolutionnaire, sous les trois influences d’Alexandre Bracke, de Jules Guesde* et de Hubert Lagardelle*. Il trouva en Bracke un mentor, qui le prit sous sa protection, et lui prodigua jusqu’à la fin ses conseils, tant en matière de doctrine que de tactique, mais il ne connut les deux autres que par leurs écrits. A Bracke et à Guesde, il emprunta sa conception de l’État et de la révolution, son analyse économique, ordonnée autour de la « thèse de la croissance des antagonismes de classe », et sa stratégie politique, fondée sur l’action de classe et le refus de toute union avec des partis bourgeois, même de gauche. De Lagardelle, il retint le « socialisme des institutions », c’est-à-dire l’idée que la classe ouvrière faisait œuvre révolutionnaire à l’intérieur même du régime capitaliste, en dressant face à l’État bourgeois ses propres « institutions », syndicales, coopératives et culturelles, à la fois instruments de lutte et cadres de l’ordre social futur. Il devint ainsi, cas peu répandu dans la SFIO, un fervent partisan de la liberté de l’enseignement, celle-ci étant indispensable au développement d’institutions d’éducation spécifiquement ouvrières. De même, il assimila l’idée que la grève générale devait figurer dans la panoplie des armes révolutionnaires. Il ne fut donc pas ce « guesdiste étroit » qu’ont dénoncé certains témoins. Il réalisa en fait la synthèse du guesdisme et du syndicalisme révolutionnaire, et considéra toujours l’action partisane et l’action syndicale comme deux actions complémentaires et de même valeur. La révolution sociale, pour lui, c’était « la dictature du prolétariat plus les institutions ouvrières ».

Sa singularité fut aussi d’associer l’idée de révolution et l’idée de nation. Dans l’atmosphère de veillée d’armes qui caractérisait les années 1912-1914, Jean Zyromski énonça les principes qui devaient l’orienter toute sa vie. Il affirma que la défense nationale était un devoir socialiste. Mais il restait totalement fermé au patriotisme. Seules les nécessités révolutionnaires justifiaient sa position : pour lui, la classe ouvrière ne pouvait se constituer en classe dirigeante que dans le cadre d’une nation libre. Ce point de vue le dressa contre le « cosmopolitisme anarchisant et abstrait » de la tendance hervéiste, et lui fit en même temps répudier toute participation socialiste à l’organisation de la défense nationale par l’État bourgeois, tout vote des crédits militaires, ainsi que la loi de trois ans. Il détermina également son attitude durant la guerre. Il fut mobilisé en août 1914 comme soldat d’infanterie sur le front ouest, où il prit part à la bataille de la Marne et fut blessé, puis affecté, à partir d’octobre 1916, à l’armée d’Orient. Le conflit ne l’isola pourtant pas du parti. Il put reprendre dès 1915 ses activités à la VIe section de Paris, à la faveur de la réforme temporaire d’un an que lui valut sa blessure, puis de ses permissions. Il demeura d’ailleurs en contact épistolaire avec les dirigeants socialistes. Il apporta alors son appui à la tendance “majoritaire”, qui voulait soutenir l’effort de guerre jusqu’à la victoire, et écrivit des articles pour son organe, l’Action socialiste, dont Bracke était le secrétaire de rédaction. Dans l’axe de son point de vue sur la valeur de la nation, il pensait que le socialisme devait poursuivre une politique internationale ambitieuse, visant l’émancipation des peuples opprimés, la destruction des autocraties, et l’application générale du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, de manière à élargir les possibilités d’expansion de la classe ouvrière dans l’Europe de l’après-guerre.

Cette liaison entre le marxisme et l’idée de nation commanda aussi sa position au congrès de Tours en 1920. A la Ve section de Paris, où il s’était inscrit en 1919 et ne cessa plus de militer, Jean Zyromski dénonça dans le bolchévisme une résurgence des utopies anarchistes et hervéistes. Il lui fit grief, en particulier, de refuser la défense nationale en régime capitaliste, de sous-estimer la valeur des réformes et de l’action revendicative quotidienne, et d’ignorer les traditions françaises en matière de relations parti-syndicat. Cependant, il craignait que le refus de l’adhésion à la IIIe Internationale ne déportât le Parti vers le réformisme. C’est donc très logiquement qu’il soutint le Comité de résistance socialiste qui, sous la conduite de Léon Blum* et de Bracke, n’entendait “résister” que sur la base des principes marxistes révolutionnaires, et rejetait comme également déviationnistes le bolchevisme et le réformisme.

L’itinéraire de Jean Zyromski ne peut être dissocié de sa personnalité, une personnalité hors du commun, faite d’une seule pièce. Zyromski était un bloc d’intransigeance, d’entêtement et de passion, entièrement dominé ou plutôt dirigé par ses propres idées, incapable d’admettre qu’une quelconque opposition leur fût faite, toujours prêt à les défendre comme si sa survie en dépendait. Tout dans son personnage concordait avec ce manque de recul fondamental : son absence d’humour, sa brutalité sociale involontaire, et ces violentes colères qui le faisaient se dresser, hirsute, “le visage empourpré, les yeux injectés, une voix de stentor près de s’étrangler” (Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, 1976, p. 16) ; mais aussi son désintéressement, sa loyauté, sa franchise et son courage sans failles, ainsi que cette bonté sincère qui transparaissait dès lors qu’il n’était pas contredit ; la forme de son éloquence également, qui s’exprimait dans des discours sans fioritures, mais riches en coups de boutoir et puissamment charpentés, qu’il prononçait sans jamais dévier, l’esprit tendu vers son objectif ; et même son physique, trapu, puissant, ramassé, et débordant d’une énergie apparemment inépuisable. Ce tempérament lui valut l’affection de ses camarades, qui l’appelaient familièrement « Zyrom », et lui permit même d’exercer sur certains, selon Daniel Guérin (op. cit., p. 104), une sorte d’« envoûtement ». A l’inverse, il le privait de “sens politique”, en le portant à pousser ses affirmations idéologiques jusqu’à l’isolement le plus complet.

Il n’est pas étonnant qu’un tel militant se soit totalement donné à l’action partisane. C’est pour consacrer au parti un maximum de temps, tout en travaillant sur des questions sociales, que Jean Zyromski choisit de mener une carrière sans prestige de rédacteur, puis chef de bureau et enfin inspecteur aux affaires sociales. La vigueur de son engagement le propulsa très vite aux premiers rangs. Entre les deux guerres, il fut le personnage central de la Fédération de la Seine, une Fédération dont l’influence pouvait être considérable à l’intérieur de la SFIO. Il en fut le secrétaire, en 1929 et 1930, et fit longtemps partie, quoique d’une manière irrégulière, de sa commission exécutive. Il la représenta, comme délégué fédéral, dans tous les congrès nationaux, de 1921 à 1939. En dehors même de ces fonctions officielles, il en fut jusqu’en 1938 la plus haute « autorité morale ». Il la dirigea par l’intermédiaire de la Bataille socialiste, que celle-ci fût majoritaire ou simplement pivot de coalitions plus larges, inspira ses secrétaires fédéraux, arbitra éventuellement les conflits qui pouvaient opposer ses différents courants, et fit le lien entre l’appareil fédéral et les élus socialistes à l’Hôtel de Ville, la Fédération voisine de Seine-et-Oise, et la CAP. Il exerça également des responsabilités de premier plan à la tête du parti. Il appartint à la CAP de 1921 à 1940, d’abord en tant que suppléant, puis, à partir de 1924, comme membre titulaire. Entré au bureau en 1926, il occupa les fonctions de secrétaire de plusieurs de ses sous-commissions : sous-commission des conflits en 1926, 1927, 1928, puis de la propagande en 1929, 1930, 1935, 1936, des éditions et de la documentation en 1932, et de l’action internationale en 1938 et 1939. Il dirigea la « page sociale » du Populaire. Il représenta le parti au sein du Comité national mixte des Jeunesses et, à partir de 1929, à la vice-présidence des Étudiants socialistes. Il fut aussi son délégué dans toutes les assemblées socialistes internationales (congrès de 1925, 1928, 1931, conférence de 1933), ainsi qu’au Comité exécutif de l’IOS en 1938. Il le fut encore à la « Commission économique » du Rassemblement populaire, et dans les commissions PS-PC pour l’unité d’action et l’unité organique entre 1934 et 1938. Dans toutes ces tâches, il s’impliqua totalement. Les registres de présence aux réunions de la CAP et de la CE de la Seine attestent que son assiduité était sans égale. Enfin, il fut l’un des orateurs les plus répandus à l’extérieur du parti. Les “tableaux des propagandistes” publiés dans les Rapports administratifs du parti comme dans ceux de la Fédération de la Seine montrent qu’il figurait chaque année parmi la demi-douzaine de militants qui avaient animé le plus grand nombre de réunions.

En revanche, Jean Zyromski ne rechercha pas les fonctions électives. Il jugeait l’activité de propagande sur le terrain plus utile au socialisme que l’action à l’intérieur des assemblées légalement élues. Alors que son importance dans le parti l’autorisait à prétendre à des circonscriptions où le succès lui aurait été garanti, il ne se présenta aux élections législatives que dans des secteurs difficiles, où il ne mena campagne que « pour le drapeau ». En mai 1924, il figura sur la liste dite “d’unité socialiste et ouvrière” que Bracke conduisait dans le 3e secteur de la Seine, et qui n’obtint en moyenne que 5,8 % des suffrages exprimés. En avril 1928, il fut candidat dans la 3e circonscription du XIe arr. de Paris, où il fut battu dès le premier tour, avec 13,5 % des suffrages exprimés. En mai 1932, il fit acte de candidature dans la 4e circonscription de Béthune (Pas-de-Calais), mais fut de nouveau mis en échec, avec 21,1 % des voix au premier tour, et 36,6 % au second. Il ne se présenta pas aux élections de 1936, pour des raisons de santé. De même, il ne chercha jamais à se faire élire au conseil municipal de Paris. Il ne manifesta pas davantage d’intérêt pour les fonctions gouvernementales. En 1936, il déclina l’offre que lui présenta Blum d’entrer au secrétariat général de la présidence du Conseil.

Son militantisme débordait également sur le terrain syndical. Il fut un membre actif du syndicat central des travailleurs municipaux de la CGT, participa à la création d’une section syndicale du personnel administratif, collabora à plusieurs journaux corporatifs et se fit toujours un devoir de diffuser les principes syndicalistes.

Mais Jean Zyromski était avant tout l’homme d’une certaine conception du socialisme, celle qu’il avait personnellement épousée en 1912. Or il lui apparut après Tours que la SFIO, soumise à la tentation de s’allier avec les radicaux pour se rétablir, risquait de se « désaxer » et de perdre le contact avec la classe ouvrière. Les hésitations du Secrétariat général, que conduisaient Paul Faure et Séverac, aggravaient ses inquiétudes. De 1921 à 1933, il appliqua donc toute la passion idéologique qui l’animait à la défense de l’identité prolétarienne et révolutionnaire de la SFIO. En créant l’organisation qui éloigna finalement le danger, il pesa d’une manière décisive sur le destin du socialisme français.

Durant cette période, Jean Zyromski s’attacha principalement à la dénonciation du Cartel des gauches, sur le triple terrain des élections, du parlement, et du gouvernement. Il engagea ce combat dès le lendemain de la scission, avec le concours de Bracke et de quelques militants de la Seine. Il prit d’abord pour cible le cartel électoral, dans lequel il voyait l’amorce d’un engrenage conduisant nécessairement au cartel sur les deux autres terrains. Il exhorta le parti, en vain, à aller seul à la bataille des élections législatives de 1924, comme il l’avait fait en 1919. Le congrès de Marseille (février 1924) ayant admis la possibilité de dérogations « exceptionnelles » à la tactique antérieure, il s’efforça d’empêcher « la règle de devenir l’exception, et l’exception de devenir la règle », sans plus de succès. Pour montrer l’exemple, il constitua avec Bracke, dans le 3e secteur de la Seine, l’une des deux listes « d’unité socialiste et ouvrière » de ces élections, fermées aux radicaux, mais ouvertes à l’Union socialiste-communiste et même, initialement, aux communistes. Les résultats du parti, en mai, loin de le jeter dans l’allégresse, l’incitèrent à mettre en garde les socialistes contre le glissement des masses ouvrières vers le communisme, qui était très sensible dans la région parisienne. Une fois la nouvelle Chambre réunie, c’est le cartel parlementaire qu’il cloua au pilori, avec cette fois l’appui du leader de l’extrême-gauche socialiste Maurice Maurin*, qui lui ouvrit son organe, L’Étincelle. Au congrès de 1924, qui se prononça pour une politique de soutien au gouvernement radical, il refusa de s’associer au vote d’unanimité, non par opposition au principe même du soutien, mais parce qu’il prévoyait que celui-ci deviendrait systématique. Au congrès national de Grenoble, en avril 1925, il s’abstint pour la même raison de voter le rapport du groupe parlementaire. Enfin, à partir de l’automne 1925, une campagne de l’aile droite en faveur de la participation ministérielle lui permit de dénoncer la marche au cartel gouvernemental. Bracke et lui purent alors convaincre le secrétariat, désormais très inquiet, de se joindre à eux pour la formation d’un bloc doctrinaire dont le projet serait de ramener le parti à ses principes originels et d’isoler l’aile droite. L’alliance se traduisit dès mars 1926 par le lancement d’un organe commun, la Correspondance socialiste. Elle atteignit ses objectifs au congrès national de Clermont-Ferrand, en mai. L’ultime échec d’Herriot, en juillet, scella sa victoire. Mais l’éloignement du danger autorisa le secrétariat à reprendre sa liberté et à renouer avec le « laxisme ». Cette attitude décida Zyromski, qui pensait que la gauche ne devait pas se démobiliser, à créer sa propre organisation.

Avec l’aile gauche de la « Correspondance socialiste », Jean Zyromski organisa en novembre 1926 un groupe de Résistance socialiste, puis de « bataille socialiste » (BS), et lança, en juin 1927, un organe mensuel de même nom, dont il assuma la direction politique, avec Bracke. La tendance rassemblait des militants tels que Léo Lagrange*, Louis Lévy, Georges Dumoulin*, Maurice Delépine*, Ludovic Zoretti*, Paul Colliette* et Émile Farinet* (voir Émile Alfred Farinet*) auxquels s’adjoignit un peu plus tard Marceau Pivert, et s’appuyait principalement sur les Fédérations de la Seine et de la Seine-et-Oise. Jean Zyromski en fut tout à la fois le symbole, le fédérateur et l’inspirateur. Dans un premier temps, il dressa la BS contre la direction du parti, dont il contestait le désir d’un compromis avec l’aile droite. Au congrès national de Lyon, les 17-20 avril 1927, il opposa au texte Blum-Paul Faure une résolution exposant les principes fondamentaux de la tendance : refus de toute liaison durable avec les partis « de démocratie bourgeoise », « politique de classe » dans tous les domaines, « politique d’unité ouvrière », « socialisme des institutions ». Il réunit 23 % des mandats. A partir des élections de 1928, cependant il persuada ses amis de s’orienter vers une éventuelle réunion avec le secrétariat. Le glissement des radicaux vers la gauche faisait en effet resurgir le danger participationniste. Dès le printemps 1929, les menées de l’aile droite lui permirent de faire rentrer Jean-Baptiste Séverac* à la rédaction de la BS. Fin octobre, après l’acquiescement du groupe parlementaire à une offre radicale de « partage du pouvoir », c’est à Paul Faure* qu’il put ouvrir la direction de la tendance. Dès lors, celle-ci devint la structure de combat de l’ensemble des militants attachés à « l’indépendance de classe » du parti. Elle réussit à obtenir du conseil national du 28 octobre 1929, puis du congrès national extraordinaire de janvier 1930 une condamnation de la participation. Elle s’employa à isoler la droite sur toutes les questions, y compris celles qui n’avaient pas de lien direct avec le problème du pouvoir. Pour qu’elle y parvint, Jean Zyromski consentit des concessions qui lui déchirèrent le cœur : au congrès national de Tours qui, en mai 1931, discuta de la défense nationale, il accepta de renoncer à incorporer dans la motion qu’il soutenait un passage favorable à l’armée de milices, afin de conserver l’appui de Marceau Pivert et des pacifistes. En mai-juin 1932, la nouvelle donne parlementaire résultant de la victoire électorale des gauches mit un moment la BS en difficulté. Toutefois, le renoncement du président du Conseil, Herriot, à toute expérience de cartel lui donna le temps de se ressaisir. En 1933, elle put de nouveau repousser les sollicitations de son successeur, le radical cartelliste Daladier. Elle contra les leaders participationnistes en mettant en évidence leur indiscipline, et en dénonçant leurs thèses comme “révisionnistes”. Et, en novembre 1933, elle réussit à imposer leur exclusion. Cet aboutissement légitimait toute l’action entreprise par Jean Zyromski depuis 1927.

Mais Jean Zyromski ne limita pas son action pour la défense de l’identité du socialisme au seul rejet du cartellisme. Il jugea tout aussi nécessaire la reconstitution de l’unité ouvrière, et ne cessa d’y travailler. Jusqu’en 1932, il la conçut sous la forme d’une reconquête de la totalité de la classe ouvrière par le PS, donc d’une élimination du « sectarisme bolchévik ». A ses yeux, la réussite sur ce plan passait par la mise en œuvre d’une double stratégie. Tout d’abord, le parti devait mener une « politique active d’unité ouvrière », c’est-à-dire s’efforcer de participer à tous les mouvements de masse surgis spontanément de « la base », et rassemblant contre l’exploitation capitaliste l’ensemble des travailleurs, sans distinction d’idéologie, socialistes comme bolchevistes ou inorganisés. D’autre part, il était indispensable que l’affrontement avec le PC restât une « affaire de famille ». Le parti devait ne contester le PC qu’au seul nom de leurs « fins doctrinales communes », et se garder absolument de céder à la tentation de trouver un appui auprès de l’adversaire de classe. Cette deuxième exigence, contrairement à la première, fut avalisée par la SFIO, au congrès de Toulouse, en 1928. Jean Zyromski se singularisa par l’extrême rigueur avec laquelle il l’appliqua au problème de la tactique électorale dans les consultations à deux tours. Pour lui, que la lutte contre le PC fût une « affaire de famille », cela signifiait que la SFIO devait s’imposer des règles strictes de discipline prolétarienne, en veillant tout particulièrement au désistement systématique de ses candidats en faveur des communistes arrivés devant eux aux premiers tours. Plusieurs incidents mirent en relief à la fois sa volonté de ne pas admettre le moindre écart, et son impuissance à se faire entendre même de ses amis les plus proches. Lors des élections législatives de 1928, il fit « blâmer » la Fédération de la Seine par la CAP, parce qu’elle avait maintenu son candidat, Léon Blum, contre le communiste qui l’avait devancé au premier tour, Jacques Duclos, dans la 2e circonscription du XXe arr., celle de Belleville. Le 30 septembre 1930, à l’occasion d’une élection partielle dans la même circonscription, il se démit de ses fonctions de secrétaire fédéral, après que la fédération ait récidivé en maintenant dans des conditions similaires son candidat Robert Jardel*, pourtant membre de la BS, contre Maurice Thorez. En juin 1932, ce fut de la commission exécutive fédérale qu’il démissionna, quand se produisit un incident analogue, dans l’élection municipale de Grenelle (XVe arr.).

Dans le même temps, Jean Zyromski s’efforça, en marge du parti, de favoriser la réunification des forces syndicales. Il fut, comme le dit Léon Blum au congrès de Nancy (1929), “un fanatique de l’unité syndicale”. En octobre 1929, il tenta de donner lui-même l’impulsion, en faisant parvenir un questionnaire d’enquête sur les moyens de réaliser l’unité syndicale, au nom du Populaire, à un certain nombre de militants syndicalistes de la CGT, de la CGTU et des organisations autonomes. La réaction brutale de la direction de la CGT, qui dénonça cette « intolérable ingérence », l’empêcha de poursuivre. Un an plus tard, il soutint le « Comité des 22 », que des minoritaires des deux grandes confédérations avaient créé avec des autonomes le 9 novembre 1930, pour préparer la réunion en une centrale unique de tous les syndicats issus de la scission de 1921. Jean Zyromski prit une part très active aux travaux des « 22 », en intervenant dans certaines de leurs assemblées, par exemple celle du 11 janvier 1931, et en entretenant une importante correspondance avec plusieurs de leurs représentants, notamment Georges Dumoulin. Il les soutint avec efficacité, en donnant à leur campagne pour l’unité le plus large écho dans la BS et la « page sociale » du Populaire, et en envoyant des instructions aux correspondants de la BS. désireux de les aider localement. Préférant personnellement un retour général dans la vieille confédération à toute autre formule de réunion, il fut de ceux qui se félicitèrent de l’adoption par la CGT, au congrès de la salle Japy, en septembre 1931, d’une résolution encourageant les fusions à la base sans conditions. Dans les années qui suivirent, il poussa à ces « fusions à la base », en faisant de la « page sociale » la tribune de « l’unité syndicale en marche ».

Cet engagement contre le cartellisme et pour l’unité ouvrière ne l’empêcha pas de continuer à porter la plus grande attention aux problèmes de la paix. Secrétaire de la commission militaire de la SFIO en 1922, responsable de la rubrique de politique internationale de nombreux organes socialistes, Jean Zyromski milita de 1921 à 1933 pour des solutions constructives qui se situaient dans le prolongement de ses choix du temps de guerre. Il défendit la cause de l’armée de milices avec une constance qui lui valut le surnom de « Zyromski-sac-au-dos », parce que, comme Édouard Vaillant, il voyait précisément dans ce système le moyen de préparer à la fois la défense de la nation et le renversement de l’État par « l’armement général du peuple ». Sur le terrain de l’organisation de la paix, il plaida de nouveau pour le respect du droit des nations. Il condamna les traités de paix, parce qu’il jugeait, contrairement à Blum, qu’ils entraînaient plus d’injustices qu’ils n’en avaient réparées. Il prit position pour leur révision. Là où celle-ci ne pouvait apporter de remède au morcellement territorial, il préconisa des solutions pratiques inspirées par le souci de défendre les nationalités sans servir les nationalismes, et de favoriser le développement économique indispensable à l’essor du socialisme. Il proposa la création de systèmes fédératifs vastes et souples dans lesquels les minorités nationales seraient protégées par des “servitudes politiques” limitant la souveraineté des États, et les courants d’échange par des “servitudes économiques”. Jean Zyromski pensait que ces objectifs devaient être atteints en dehors de toute collaboration avec la bourgeoisie, par l’Internationale qui, une fois renforcée dans un sens centraliste, s’appuierait sur la poussée du socialisme dans les différentes nations pour faire de la SDN son propre instrument. La même analyse lui inspirait un anticolonialisme bien plus ferme que celui du parti. De peur que le socialisme ne perde contact avec les masses coloniales, il réclamait l’extension à celles-ci du bénéfice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sans pour autant cesser de mettre en garde, là encore, contre les nationalismes indigènes et le risque d’un cloisonnement de l’économie.

À partir de 1933, l’approfondissement de la crise économique et sociale, la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne, et les journées de février 1934 en Autriche et en France, modifièrent radicalement l’environnement dans lequel évoluait la SFIO. Jean Zyromski ne douta pas que ces événements donnaient le coup d’envoi d’une « course de vitesse » pour le pouvoir entre le fascisme et le socialisme, dont ce dernier pouvait sortir aussi bien vainqueur qu’anéanti. Il réorienta toute son action militante dans le sens de l’antifascisme révolutionnaire. Par la campagne qu’il mena sur ce thème, et par les initiatives qu’il fit prendre par les Fédérations de la Seine et de la Seine-et-Oise, malgré l’opposition du Secrétariat général, il marqua encore de son empreinte le socialisme des années 1934-1938.

Jean Zyromski poussa d’abord la SFIO à se donner les moyens de rivaliser avec le fascisme. Devant le conseil national du 11 mars, puis le congrès national réuni à Toulouse les 20-23 mai 1934, il plaida pour un renforcement de la capacité de décision et d’action du parti par une refonte de ses structures dans le sens du centralisme. Il exigea la constitution d’un dispositif d’autodéfense dont la mission, dépassant celle des habituelles équipes de protection, serait de cristalliser la résistance antifasciste. Il fit valoir la nécessité d’une adaptation des techniques de propagande. Pour donner au parti le moyen d’intensifier son recrutement mais aussi de mobiliser dans les délais les plus brefs les masses les plus nombreuses, il réclama l’organisation d’une propagande par secteurs et par régions sur le modèle communiste, ainsi que d’une propagande de « rayonnement » destinées à « frapper l’opinion », plus superficielle certes que la vieille propagande éducative, mais d’effet plus rapide et de diffusion plus large. Enfin, il demanda la mise au point d’un « plan » de socialisations orienté vers la construction d’une “économie de transition”, l’idée de plan lui semblant plus apte à répondre au désespoir des victimes de la crise que les programmes électoraux de la SFIO, trop timides, ou que la promesse de la collectivisation intégrale, de réalisation trop éloignée. La résolution finalement adoptée par le congrès de Toulouse, à la quasi unanimité, reconnut la légitimité de toutes ces propositions, à l’exception de la première. Elle était toutefois très équivoque, ce qui permit à la direction du parti de ne pas lui donner de suite. Au congrès national de Mulhouse, en juin 1935, Jean Zyromski réagit en faisant voter la BS contre le rapport du Secrétariat. Et il opta pour une stratégie de contournement. Avec Marceau Pivert, il fit de la Fédération de la Seine le banc d’essai de nouvelles pratiques : l’exploitation des symboles du poing levé et des trois flèches, la mise en scène des manifestations, le recours massif à des slogans lapidaires, l’utilisation du cinéma, etc, innovations qui, de là, se diffusèrent malgré tout dans le parti. De même, il favorisa la création d’une force fédérale dite d’“autodéfense active”, les TPPS (Toujours prêts pour servir). Enfin, il renonça au projet d’un plan spécifiquement socialiste, et fit campagne pour l’adoption par la SFIO du plan publié par la CGT en septembre 1934 qui, malgré ses imperfections, avait au moins le mérite d’exister.

L’antifascisme le jeta également dans la quête de l’unité ouvrière, qu’il entendit désormais comme l’unité “loyale” des organisations prolétariennes, unité d’action d’abord, unité organique ensuite. Signant là l’une des pages les plus glorieuses de l’histoire du “socialisme de gauche”, Jean Zyromski sut tirer de l’émeute du 6 février 1934 la dynamique d’où sortit le pacte d’unité d’action du 27 juillet. Dès la nuit du 6 au 7 février, il prit la tête d’une délégation des fédérations SFIO de la Seine et de la Seine-et-Oise qui alla proposer au PC, en vain, l’organisation pour le lendemain d’une action commune. Dans les jours qui suivirent, il fut au premier rang des socialistes qui, malgré Paul Faure, amenèrent le parti à constituer un comité de vigilance antifasciste, à s’entendre avec la CGT, et à manifester le 12, et qui fraternisèrent ce jour-là avec les communistes. Il fit ensuite l’impossible pour empêcher l’élan du 12 de retomber. Le 11 mars, il obtint d’un conseil national une résolution favorable à l’unité d’action à la base, et lança alors les deux fédérations de la région parisienne dans une “politique d’unité ouvrière agissante”. Il poussa partout à la multiplication des comités de vigilance, joua le premier rôle dans la création du Centre de liaison des forces antifascistes, qui regroupait autour des deux fédérations socialistes les organisation antifascistes régionales non communistes et non confédérées, et sollicita sans répit le consentement des formations correspondantes du PC, de la CGTU et du Comité Amsterdam-Pleyel à une unité d’action loyale. Pendant un moment, il vit en Doriot un concours utile et eut des contacts avec lui. Ce volontarisme ne lui valut d’abord que des rebuffades, mais créa un climat qui lui permit, à partir de juin, de tirer le meilleur parti de la réorientation de l’Internationale communiste vers une stratégie d’alliance avec le mouvement socialiste. Les premiers pourparlers PS-PC ouverts dans ce nouveau contexte, en juin, échouèrent. Jean Zyromski les relança de son propre chef, sans l’agrément du secrétariat. Il fit adopter par un congrès fédéral de la Seine, le 24 juin, le principe d’une poursuite de l’effort au plan local, pour la réalisation d’une unité d’action sous conditions contre les décrets-lois, et sans conditions « pour la défense de Thaelmann, Paula Wallish et toutes les victimes du fascisme ». Dans ce cadre, le 2 juillet, à la salle Bullier, il anima avec Marcel Cachin* le premier grand meeting unitaire organisé sur un pied d’égalité par les socialistes et les communistes parisiens, vivant là l’un des moments les plus forts de sa vie de militant. La généralisation des actions communes qui en découla plaça le parti devant un fait accompli, et l’obligea de toute évidence à signer plus vite qu’il ne l’aurait souhaité, et sous la pression, le pacte du 27 juillet. Jean Zyromski fit ensuite tout ce qui était en son pouvoir pour assurer à ce dernier un développement maximal. Il joua notamment un rôle déterminant dans la constitution du Comité d’unité d’action antifasciste de la région parisienne. Il mena aussi à bonne fin les négociations que les deux partis ouvrirent en octobre 1934 pour la conclusion d’un “programme commun d’action”. Le PC ne voulant pas d’un programme de socialisation, il rédigea en janvier 1935, au nom de la CAP, un projet transactionnel mettant en avant les mots d’ordre communistes sans pour autant sacrifier ceux du parti. Après un nouveau refus communiste, il mit au point avec Jacques Duclos la “plate-forme d’action commune” sur laquelle se fit l’accord des deux partis, en septembre 1935. Par ailleurs, Jean Zyromski fut l’homme clé des pourparlers sur l’unité organique. Secrétaire de la commission d’unification constituée le 6 mars 1935 par la CAP pour rechercher un terrain d’entente sur le sujet avec le PC et le PUP, il essaya là encore de forcer l’histoire. Il soutint que l’évolution du PC avait aplani les grandes divergences de Tours, et déclara même se sentir « plus près des thèses communistes que des thèses de Frossard (Louis-Oscar)*, Dormoy (Marx)* et Rivière (Albert)* ». Mais, sur ce terrain, il ne rencontra pas le même succès. C’est en vain qu’il plaida pour que les pourparlers au plan national fussent doublés de réunions communes aux différents échelons des partis intéressés. C’est sans plus de résultat qu’il présenta le 21 novembre 1935, avec Séverac, un « projet socialiste de conciliation et de synthèse » qui constituait une avancée notable par rapport aux positions socialistes initiales. En février 1936, pour sortir les discussions de l’enlisement, il rédigea au nom de la BS un projet de Charte d’unité qui allait encore plus loin dans la voie de la “synthèse marxiste” des thèses en présence. Cependant, le nouveau texte socialiste de synthèse publié en juillet, qui s’en inspira, n’aboutit pas davantage. Le 24 novembre 1937, enfin, il ne parvint pas à empêcher la CAP de suspendre les négociations : il fut l’unique opposant.

Sa réaction aux premiers coups de force des États fascistes, à partir de mars 1935, révéla aussi la dimension internationale de son antifascisme. Dans d’innombrables interventions, dont la plus notable fut la publication au printemps 1935 de la brochure L’Internationale et la guerre, il développa une réflexion originale sur la question de la guerre, qui liait la lutte des classes et la défense nationale. Pour lui, la poussée du fascisme à l’intérieur de chaque pays et sa progression géographique en Europe étaient deux aspects d’un même phénomène, de sorte que la classe ouvrière ne pouvait l’emporter sur un terrain sans s’imposer sur l’autre. Il fallait donc qu’à la formation des fronts antifascistes intérieurs autour des organisations ouvrières répondît la constitution d’une coalition des États antifascistes autour de l’URSS menacée, pour la sauvegarde de la paix et, en cas de guerre, pour la défaite de l’Allemagne, le champion du fascisme. Toutefois, il n’était pas question d’union sacrée. Seule la classe ouvrière, sous la direction de l’Internationale, pouvait conduire la lutte antifasciste avec assez de volonté. Elle devait ne soutenir les efforts des États bourgeois que si ceux-ci servaient ses propres intérêts, et prendre le pouvoir dès que possible. En vertu de ce raisonnement, Jean Zyromski se rallia au Pacte franco-soviétique, exigea que la France, la Grande-Bretagne et l’URSS agissent conjointement pour la défense du pacte de la SDN dans l’affaire d’Éthiopie, et fut avec Louis Lévy le seul dirigeant socialiste qui émit des réserves quand le groupe parlementaire SFIO avalisa la réaction très modérée du gouvernement français à la remilitarisation de la Rhénanie, en mars 1936.

Ces nouvelles orientations finirent par l’opposer à Marceau Pivert. Les deux hommes s’affrontèrent en 1935 tant sur la défense nationale, que Pivert récusait même en cas d’agression hitlérienne, que sur la politique d’autodéfense, que Pivert voulait élargir en une politique de riposte automatique à toutes les manifestations des ligues. Jean Zyromski en vint à considérer l’exaltation de son ancien “second” comme une résurgence de cet hervéisme anarchisant et irresponsable qu’il avait combattu en 1912 et 1920 et ne tenta pas de le dissuader de fonder la Gauche révolutionnaire, en septembre 1935.

Jean Zyromski plaça beaucoup d’espoirs dans le Front populaire. Il le perçut non pas comme un nouveau cartel des gauches, mais comme l’expression d’un puissant et profond mouvement des masses, polarisant autour des formations prolétariennes des catégories sociales longtemps imperméables à leur influence, mais désormais résolues à lutter avec elles contre la crise et le fascisme. Il s’efforça de rendre son dévoiement impossible. Il pressa le Rassemblement populaire d’adopter un programme commun de type planiste. Il exigea des candidatures prolétariennes uniques dès le premier tour des élections législatives d’avril 1936. Et il demanda à la SFIO de mener une “politique de masse” impliquant la « présence active » de ses militants dans les organisations antifascistes de tous types, de manière à établir des liaisons régulières avec les démocrates sans affiliation partisane. Il n’obtint gain de cause ni sur le programme, ni sur la tactique électorale, ni véritablement sur la « politique de masse ». Il accepta toutefois les compromis nécessaires, dans la conviction que la dynamique ouvrière, une fois enclenchée, ferait sauter tous les obstacles.

Une fois le Front populaire victorieux, Jean Zyromski se réjouit de la formation d’un gouvernement à direction socialiste, bien qu’il regrettât “sincèrement” et « totalement » l’absence de représentants du PC et de la CGT. Au nom du réalisme, il ne suivit pas Marceau Pivert lorsque celui-ci déclara que “tout était possible” immédiatement. Il exigea néanmoins de Blum qu’il animât un « gouvernement du 12 février », un « gouvernement de combat » décidé à lutter contre le fascisme et les oligarchies capitalistes, et qu’il se tînt prêt à ouvrir une deuxième étape, révolutionnaire, sitôt mises en évidence les limites du programme du Rassemblement. Il n’avait de toute façon jamais admis sa distinction entre l’“exercice” et la “conquête” du pouvoir. Quand il apparut que le leader socialiste empruntait une autre voie, il n’hésita pas à le contester. Une première fracture fut provoquée par la guerre d’Espagne. Jean Zyromski n’accepta pas la non-intervention. Après la chute d’Irun et le discours de Léon Blum à Luna Park (6 septembre 1936), il donna sa démission de la direction de la BS et de la CE de la Seine, sa tendance ne désirant pas le suivre dans une opposition ouverte, et participa à la fondation du Comité d’action socialiste pour l’Espagne puis, en avril 1937, au lancement de L’Espagne socialiste, dont il devint le rédacteur en chef. Il dénonça partout l’abandon du Frente popular et l’encerclement progressif de la France par le fascisme. Il multiplia les pressions sur Blum, qu’il rencontrait souvent au Populaire, et se fit auprès de lui le porte-parole des Républicains. Il n’obtint pas pour autant une aide militaire ouverte. Une seconde fracture se produisit en février 1937, lorsque Blum, pour résoudre les difficultés financières, décida la “pause”. Pour Jean Zyromski, tout au contraire, ces difficultés ne pouvaient être surmontées que par une accélération du rythme des réformes, et par une relance du Front populaire dans une direction révolutionnaire. Décréter la “pause”, c’était prendre le risque de faire retomber le mouvement des masses. Une troisième cassure survint en juin 1937, quand Blum choisit de démissionner devant le rejet par le Sénat de sa demande de pleins pouvoirs financiers. Afin de l’en empêcher, Jean Zyromski, en accord avec Marceau Pivert, fit voter par le congrès fédéral de la Seine une motion l’engageant à s’appuyer sur les masses pour résister au Sénat, et la lui apporta personnellement, en l’adjurant, vainement, de ne pas capituler. Enfin, il condamna la participation de la SFIO, voulue par Blum, au gouvernement du radical Camille Chautemps.

Après juin 1937, Jean Zyromski crut possible de ramener le parti à une politique intérieure de combat. Il prit pour un premier signe de redressement l’adoption par le congrès national de Marseille, en juillet 1937, d’une résolution préconisant l’incorporation de réformes de structures au programme du Front populaire, bien que ni lui ni sa tendance ne l’eussent votée. Il reprit alors sa démission de la CE de la Seine et de la direction de la BS. Le 17 janvier 1938, à l’occasion de la crise ouverte par la première chute du cabinet Chautemps, il réussit à faire rejeter par le conseil national une motion autorisant la participation ministérielle, pourtant soutenue par la direction du Parti, ce qui mit un terme à la présence de socialistes au gouvernement. Au conseil national du 12 mars 1938, il assura en revanche une large majorité à Blum, qui tentait de constituer un Front républicain de défense nationale allant des communistes à la droite libérale, car la formule correspondait à sa conception d’un Front populaire rassemblant tous les antifascistes sous la direction des partis prolétariens. Il appuya également la formation par Léon Blum, le 13 mars, d’un gouvernement de Front populaire plus étroit, mais résolu à mettre enfin en œuvre un vrai programme de réformes de structure et à infléchir dans un sens nettement antifasciste la politique extérieure, notamment vis-à-vis de l’Espagne. L’échec de l’expérience sonna cependant le glas de toutes ses espérances. Au conseil national du 9 avril 1938, il ne parvint pas à retenir le parti d’accorder son soutien au cabinet Daladier. A celui du 4 mars 1939, il ne réussit pas davantage à l’empêcher de mettre en pièces l’unité d’action.

À partir de septembre 1938, les débats à l’intérieur du parti s’ordonnèrent autour du problème de la guerre. Jean Zyromski s’opposa à toute tentative de sauvegarde de la paix par des concessions à Hitler. Il dénonça vigoureusement les accords de Munich, et se disputa très violemment avec Blum quand celui-ci et le groupe parlementaire approuvèrent le gouvernement Daladier. Léon Blum évoluant, il travailla à la constitution d’un bloc majoritaire de tous les partisans de la fermeté face aux États fascistes, avec l’intention d’isoler le Secrétariat général qui défendait, lui, le principe d’une politique d’accommodement. C’est ainsi qu’au congrès national de Montrouge, en décembre 1938, la BS vota pour la motion Blum, qui déclarait nécessaire une exécution courageuse des pactes liant la France à ses alliés. Elle s’entendit de même avec les blumistes lors du conseil national de mars 1939, sur la question de politique internationale. Jean Zyromski réussit de la sorte à faire prévaloir ses conceptions. Mais il ne put obtenir l’acquiescement de Blum à l’éviction de Paul Faure. En mai 1939, au congrès national de Nantes, alors qu’il avait de nouveau signé avec Blum une motion commune de politique internationale, il ressentit même comme une trahison l’entente finale de ce dernier avec le secrétaire sur un texte “de synthèse”, et maintint seul la motion initiale, au nom de la BS, jusqu’au vote, qui démontra son isolement.

Le 23 août 1939, fut signé le Pacte germano-soviétique. Jean Zyromski le condamna énergiquement et, dans la crainte d’un nouveau Munich, affirma qu’il rendait plus nécessaire que jamais la fidélité de la France à ses engagements. Une fois la guerre déclarée, il resta le pôle de regroupement des militants dispersés de la BS, et mit en application les principes émis en 1935. Il demanda à l’IOS et à la SFIO de désigner sans ambiguïté la défaite d’Hitler comme leur objectif majeur mais, au nom du droit des nations, exclut toute annexion de territoire allemand. Se réclamant d’Albert Thomas*, il se fit également l’avocat d’un couplage de l’effort de défense avec une politique de progrès social.

Selon tous les témoins, les événements de juin-juillet 1940, principalement la défaite et la volatilisation du parti, le laissèrent profondément abattu. Il demanda et obtint sa retraite administrative le 2 octobre 1940, et se retira avec son épouse dans un village du canton de Duras, dans le Lot-et-Garonne.

Après la guerre, certains socialistes jugèrent que l’action de Jean Zyromski de 1940 à 1944 n’avait pas été à la hauteur de ce que semblait promettre la vigueur de son engagement antérieur contre le fascisme. Pourtant, il ne resta pas inactif. S’il ne chercha pas à rester en relation avec la direction du parti, il participa à la reconstitution clandestine de la Ve section, dès le début de septembre 1940, puis à celle de la section de Duras, et eut des contacts avec la résistance socialiste locale en Lot-et-Garonne, où il contribua, si l’on en croit la relation de ses activités qu’il fournit lui-même au parti en 1945, à la diffusion du matériel de propagande du CAS. Au demeurant, en tant qu’ancien chef de file des « bellicistes » de la SFIO, il n’était pas libre de ses mouvements et pouvait craindre pour sa sécurité. Il fut identifié et inquiété par les Allemands dès leur arrivée, puis de nouveau en novembre 1940, et son logement fut perquisitionné. Ses antécédents politiques n’étaient pas seuls en cause. Fin 1943, il fut arrêté comme « juif » et interné au camp de Drancy, jusqu’à ce que sa famille fournisse les preuves de son ascendance catholique.

À la Libération, son adhésion au Front national fut le premier signe du glissement qui devait le conduire à rompre avec la SFIO. Jean Zyromski entra d’abord au comité directeur du Front en Lot-et-Garonne, puis à son Conseil national, début 1945, et se répandit dans sa presse et ses meetings sur le terrain local. A travers lui, il pensait servir les intérêts de la nation, agir efficacement en faveur de l’unité ouvrière, et accéder à des milieux difficilement accessibles à une propagande de parti. Il s’intéressait aussi à son programme, qui préconisait les mesures qu’il aurait voulu voir adoptées par le Front populaire. Mais cette appartenance à une organisation qui était sous l’influence du PC jeta le trouble parmi les militants socialistes du Lot-et-Garonne. Il fut l’objet d’une demande de contrôle de leur fédération et traduit devant la commission nationale des conflits en mai 1945.

En septembre 1945, Jean Zyromski adhéra au PC. Il prit cette décision à la suite du congrès national SFIO des 15-18 août 1945, qui rejeta un projet communiste de charte d’unité et mit fin définitivement aux pourparlers qui s’étaient ouverts entre les deux partis en vue d’une réunification. C’était en fait l’aboutissement d’une dizaine d’années de réflexion, qui l’avaient convaincu tant de l’incapacité de la SFIO à mener une politique antifasciste et unitaire digne de ce nom, que de la sincérité de l’assimilation de l’idée de nation par les communistes.
Il représenta le PC au Conseil de la République, de 1946 à 1948, puis renonça à tout mandat électif et se retira à Marmande dans le Lot-et-Garonne. Il continua à militer dans le comité de section de cette ville. Il fut parallèlement membre du conseil d’administration des Cahiers Maurice Thorez, ainsi que du comité de patronage des Cahiers internationaux, pour lesquels il écrivit un certain nombre d’articles. Il demeura dans ces activités le militant qu’il avait toujours été. Il conserva ses relations avec Alexandre Bracke, continua à présenter la motion Blum du congrès de Tours comme “très positive”, et n’acquit jamais le langage particulier des militants communistes. Tout en restant dans la ligne du PC, il lui arriva, au nom de ses principes immuables, de faire entendre une voie différente. Ainsi, il critiqua le mode de fonctionnement du parti. Dans la « Tribune de discussion » ouverte par l’Humanité pour la préparation du XVe congrès (1959), il signala l’insuffisance de la démocratie interne et, pour y porter remède, préconisa la création à côté du Comité central d’une structure émanant directement des militants de base. De même, il demeura l’avocat du droit des nations. Certes, il ne cessa de prêcher le renforcement de la cohésion du mouvement ouvrier international, et de faire de la défense de l’URSS un devoir internationaliste primordial. Il vit même dans l’intervention soviétique à Budapest, en 1956, une « nécessité révolutionnaire ». Néanmoins, il rejeta toute idée de « primauté » de l’URSS, défendit le principe de l’indépendance et de l’égalité des États socialistes, et tint pour une “grave faute” la rupture de Staline avec la Yougoslavie.

Affecté par la mort de son épouse en 1962, puis atteint par la maladie, Jean Zyromski revint s’installer près de sa belle-fille, Lily Bleibtreu, à Châtillon-sous-Bagneux. Il cessa toute activité politique après l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie (1968).

Le parcours de Jean Zyromski fut quasi rectiligne. Ce sont les modifications de l’environnement et le renouvellement des enjeux qui, seuls, justifient le découpage de sa vie en plusieurs périodes. Même son adhésion au PC n’eut pas le sens d’une conversion. C’est par fidélité à ses idées de toujours qu’il vint au communisme. Il fut donc l’homme d’un seul système de pensée, le socialisme prolétarien, révolutionnaire, unitaire et internationaliste. Sa place dans l’histoire de la SFIO tient au fait que, par son monoïdéisme même, il incarna ce système mieux que quiconque, à une époque où il répondait encore aux aspirations d’une bonne partie des militants socialistes.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article24230, notice ZYROMSKI Jean par Éric Nadaud, version mise en ligne le 12 août 2010, dernière modification le 10 novembre 2022.

Par Éric Nadaud

Jean Zyromski (1927)
Jean Zyromski (1927)
cc Agence Rol

ŒUVRE : La Protection légale du salaire vis-à-vis de l’employeur, Th., Toulouse, 1913. — L’Action socialiste dans l’agglomération parisienne, Lib. populaire, 1929. — Les Formations politique de la France contemporaine et l’action du Parti socialiste, Révolte, 1931. — La Position des problèmes de méthode socialiste, La Bataille socialiste, 1932. — L’Internationale et la guerre ; pour l’action internationale (en coll. avec O. Bauer, T. Dan et A. Dunois), Éd. du Nouveau Prométhée, 1935. — Sur le chemin de l’unité, ibid, 1936. — Comment lutter contre le fascisme international, Éd. du PS/SFIO, 1938.

SOURCES : Fonds Zyromski, CRHMSS (notes, manuscrits inédits). — C.r. des congrès nationaux du PS. — L’Avenir, 1921-1923. — Le Populaire, 1921-1940. — Le Combat social (Fédération de la Seine, 1924-1926. — L’Étincelle socialiste, 1925. — La Correspondance socialiste, 1926. — La Bataille socialiste, 1927-1939. — L’Espagne socialiste, 1937. — Les Cahiers internationaux, 1949-1960. — D. N. Baker, Revolutionism in the French socialiste Party (SFIO) : the left-wing factions, 1921-1939, Stanford University, 1965. — F. Georgi, La Première “Bataille socialiste”, histoire et portrait d’une tendance dans le Parti socialiste, 1927-1935, MM, Paris I, 1983. — Catherine Kahn, Une tendance de la SFIO, la Bataille socialiste, 1927-1939, MM, Paris X, 1977. — G. Lefranc, Le mouvement socialiste..., op. cit.— L. Lévy, Comment ils sont devenus socialistes, Éd. du Populaire, 1932. — Éric Nadaud, Une tendance de la SFIO, la Bataille socialiste, 1921-1933, Th., Paris X, 1987.

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