Par Jacques Grandjonc
Né le 5 mai 1818 à Trèves, mort le 14 mars 1883 à Londres ; d’origine prussienne comme Friedrich Engels, avec ce dernier, théoricien du socialisme démocratique international ; influencé par la philosophie allemande, les socialismes anglais et français ; présenté ici en raison de son influence conjointe avec Engels sur le mouvement ouvrier français.
Issu d’une famille juive qui comptait des rabbins, son père, Heinrich Marx, avait fait ses études à l’École française de droit de Mayence et, pour conserver sa charge d’avocat après l’annexion de la Rhénanie à la Prusse, s’était converti au protestantisme. Le jeune Karl fréquenta le lycée de Trèves, dans un milieu acquis aux idées des Lumières et de la Révolution française. Il fit ensuite des études de droit à Bonn (1835-1836) puis à Berlin (1836-1841) qu’il termina sous la forme d’un doctorat de philosophie accordé par l’Université d’Iéna sur « La différence de la philosophie de la nature chez Épicure et Démocrite ». Durant ses études berlinoises il s’était lié à un groupe de néo-hégéliens, les Affranchis, autour des frères Bruno et Edgar Bauer. Son athéisme à la Feuerbach lui interdit à l’automne 1841 de réaliser son intention initiale d’obtenir un poste à l’Université de Bonn et il se tourna l’année suivante vers le journalisme. C’est à cette occasion qu’il fit ses premières armes politiques et économiques avec des articles sur la misère des vignerons mosellans et les « vols de bois » en forêt. Sa collaboration à la Rheinische Zeitung (Gazette rhénane), à partir d’octobre 1842, se transforma en un poste de rédacteur politique du journal — qui fut interdit dès mars 1843, ainsi que d’autres organes de presse, tels les Hallische Jahrbücher (Annales de Halle) dirigées par Arnold Ruge.
Après son mariage à Kreuznach avec Jenny von Westphalen (1814-1881) en juin 1843, Marx, convaincu que la lutte politique était désormais impossible en Allemagne, émigra à Paris (où le couple résida d’octobre 1843 à fin janvier 1845), dans l’intention d’y éditer avec Ruge des Deutsch-französische Jahrbücher / Annales franco-allemandes auxquelles ne collaboreront d’ailleurs que des Allemands et le Russe Michel Bakounine*. Marx y publia deux articles, « A propos de la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction » et « A propos de la question juive », en réplique à un ouvrage de Bruno Bauer sur le même thème. Marx y analysait l’émancipation des juifs comme problème politique et social et non religieux. C’est dans ces articles, suivis des « Manuscrits parisiens de 1844 », qu’il se détacha définitivement de l’idéalisme critique pour passer au matérialisme non moins critique et au communisme. Au cours de cette période, il entra en contact avec des opposants et les responsables ouvriers français, Théodore Dezamy, Pierre Leroux, Victor Schoelcher, Louis Vinçard, etc. et les Allemands de la Ligue des justes (Bund der Gerechten), Hermann Ewerbeck, German Maeurer. Il se lia également d’amitié avec le poète Heinrich Heine, et à partir de l’été 1844 exerça une influence croissante sur le journal allemand de Paris, le Vorwärts !
Fin août, sur le chemin du retour de Manchester à Barmen, Engels s’arrêtait à Paris pour rendre visite à Marx : il en résultera une amitié et une coopération de toute une vie. Le premier travail entrepris en commun fut La Sainte Famille qui parut en février 1845. À cette date, Marx était déjà à Bruxelles avec sa femme et leur premier enfant, Jenny (née à Paris le 1er mai 1844) : il avait été expulsé par Guizot sur réclamation du gouvernement prussien en raison de la publication des Annales franco-allemandes et de ses articles dans le Vorwärts, en particulier sur le soulèvement des tisserands silésiens.
C’est à Bruxelles en 1845-1846 que Marx et Engels travaillèrent, avec Moses Hess, à la rédaction de L’Idéologie allemande qui constitue le fondement théorique de leur pensée — matérialisme historique et dialectique. L’ouvrage dans son entier n’a été publié qu’en 1932. Entre temps Engels avait organisé pour Marx au cours de l’été 1845 un voyage à Londres et à Manchester pour lui faire saisir la réalité industrielle et sociale anglaise ; ils participèrent également aux préparatifs de création des Fraternal Democrats, la première organisation ouvrière internationale, fondée le 21 septembre 1845. En décembre, ils créèrent à Bruxelles avec Philippe Gigot le Comité de correspondance communiste, dans le but de rassembler les tendances et les groupes communistes ou socialistes européens « en vue de l’action », comme ils l’écrivirent quelques mois plus tard à Pierre Joseph Proudhon. Le résultat en fut entre autres, début 1847, leur adhésion à la Ligue des justes et, en juin 1847 à Londres — Marx ne s’était pas déplacé —, la transformation de cette organisation en Ligue des communistes (Bund der Kommunisten) qui adopta pour devise de la Ligue : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Depuis début 1846 Marx et Engels s’opposaient aux tendances du communisme « à la guimauve » de Hermann Kriege comme à l’égalitarisme de Weitling. Au printemps 1847 Marx rédigea en français, contre le Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère de P.-J. Proudhon, son pamphlet Misère de la philosophie, dans lequel il dénonçait l’usage de la théologie dans l’analyse économique, ainsi que la méthode de l’ouvrage, que Proudhon appelait son « socialisme scientifique » et que Marx nommait « socialisme utopique » ; il y décrivait la constitution de la société en classes, la constitution de la classe ouvrière en parti et posait les bases du syndicalisme ouvrier.
À partir de l’été 1847, Marx collabora avec Engels à la Deutsche-Brüsseler-Zeitung (Gazette allemande de Bruxelles) qui devint l’organe des communistes allemands sur le continent et ils contribuèrent à fonder à l’automne à Bruxelles l’Association démocratique « ayant pour but l’union et la fraternité de tous les peuples », le bureau étant constitué du Belge Lucien Jottrand, de Karl Marx (qui succédait à Engels), du Français Jacques Imbert, du Polonais Joachim Lelewell, etc. Lors du second congrès de la Ligue des communistes à Londres, début décembre 1847, Marx — présent cette fois — fut chargé de rédiger le programme de l’organisation à partir des documents préparés depuis le congrès de juin par Karl Schapper, Wilhelm Wolff, Friedrich Engels, etc. : ce sera le Manifeste du parti communiste paru fin février-début mars 1848 à Londres aux frais de l’Association communiste de formation ouvrière (Communistischer Arbeiter-Bildungs-Verein) — et non pas financé par le flibustier Jean Laffite comme on peut le lire en anglais et en français dans des histoires romancées de la flibuste ou… du marxisme !
L’activité internationale croissante de l’Association démocratique et la panique des autorités belges à l’annonce de la révolution de Février entraînèrent l’arrestation à Bruxelles et l’expulsion d’un certain nombre d’étrangers, entre autres celle de Marx début mars 1848. Il gagna dès lors Paris où Engels le rejoignit. Il y reconstitua la direction de la Ligue des communistes qui préconisait le retour des Allemands de l’étranger pour participer aux mouvements révolutionnaires locaux en Allemagne et repoussait la formation d’une Légion allemande armée depuis la France. Sur la base du Manifeste, Marx et Engels rédigèrent les dix-sept Revendications du Parti communiste pour l’Allemagne. Marx revint à Cologne pour organiser la publication de la Neue Rheinische Zeitung. Organ der Demokratie (Nouvelle gazette rhénane. Organe de la démocratie), dont il était rédacteur en chef et qui parut à partir du 1er juin. La première ligne politique en était le rassemblement de toutes les forces démocratiques, dans la suite du travail politique entrepris à l’Association Démocratique et non de l’application immédiate d’un programme communiste, ce en quoi Marx et Engels s’opposaient à Andreas Gottschalk, président de l’Association ouvrière de Cologne. À partir de décembre 1848, devant l’absence d’une politique démocratique conséquente de la part de la bourgeoisie allemande, le journal se distancia de l’alliance avec celle-ci et prôna désormais une politique de lutte des classes. L’opposition de la Neue Rheinische Zeitung à la politique prussienne et une campagne de refus de l’impôt conduisirent à la suspension provisoire du journal et à deux procès d’assises contre son rédacteur en chef en février 1849, avant l’interdiction définitive en mai et l’expulsion de Marx qui, par Francfort et le Pays de Bade, reprit le chemin de Paris. Il fut à nouveau expulsé de France le 24 août 1849 et se rendit à Londres où il terminera ses jours, vivant pendant des décennies grâce au soutien financier d’Engels.
Estimant alors une action révolutionnaire toujours possible, il prit une part active à la réorganisation de la Ligue des communistes et à sa propagande et fonda à Hambourg un organe de presse, la Neue Rheinische Zeitung. Politisch-ökonomische Revue, dont il parut 6 numéros en 1850 et dans laquelle Marx et Engels tentèrent de rendre compte de l’échec des révolutions de 1848-1849. Marx poursuivit sa réflexion avec l’analyse de la situation française et du coup d’État dans Le 18 brumaire de Louis Napoléon, qui parut à New York en 1852 grâce à l’entremise de son ami Joseph Weydemeyer, exilé lui aussi. En parallèle aux procès contre les communistes allemands de Paris, de Berlin et principalement de Cologne où avait été transférée la direction de la Ligue à la suite des luttes londoniennes de la fraction Marx-Engels contre la fraction Willich-Schapper, Marx publia les Révélations sur le procès des communistes de Cologne (Bâle, novembre 1852) : il y dénonçait le complot policier franco-prussien, les faux et les mouchards utilisés par Carlier et son homologue berlinois Stieber pour arriver à leurs fins, à Paris comme à Berlin. En novembre 1852 la Ligue des communistes fut dissoute par ses responsables.
Marx avait signé le 1er février 1845 à Paris avec un éditeur allemand un contrat pour une critique de l’économie politique et il avait travaillé à Paris et Bruxelles à cette étude ; après sa critique du livre de Proudhon en 1847, il avait fait une série de conférences à l’Association ouvrière allemande de Bruxelles sur Travail salarié et capital (parues en 1849 dans la Neue Rheinische Zeitung) et publié en français un Discours sur la question du libre échange (janvier 1848) lorsque la révolution de 1848 était venue interrompre ce travail. S’étant remis aux études économiques, il présenta un premier résultat en 1859 avec Contribution à la critique de l’économie politique, suivie en 1867 du Premier livre du Capital. L’ouvrage se veut l’analyse complète du « mode de production capitaliste » (le terme « capitalisme » n’apparaît pas dans l’œuvre de Marx) : formation, circulation et reproduction du capital, par création de plus-value, autrement dit par l’exploitation de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre, les prolétaires. Tandis qu’il poursuivait la rédaction des deux autres Livres, dont Engels devra assurer la publication après sa mort, Marx fit traduire le Premier livre en français par Joseph Roy ; mécontent du travail, il le reprit entièrement, corrigeant le texte initial. La version française devient ainsi la base de la seconde et de la troisième édition allemande (1872 et 1883). L’édition française fut publiée par Maurice Lachâtre, qui avait dû se réfugier en Espagne et en Suisse en raison de sa participation à la Commune, tandis que sa maison d’édition était mise sous séquestre, ce qui entraîna des retards considérables, les livraisons s’échelonnant de 1872 à 1875.
Cependant d’autres travaux étaient venus retarder le grand œuvre de Marx. D’une part l’exil était source de frictions et de règlements de comptes entre les anciens acteurs de la révolution. En 1852, dans Les Grands Hommes de l’exil, Marx et Engels polémiquaient contre un certain nombre de dirigeants de l’émigration à Londres et à New York (l’ouvrage restera inédit de leur vivant). En 1860, ce fut au tour de Karl Vogt, devenu professeur à l’université et membre du Grand Conseil de Genève, politicien véreux vendu à Napoléon, de s’attirer une réplique de Marx, Monsieur Vogt (Herr Vogt), en raison de sa campagne de calomnies contre démocrates et communistes allemands. D’autre part et après des hésitations justifiées par des expériences antérieures malheureuses, Marx s’était décidé en 1864 à participer à la création de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), dont il rédigea en large partie les statuts. Sa qualité de membre du Conseil général lui prit de plus en plus de temps pour structurer l’organisation et, à partir de 1868, y combattre les thèses anarchistes de Michel Bakounine*, jusqu’à ce que l’AIT se mette en sommeil au congrès de La Haye en 1872 et disparaisse en 1876. Parallèlement, il travaillait avec Engels à préparer avec certains dirigeants ouvriers allemands — Wilhelm Liebknecht, August Bebel — l’organisation d’un parti ouvrier de tendance marxiste en Allemagne qui fasse contrepoids au Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein (ADAV) créé en 1863 par Ferdinand Lassalle. Ce fut chose faite en 1869 avec la constitution du SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei). La guerre franco-prusienne et la Commune de Paris vinrent également l’occuper : Adresse du Conseil général sur la guerre franco-allemande (1870), La Guerre civile en France (1871), accueil et aide aux communards réfugiés en Angleterre. Il lui fallut également soutenir A. Bebel, W. Liebknecht et Adolf Hepner accusés de haute trahison à Leipzig à la suite de leur hostilité à la politique annexionniste de Bismarck et de leur soutien à la Commune. Par la suite, il fit avec Engels l’analyse et la critique du programme préparatoire au congrès de fusion de l’ADAV et du SDAP en Parti socialiste ouvrier allemand (SAPD puis SPD) à Gotha en 1875.
Diminué par la maladie, de plus en plus dominé par le désir de connaissances encyclopédiques — sciences de la terre, sciences naturelles, physique, mathématiques, etc. — qu’il estimait indispensables à l’achèvement du Capital, Marx eut de la peine dans ses dernières années à maintenir le rythme de travail qu’il s’était imposé jusque-là et qui l’avait usé. Cependant il suivait encore la vie des partis ouvriers aux États-Unis et en Europe, étudiait l’évolution des communautés agraires en Russie. Il participa en 1880 à la rédaction du « Programme électoral des travailleurs socialistes » de Jules Guesde, fit publier par ce dernier Misère de la philosophie dans L’Égalité, exerça par l’intermédiaire de Paul Lafargue et de Charles Longuet une certaine influence sur La Revue socialiste (de Malon) et La Justice (de Clemenceau). Après la mort de sa femme Jenny (2 décembre 1881), les médecins lui conseillèrent un voyage de convalescence à Alger. En chemin, il rencontra à Paris un certain nombre de responsables socialistes français, Guesde, Gabriel Deville, Lafargue, Longuet (chez qui il séjourna). La mort de sa fille, Jenny Longuet, en janvier 1883, lui porta le dernier coup.
Par Jacques Grandjonc
ŒUVRE : Marx-Engels Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1962, sq. (régulièrement rééditées jusqu’en 1990) ; en cours, l’édition critique Karl Marx, Friedrich Engels Gesamtausgabe (MEGA), désormais éditée par l’IMES Amsterdam, chez Dietz Verlag, Berlin (L’édition comporte 4 sections : « I œuvres », « II Le Capital », « III Correspondance », « IV Notes de lectures » ; chaque volume comprend un tome de texte et un d’appareil critique. 50 volumes ont paru sur les 115 prévus). Il n’existe en français aucune édition complète des œuvres de Marx. On aura recours à l’édition Costes, dite œuvres complètes de Karl Marx, traduites par Molitor, Paris, 1923 sq. ; aux œuvres de Marx et Engels, Paris, Éditions sociales, les plus accessibles ; à l’édition de Maximilien Rubel, Karl Marx, œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade.
SOURCES : Il est hors de question de présenter ici une bibliographie de et sur Marx, sur les différents aspects — politiques, syndicaux, économiques — de son activité, encore moins une bibliographie des marxismes : voir M. Rubel, Bibliographie des œuvres de Marx, avec en appendice un répertoire des œuvres de Friedrich Engels, Paris, 1956, et Supplément, Paris, 1960. — Sur l’homme on se reportera à B. Nicolaïevski, O. Maenchen-Helfen, La Vie de Karl Marx. L’homme et le lutteur, nouvelle édition, Paris, 1970. — Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie, Trad. Jean Mortier, Éditions sociales, Paris, 1983. — Du même, Vie de Karl Marx, Trad. Gérard Bloch, Paris, Pie, 1984 (seule la première partie, jusqu’en 1848, est parue, avec un appareil de notes considérable). Sur les principaux aspects de l’œuvre, voir Étienne Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993. — Sur Le Manifeste, voir Bert Andréas, Le Manifeste Communiste de Marx et Engels. Histoire et bibliographie 1848-1918, Feltrinelli, Milan, 1963. — Sur Le Capital, on se reportera à Louis Althusser, Lire le Capital, Paris, Maspero, 2e éd, 1968. — Sur la Ligue des communistes, voir Bert Andréas, Documents constitutifs de la Ligue des communistes 1847, Paris, Aubier, 1972. — Sur l’AIT, Jacques Freymond (éd.), La Première Internationale. Recueil de documents, 4 vol., Droz, Genève, 1962-1971. — Sur le langage, voir Georges Labica, Gérard Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, 2e éd, Paris., PUF, 1985. — Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes, Trier, Karl Marx Haus, 1989.
Instituts dépositaires des archives et bibliothèques de Marx et d’Engels ou spécialisés dans l’étude de la vie et la publication de l’œuvre des deux hommes : Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis (IISG), Amsterdam. — Internationale Marx-Engels-Stiftung (IMES), Amsterdam. — Centre russe de Conservation et d’Études de Documents en Histoire contemporaine (RC), Moscou (ou RGASPI). — Archives de l’ancien Institut du Marxisme-Léninisme de Berlin (SAPMO). — Centre de recherches Karl-Marx-Haus (KMH), Trèves.