Né le 17 octobre 1760 à Paris , mort à Paris le 19 mai 1825. Précurseur du socialisme.
La famille de Rouvroy de Saint-Simon était une des plus nobles de France. Elle prétendait descendre de Charlemagne par les comtes de Vermandois du Xe au XIIe siècle et réussissait à le faire admettre par les généalogistes, bien que la filiation des Rouvroy du XIIIe et du XIVe siècles fût douteuse par rapport aux comtes de Vermandois. En 1635, Louis XIII, pour récompenser son ami Claude de Saint-Simon, père de l’auteur des Mémoires, Louis de Saint-Simon (1675-1755), avait donné le duché-pairie de Saint-Simon à cette branche de la famille.
Claude-Henri appartenait à une autre, dite de Sandricourt, et sa mère, une Saint-Simon elle aussi, était encore d’une troisième branche. Son père, cadet sans fortune, épousa sa jeune cousine, quoiqu’elle fût de santé fragile et probablement affligée d’une maladie nerveuse, parce que l’oncle paternel de celle-ci, l’évêque de Metz titulaire du duché-pairie, de 1755 à 1760, prénommé Claude de Saint-Simon comme le premier duc, lui avait fourni une dot importante et devait lui laisser le tiers de sa fortune à sa mort, ce qui donnera la somme nette de 670 000 livres en 1767, après sept années de contestations successorales.
Claude-Henri a été frappé dans sa prime jeunesse à la fois par les extrêmes prétentions nobiliaires des siens, par leurs difficultés matérielles constantes, par la médiocrité de leurs acquisitions foncières et du rendement de leurs exploitations en Picardie, près de Péronne — à Berny et à Falvy — en dépit de l’oppression qu’ils faisaient régner sur leurs misérables fermiers, par l’inconsistance de leurs idées et de leurs opinions, mêlant les souvenirs de leurs lectures philosophiques — l’Encyclopédie figurait dans leur bibliothèque — au respect convenu, sans adhésion profonde pour la religion traditionnelle, bonne pour procurer un « établissement » comme chevaliers de Malte aux quatre puînés de Claude-Henri.
L’existence de son père, quémandant les pensions auprès des rois, et tirant des plans longtemps à l’avance pour marier ses trois filles, puis, l’affaire faite, pour amener Louis XVI, Marie-Antoinette et les princes du sang à signer au contrat devant Boulard « et son confrère, notaires à Paris », cette existence oisive et nulle inspira à Claude-Henri un mépris pour le mode de vie de l’aristocratie, qui lui tiendra au cœur toute la vie.
Selon la légende, la rupture de Claude-Henri et de sa famille sur le plan moral et intellectuel aurait commencé de bonne heure, puisque, en 1773, refusant de faire sa première communion, il aurait été incarcéré quelques semaines à Saint-Lazare. Légende, disons-nous, car aucun document d’histoire ne peut être apporté en renfort, et tous rendent invraisemblable la version légendaire. Mais cette rupture était sûrement accomplie vers la vingtième année de Claude-Henri, comme en témoignent ses deux lettres authentiques de 1782 à son père.
Il n’y avait pour Claude-Henri qu’une seule possibilité : devenir officier. Il le fut à partir de 1777, embarqua avec son régiment pour les Antilles en 1779 et fut engagé dans la guerre d’Indépendance américaine, en 1781, au siège de Yorktown. Blessé et fait prisonnier par les Anglais en 1782, lors d’un engagement naval, il revint en France en 1783, riche de souvenirs d’une campagne qui n’avait pas été une campagne comme les autres, mais qui, dira-t-il plus tard, avait été une campagne « pour la liberté industrielle de l’Amérique ».
Voici, en 1783, Claude-Henri de Saint-Simon, colonel en second du régiment d’Aquitaine, mais sans argent, tenu serré par sa mère, le père mourant cette année-là et les conventions familiales restituant à la mère son douaire et l’héritage de l’évêque de Metz. Que faire ? S’ennuyer six mois dans une garnison de province et faire sa cour six autres mois à Versailles ? Claude-Henri, dont un oncle paternel, fort original, écrivain de qualité et amateur de jacinthes et de tulipes connu dans toute l’Europe, s’est marié en Hollande — il s’appelle le marquis Maximilien-Henri de Saint-Simon et a tenu Claude-Henri sur les fonts baptismaux — Claude-Henri se rend dans ce pays et s’y mêle à la diplomatie secrète en vue d’une reprise de la guerre contre l’Angleterre, puis, rien n’étant sorti d’intrigues obscures où toutes les grandes puissances cherchaient à exploiter la crise politique néerlandaise, il se rend en Espagne en 1787, muni d’un congé en bonne forme.
Saint-Simon, que l’on nomme alors couramment le comte Henri, célibataire de vingt-sept ans, qui non seulement ne tient pas à passer pour un ascète, mais se glorifie encore d’être un athée, va en Espagne en touriste et en homme d’affaires. Il fréquente le ministre des Finances du despote éclairé Charles III, le comte de Cabarrus, d’origine basque française, et lui inspire le projet d’intéresser la banque Saint-Charles, que Cabarrus avait fondée pour le compte de l’État dont il réglait le budget, au creusement, à l’aide d’une main-d’œuvre militarisée, d’un canal allant de Madrid à la Méditerranée. Il rencontre à Madrid un jeune diplomate saxon, ultérieurement prussien, le comte de Redern, et rêve : 1° de faire fortune en sa compagnie ; 2° d’utiliser l’argent gagné à promouvoir la science du temps.
À l’automne 1789, intéressé sans doute à ce qui se passe en France par les récits des premiers émigrés, Saint-Simon rentra en Picardie et adhéra à la Révolution. Il répudia noblesse — sauf au sens où « noblesse oblige » à faire de grandes choses — et titre comtal définitivement. Il sera désormais pour tous Claude-Henri ou Henri Saint-Simon, sauf, en de très rares circonstances, à reprendre particule et titre dans un but bien précis. Il trouva avec Redern l’occasion de s’enrichir presque sans mesure dans l’achat en gros et la revente en détail des biens nationaux. Une agence immobilière, appuyée sur la banque Perregaux, employant à demeure ou temporairement quantité de gens de loi, de prospecteurs et de démarcheurs, se dépensa pour acquérir le meilleur et le dépecer, dans le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, en Seine-et-Oise, dans la Seine et dans d’autres départements encore, entre 1790 et 1795. Saint-Simon en fut l’animateur. À la liquidation, en 1797 ou 1798, Redern manœuvra si habilement qu’il garda le plus clair des bénéfices réalisés.
Saint-Simon, durant les années les plus chaudes de la Révolution, sans hésiter, avait fréquenté les sociétés populaires, celles de Cambrai et de Péronne, pris à Péronne le nom roturier de Claude Bonhomme ou Bonhommé, et accompli tous les rites civiques du jacobinisme, ce qui ne l’avait pas empêché d’être emprisonné de novembre 1793 jusqu’après la chute de Robespierre. Confondu avec un autre suspect, le banquier d’origine belge Henry Simond, lors de son arrestation, il avait peut-être dû à son nouvel état civil de Bonhomme d’échapper à la vigilance policière en prison, en particulier de ne prêter à aucun rapprochement avec son oncle paternel l’évêque d’Agde Charles-François-Siméon, condamné à mort pour royalisme et maintien du culte réfractaire dans son ancien diocèse, guillotiné le 8 thermidor à Paris, ni avec le marquis Claude-Anne de Saint-Simon, émigré et général dans l’armée du roi d’Espagne opérant contre la France.
Libre de se conduire en bourgeois républicain sous la Convention thermidorienne et le Directoire, Saint-Simon connut les gouvernants qui lui confièrent à diverses reprises des missions secrètes ; ainsi, dans l’été 1797, lors des négociations de Lille avec l’Angleterre. À ce moment, il en avait fini avec les spéculations foncières et il s’occupait de l’Établissement Saint-Simon, une énorme entreprise de transports publics dans une France « révolutionnée » dont l’économie s’avérait en plein essor.
En 1798 commençait pour Saint-Simon une nouvelle vie qui, elle, allait présenter pour le socialisme et pour le devenir de la classe ouvrière un intérêt direct. Saint-Simon recommençait ses études à la quarantaine. Il apprenait auprès des savants les plus en renom, des professeurs les plus réputés tout ce qui lui manquait pour combiner le nouvel enchaînement des sciences au début du XIXe siècle et le présenter sous forme d’une Encyclopédie. Qui donc aurait été plus qualifié pour refaire l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert que Saint-Simon qui, selon ses dires, avait suivi les leçons de d’Alembert ?
Pourquoi refaire l’Encyclopédie ? Pour deux raisons : parce que depuis le début de l’entreprise, en 1750, les sciences avaient évolué, et parce que, sur le plan de la société, l’Encyclopédie avait obtenu le résultat qu’elle visait sans doute, à savoir la destruction de l’ancien régime économique et social.
Le XVIIIe siècle ayant été destructeur, le XIXe devait être organisateur, c’est-à-dire construire une nouvelle société conforme au développement des « lumières », sur une base philosophique qui demeurait celle du XVIIIe siècle, sans aucune concession à la religion catholique que Bonaparte allait restaurer en 1801-1802, sans concession non plus à la philosophie kantienne dont le succès commençait alors en France et que les fidèles de la philosophie du XVIIIe considéraient comme une autre forme de l’« obscurantisme ».
La première brochure notable de Saint-Simon, Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803), préconisait, au nom de Newton, un supergouvernement des savants qui constitueront un pouvoir spirituel, au-dessus des deux pouvoirs temporels, et un pouvoir rival, dans chaque pays, du pouvoir temporel. Saint-Simon, dont la pensée chemine en général vers plusieurs buts à la fois, en profitait pour esquisser une religion de la science substituée au catholicisme, et une critique de la Révolution conçue comme une mêlée sociale, dont la bourgeoisie était sortie victorieuse de son ridicule adversaire féodal et du pauvre compétiteur populaire, perdu par son ignorance générale, mais à qui toute espérance de mieux faire n’était pas enlevée. Car, dans la nouvelle société que Saint-Simon esquissait, si les pauvres avaient l’obligation de faire travailler leurs bras pour tous, c’est à la condition que les riches fussent capables de faire travailler leurs cerveaux pour tous, et tout riche qui aurait une cervelle déficiente devrait fournir une autre quote-part de travail social, le principe clairement établi étant que chacun fût tenu de fournir une quote-part de travail social, ou plus exactement socialement nécessaire.
Suit pour Saint-Simon, qui avait espéré un instant intéresser Bonaparte à ses projets, une période de vie cachée, qui dura de 1804 à 1809. Un jour de juin 1804, la police surprit dans leur logement commun Saint-Simon et l’ancien « Enragé » du Mans en 1793, l’ancien compagnon de route des babouvistes, l’ancien démocrate de l’an VII, Rigomer Bazin. Bazin se disposait à partir pour Hambourg faire imprimer une brochure de Saint-Simon, où la police du Premier Consul remarqua surtout, à la veille de la proclamation de l’Empire, qu’il était question d’un « pouvoir destitutif » ! Puis, à partir de 1805, l’argent manqua à Saint-Simon : un mariage de raison, terminé par un divorce (1801-1802) ; des libéralités inconsidérées faites autour de lui pour l’avancement de la science, et, plus que tout, des façons quotidiennes de grand seigneur avaient eu tôt fait d’épuiser ce que Redern avait considéré comme le solde de tout compte de Saint-Simon en 1798. Saint-Simon, qui n’avait jamais eu de suspicion, demanda innocemment un supplément de part, que Redern refusa et refusera tant que Saint-Simon le réclamera, c’est-à-dire jusqu’en 1812. La lettre des conventions semble avoir été en faveur du point de vue de Redern, mais c’est tout ce qu’on peut lui accorder.
Saint-Simon travailla de ses mains, en 1807, comme copiste au Mont-de-Piété ; peut-être, si une tradition d’atelier recueillie par Balzac dit vrai, trouva-t-il aussi de l’occupation dans une imprimerie parisienne. Un de ses anciens domestiques, qui avait su garder des gains réalisés probablement sur les biens nationaux, l’aida à vivre pendant quelques mois. Ce n’était pas absolument la misère, mais ce fut souvent la gêne, et celle-ci, malgré des arrangements familiaux qui assureront une pension régulière, reviendra à plusieurs reprises, en 1813 notamment, pour ne disparaître qu’en 1823 quand Olinde Rodrigues prit à sa charge toutes les dépenses de Saint-Simon et de sa compagne, une plébéienne au grand cœur. L’activité intellectuelle de Saint-Simon, même en cette année 1807 où il fut matériellement très bas, ne laisse pas que d’être intense. Il s’intéressa aux Lettres philosophiques de Rigomer Bazin, périodique de défense de la philosophie du XVIIIe siècle contre l’offensive néo-catholique menée par Chateaubriand et Bonald. Il y collabora probablement, et en même temps il publia la première partie de l’Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle, dont la seconde partie paraîtra en 1808.
Les nombreux thèmes de l’Introduction, où Saint-Simon confirme son athéisme philosophique, sont groupés autour de la Nouvelle Encyclopédie, qui est aussi le sujet d’un opuscule qui porte ce titre en 1810 ; mais une science nouvelle s’ajoute aux autres dans la Nouvelle Encyclopédie à partir de 1808, et c’est la Physique sociale, que Saint-Simon déduit de l’application à la société des lois de Newton. Dans le même élan idéologique se situent les œuvres de 1813, imprimées ou non en 1813, le Mémoire sur la Science de l’Homme et la Théorie de la Gravitation universelle, où l’auteur adopte un déisme peu encombrant qui revient à placer Dieu à l’origine de l’attraction, sans plus, et à laisser hors de toute préhension divine l’histoire naturelle et sociale de l’espèce humaine. L’hypothèse déjà formulée en 1808, que si l’espèce humaine disparaissait, une autre espèce animale, vraisemblablement le castor, commencerait à s’organiser en espèce dominante sur la nature, y était confirmée. Et alors que dans les écrits précédents, l’admiration pour Napoléon était la règle, ici perçait le dégoût pour la guerre napoléonienne, à travers les invectives contre les savants de la matière brute (ou « brutiers ») et contre les mathématiciens qui contribuaient également à la rendre meurtrière.
Au reste, dès 1809, pour aider son ami Rigomer Bazin avec qui il habitait de nouveau et que la police venait d’arrêter pour ne plus le relâcher avant 1814, Saint-Simon n’avait pas hésité à conspirer et à déjouer les perquisitions, en faisant disparaître les documents compromettants, en reprenant le pseudonyme de Bonhomme, et en disparaissant lui-même avec son pseudonyme.
La Restauration, succédant au régime de coercition qu’avait été l’Empire, ne pouvait être au départ que libérale. Elle le fut de mai à octobre 1814. Juste le temps pour Saint-Simon et son élève et secrétaire le jeune Augustin Thierry de publier une première édition d’une forte brochure, De la Réorganisation de la Société européenne, pas assez longtemps pour que la seconde édition ne soit pas achoppée par la censure réinstituée.
De la Réorganisation est à la fois un plaidoyer pour l’instauration d’une paix durable en Europe et pour l’extension à tous les États européens d’un régime parlementaire à l’anglaise, ainsi que pour la création au-dessus des Parlements nationaux d’un Parlement européen. Les dernières lignes valent d’être citées : « L’imagination des poètes a placé l’âge d’or au berceau de l’espèce humaine, parmi l’ignorance et la grossièreté des premiers temps : c’était bien plutôt l’âge de fer qu’il fallait y reléguer. L’âge d’or du genre humain n’est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de l’ordre social ; nos pères ne l’ont point vu, nos enfants y arriveront un jour : c’est à nous de leur en frayer la route. »
Et Saint-Simon, à cinquante-quatre ans, s’engageait personnellement sur cette voie. Elle n’était pas nouvelle pour lui, mais cependant elle prenait maintenant pour lui une importance exclusive. Il parlait toujours de la Nouvelle Encyclopédie, mais sans plus avoir jamais le loisir de s’y consacrer. Le bonheur social et les moyens d’y accéder, cela suffisait à occuper son existence. Non qu’il faille l’imaginer hors de la chronologie historique, hors de la politique quotidienne. Saint-Simon, bien au contraire, a un tempérament de militant, avide d’actualité et d’action. En 1815, durant les Cent-Jours dont il voyait la venue avec appréhension, comme Benjamin Constant par exemple, il se rallia franchement, toujours comme Benjamin Constant, vota l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire, à la bibliothèque de l’Arsenal où il avait accepté de remplacer un abbé bibliothécaire fidèle aux Bourbons, et redouta le pire après sa révocation en juillet. En juin 1820, il manifestera devant le Palais-Bourbon, en compagnie des étudiants, contre la loi du double vote et sera conduit au poste. Le ministre de Serre essaiera de raisonner ce manifestant sexagénaire qui, à l’époque, était regardé pour cela et pour son attitude en général comme un vieillard extravagant.
Peu avant les Cent-Jours, dans les livraisons de janvier et de février 1815 de la revue Le Censeur, Saint-Simon avait invité la bourgeoisie à se constituer en parti d’opposition, parti qui ne devait pas se contenter, pour résister à la contre-offensive de l’aristocratie, de se proclamer libéral, mais qui devait en outre se définir comme le parti des acquéreurs de biens nationaux. À ce propos, il essayait, probablement pour la première fois dans notre histoire, de préciser la notion de parti. « Un parti est organisé, disait-il, lorsque tous ceux qui le composent, unis par des principes communs, reconnaissent un chef qui concerte tous les mouvements et dirige toutes les opérations, de sorte qu’il y ait à la fois unité dans l’action et dans les vues, et que, par conséquent, la force du parti soit la plus grande possible. »
À ce parti d’opposition il donnera, sous la Seconde Restauration, le nom de parti national, puis de parti des « abeilles » industrieuses, contre le parti aristocratique des « frelons », des parasites de la ruche que sont aussi bien les nobles d’Empire que les nobles d’ancien régime, aussi bien les légistes brid’oisonnesques que les maréchaux de Napoléon Ier.
C’est dans une intervention de Saint-Simon à la Société d’Instruction primaire, en 1816, qu’apparut ce que l’on peut appeler son « industrialisme ». Il ne trouva pas d’écho, semble-t-il, aux propositions qu’il faisait d’orienter l’enseignement laïc et mutuel — les élèves les plus avancés servant de moniteurs aux autres — que la Société patronnait, vers un but immédiatement utilitaire : former de bons contremaîtres et de bons ouvriers qualifiés pour les fabriques et les manufactures.
Après la dissolution de la Chambre introuvable (5 septembre 1816) qui mit un terme à la politique de réaction, les électeurs censitaires à 300 francs envoyèrent à la Chambre une majorité de bourgeois plus ou moins libéraux, dont quelques-uns étaient aussi des « chefs d’industrie », parmi les plus importants. Saint-Simon lança une revue à leur intention, L’Industrie, publiée irrégulièrement (pour échapper aux charges que la loi faisait peser sur les périodiques réguliers) de décembre 1816 à mai 1818. Il eut pour collaborateurs son secrétaire Augustin Thierry, l’économiste Saint-Aubin, le chimiste Chaptal, et à la fin son nouveau secrétaire Auguste Comte. La rédaction constituait « l’industrie scientifique et littéraire » ; le public était constitué par « l’industrie commerciale et manufacturière », autrement dit le parti national. Deux des principaux banquiers, Laffitte et Hottinguer, deux des principaux manufacturiers, Perrier et Ternaux, parmi une centaine d’autres, souscrivirent des abonnements de soutien.
Jamais encore comme dans L’Industrie on n’avait mis l’accent sur l’activité économique et sociale de l’homme. Jamais encore on n’avait opposé aussi clairement le travail à l’oisiveté. Car l’industrie, c’est le travail guidé par l’intelligence, travail manuel et travail cérébral, travail de direction et travail d’exécution, travail industriel, au sens où nous l’entendons et que Saint-Simon contribuait à dégager, travail du commerçant, travail de l’agriculteur ou travail du savant. L’oisiveté, par contre, c’est la propriété sans le travail : celle de l’aristocrate ou du bourgeois vivant de leurs revenus fonciers, celle du capitaliste vivant de dividendes produits par ses actions (ou plutôt par ses « parts », dans le vocabulaire du temps). Mais quiconque dirige l’exploitation de ses terres devient un industriel ; quiconque participe au travail des fabriques et des manufactures comme « chef d’entreprise » est un industriel.
La « classe industrielle » forme ainsi l’immense majorité de la nation. Mais elle manque d’esprit de classe. Elle doit constituer le parti national et attaquer les oisifs sans trêve. Saint-Simon, dans un morceau des mieux venus, tentait de persuader manufacturiers et fabricants que leurs alliés à la campagne, c’étaient les fermiers qui font fructifier les propriétés des oisifs, comme eux-mêmes, dans leurs ateliers, font fructifier les capitaux de leurs commanditaires oisifs. Il ne fut pas suivi, pas plus que lorsqu’il pressa les industriels de revendiquer le droit de faire seuls le budget. C’eût été violer la Charte de 1814, qui ne se souciait ni d’oisiveté ni d’industrie.
Le Politique (janvier-mai 1819), périodique presque régulier, succéda à L’Industrie. Le ton en était plus vif encore. Le parti antinational y était accusé de vouloir la guerre et les aventures qu’abhorrait le parti industriel ou national.
En novembre 1819, Saint-Simon rencontra un succès de public. Une brochure savoureuse, connue depuis 1832 sous le nom de Parabole que lui donna Olinde Rodrigues, déclarait inutiles à la nation les princes et tous les gouvernants qui n’étaient pas des producteurs. Deux tirages supplémentaires furent nécessaires. Une autre brochure parut en janvier 1820, qui lui faisait suite ; elle fut aussi rééditée en février. Le tout réuni sous le titre L’Organisateur forma un volume dont on parla et qui fit scandale, car Saint-Simon y préconisait un système de gouvernement conforme « à l’état présent des lumières » et fondé sur trois Chambres : une Chambre d’invention composée d’ingénieurs, de littérateurs et d’artistes ; une Chambre d’examen composée de physiciens, de physiologistes et de mathématiciens ; une Chambre d’exécution composée d’industriels riches. Pour le peuple qui formait la piétaille de la classe industrielle, qu’y avait-il de changé ? Saint-Simon disait : « Dans l’ancien système, le peuple était enrégimenté par rapport à ses chefs ; dans le nouveau, il est combiné avec eux. »
Cité devant les assises de la Seine, le 20 mars 1820, pour la Parabole, injurieuse à la famille royale et subversive de l’ordre social établi, Saint-Simon courait le risque, dans le climat politique qui suivit l’assassinat du duc de Berry par le sellier Louvel (le 13 février 1820), d’être condamné lourdement. S’il fut acquitté, c’est parce que le jury ne le prit pas au sérieux. Il en alla de même chez les « chefs d’industrie » qui négligèrent la brochure Sur la loi des élections (mai 1820) où il les adjurait d’empêcher le vote d’une autre loi électorale, celle qui devait accorder un second suffrage aux propriétaires fonciers les plus riches.
Inlassable, à partir de juin 1820 et jusqu’à l’été 1822, Saint-Simon s’engage néanmoins dans une nouvelle série de tracts et de brochures qui s’intitule Du Système industriel et se subdivise en quatre parties, elles-mêmes comprenant chacune plusieurs titres. L’allure est anarchique. On y voit Saint-Simon se délimiter du parti libéral vaincu depuis les élections de la fin de 1820, incliner vers le centre gauche où siège Ternaux, et enfin implorer Louis XVIII de devenir le monarque national et industriel et de bien vouloir exercer une dictature pour en finir avec le « régime féodal et théologique » et pour faire rédiger un « catéchisme national » par les savants. Une somme de 20 millions de francs devrait permettre d’enseigner ce catéchisme national à tous les enfants, et ainsi d’« assurer, autant que possible, à la classe la moins aisée, la connaissance des principes qui doivent servir de base à l’organisation sociale, ainsi que celles des lois qui régissent le monde matériel. »
L’intérêt particulier pour la classe la moins aisée, à l’époque du Système industriel, se voit aussi dans la chorale que Saint-Simon organisa sur le modèle de Robert Owen, parmi les ouvriers de la maison Ternaux, et à qui il fit chanter le Chant des Industriels, de Rouget de Lisle ; et encore dans la suggestion qu’il fit à tous les ouvriers de présenter à leurs patrons un programme de grands travaux.
Ternaux demeurant le seul des chefs d’industrie qui continuait à subventionner ses écrits, c’est à lui que, le 9 mars 1823, avant de se suicider, Saint-Simon adressa sa dernière lettre. Ce qu’il croyait être sa dernière lettre, car la balle de pistolet qu’il se tira dans la tête le rendit seulement borgne de l’œil droit.
La rencontre avec Olinde Rodrigues est du mois de mai 1823. Les difficultés matérielles cessent. Les publications reprennent. De décembre 1823 à juin 1824, quatre cahiers du Catéchisme des Industriels. Pour les trois premiers (jusqu’en avril 1824), la collaboration d’Auguste Comte est essentielle. Mais le maître et le secrétaire se brouillent, tant à cause de leurs divergences que parce que l’entourage d’Olinde Rodrigues déplaît à Auguste Comte.
Avec le Catéchisme des Industriels la distance entre Saint-Simon et le libéralisme s’accroît. Le régime parlementaire est répudié : ce n’était déjà plus, aux yeux de Saint-Simon, depuis deux ans environ, qu’un régime de transition. La classe industrielle est définie de manière que l’importance du prolétariat, qui n’en constitue toujours qu’une partie toutefois, y soit plus grande. Et le prolétariat n’est pas le ramassis de brutes dépeint par les auteurs ultra-royalistes, admis par les auteurs libéraux, qu’il s’agit de contenir dans l’obéissance et l’abjection sociale par tous les moyens de coercition dont la société dispose. Les prolétaires, ouvriers et paysans de France, ont leur dignité, et leurs capacités qu’il faut élever.
L’étude des capacités acquises par le prolétariat figure dans le recueil collectif, Opinions littéraires, philosophiques et industrielles (de la fin de 1824, daté de 1825). La Révolution, dans sa période la plus sanglante, a rendu les prolétaires bons administrateurs d’entreprises agricoles, commerciales ou manufacturières, à la place des chefs d’industrie qui fuyaient la Terreur.
Quant aux moyens de hausser le prolétariat au-dessus de son niveau présent, on les trouvera en consacrant à son éducation tout l’argent gaspillé par les parasites sociaux et en transformant la société en une association de savants et de producteurs (chefs d’industrie ou prolétaires).
Pour hâter la mise en train d’une société industrielle certainement très différente, par la part faite au prolétariat, de celle que Saint-Simon imaginait autour de 1820, il instaure d’abord sous le nom de Nouveau Christianisme une morale ayant pour impératif l’« amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Les savants, animés du véritable esprit chrétien, selon Saint-Simon, alors que les membres des clergés catholique et protestant ont oublié le véritable esprit chrétien, mettront cette morale au point, voire même ils élaboreront un culte et un dogme néochrétiens. Mais rien ne presse. Saint-Simon, athée puis vaguement déiste, fondait-il donc en avril 1825, avec le Nouveau Christianisme, une religion d’inspiration chrétienne, où Dieu serait autre chose qu’une entité philosophique ? Apparemment oui, et les saint-simoniens qui, sauf Olinde Rodrigues, ont seulement aperçu le maître — Enfantin ne l’a vu qu’une fois — ont fini par le croire. Non, en fait, car, regardé de près, le Nouveau Christianisme n’est qu’un bréviaire de la fraternité sociale.
Saint-Simon meurt un mois environ après ce nouveau succès de curiosité. Il est enterré civilement au Père-Lachaise. C’est un second Socrate pour ses disciples, et sa transfiguration pour ne pas dire sa divinisation va bientôt commencer. Enfantin se considérera même trente ans plus tard comme la propre réincarnation de Saint-Simon, lorsque aura échoué la Religion de Saint-Simon des années 30. Il sera alors le seul à se prendre au sérieux.
Pour la classe ouvrière et son histoire, le grand intérêt que présente Saint-Simon tient dans la promesse qu’il lui fait implicitement, au nom de sa philosophie du devenir social. Les classes et leur idéologie occupent le devant de la scène tant que leur aptitude à gérer les intérêts sociaux et tant que la vérité de leur doctrine sont manifestes. Une révolution élimine la classe décadente et son système de pensée au profit d’une classe montante et de son système de pensée. Certes, à aucun moment Saint-Simon ne va jusqu’à détacher le prolétariat de la bourgeoisie des chefs d’industrie, mais s’il en avait eu le temps, que n’aurait-il pas conclu de l’échec de sa morale de fraternité sociale auprès des chefs d’industrie ? Voir aussi André Brun*.
ŒUVRE : Le catalogue des œuvres de Saint-Simon se trouve dans Henri Fournel, Bibliographie saint-simonienne, Paris, 1833, ouvrage que les travaux contemporains et les découvertes de manuscrits, voire d’imprimés, permettent de compléter.
Les œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, quarante-sept volumes in-8° publiés à partir de 1865, ne sont nullement des « œuvres complètes » de Saint-Simon.
Sur la plupart des points, on préférera œuvres choisies de C.-H. de Saint-Simon, 3 vol., in-12, Bruxelles, 1859, édité par Charles Lemonnier. — L’édition Alfred Pereire des Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, Paris, 1925, est suivie de la reproduction d’inédits. — L’édition Alfred Pereire de De la Réorganisation de la Société européenne, Paris, 1925, est précédée d’indications bibliographiques précieuses. — J. Dautry, « Sur un imprimé retrouvé du comte de Saint-Simon », extrait des Annales historiques de la Révolution française, octobre-décembre 1948, fait connaître et commente un premier opuscule de 1802, d’esprit encyclopédique. — Henri de Saint-Simon. Textes choisis, Paris, 1925, par Célestin Bouglé, donne une sélection chronologique. — Saint-Simon. Textes choisis, Paris, 1951, par Jean Dautry, est présenté méthodiquement.
SOURCES : Georges Weill, Saint-Simon et son œuvre, Paris, 1894. — Maxime Leroy, Le Socialisme des producteurs : Henri de Saint-Simon, Paris, 1924. — Sébastien Charléty, Histoire du saint-simonisme, Paris, 1931, 2e édition. — Henri Gouhier, La Jeunesse de Saint-Simon et la formation du positivisme, Paris, 1936 et 1941 (t. II : « Saint-Simon jusqu’à la Restauration » ; t. III : « Auguste Comte et Saint-Simon »). — œuvres choisies de C.-H. Saint-Simon (en russe), Moscou, 1948, 2 vol., publiés sous la direction et avec une introduction de V. P. Volguine. — J. Dautry, « La notion de travail chez Saint-Simon et Fourier », extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1955. — M. Dondo, Henri de Saint-Simon, The French Faust, New-York, Philosophical Library, 1955. — Frank E. Manuel, The New World of Henri Saint-Simon, Harvard University Press, 1956. — J. Dautry, « Le comte de Saint-Simon et Dieu », numéro spécial du second centenaire de la naissance de Saint-Simon de la Revue internationale de Philosophie, 1960. — « Saint-Simon et les anciens babouvistes, de 1804 à 1809 », dans les Annales historiques de la Révolution française, 1960.