Par Antoine Olivesi
Né le 4 octobre 1884 à Peypin (Bouches-du-Rhône), mort le 25 octobre 1977 à Nice (Alpes-Maritimes) ; avocat au barreau de Marseille ; militant socialiste à partir de 1902, dirigeant du Comité d’action socialiste pendant la Résistance ; conseiller général du canton d’Istres (1911-1958), maire d’Istres (1922-1940, 1945-1959), député d’Aix (1924-1940, 1945-1958), président de l’Assemblée provisoire consultative puis de l’Assemblée constituante (1944-1946) ; président du gouvernement provisoire de la République française (22 janvier-23 juin 1946) ; plusieurs fois ministre jusqu’en octobre 1947.
Les parents de Félix Gouin, Casimir Gouin et Reine-Marie, née Reynier, instituteurs laïques, appartenaient à une vieille famille d’Istres. Ils enseignaient dans la petite commune de Peypin, près de Marseille, lorsque leur fils y naquit le 4 octobre 1884. Il fit ses études secondaires en qualité de boursier, au grand lycée de Marseille (actuel lycée Thiers) puis ses études de Droit à la Faculté d’Aix. Après sa licence, il s’inscrivit, en 1907, au barreau de Marseille où il ne cessa jamais d’exercer son métier d’avocat jusqu’en 1953.
Très tôt intéressé par la politique, Félix Gouin adhéra, en 1902, au Grand Cercle d’Unité socialiste, qui avait son siège rue Curiol, à Marseille, dont le président était alors Vignard et dont faisaient partie des militants tels que Baudou*, Garibaldi*, Léon Bon*, Jardin*. Comme son nom l’indique, ce cercle poussait à l’unité, en se réclamant de Jaurès, et contre le vœu de la majorité des élus socialistes locaux de l’époque, tels Pierre Roux et Flaissières à Marseille ou Gabriel Baron à Aix et Albert David à Istres. Gouin et ses compagnons les combattaient en réunions publiques, soutenus par de jeunes militants et des syndicalistes comme Rivelli. Seuls Bernard Cadenat* et Clément Lévy, parmi les élus, leur apportèrent leur soutien.
Lorsque l’unité fut réalisée, Félix Gouin fit partie de la Fédération du Parti socialiste unifié des Bouches-du-Rhône et y joua un rôle actif. Secrétaire de la 8e section de Marseille, il fut membre de la commission exécutive en 1908, vice-trésorier jusqu’en mars 1909, candidat au poste de secrétaire fédéral en janvier 1910, au congrès de Miramas, et délégué au conseil national, en mars 1911, par le congrès de Marseille, Félix Gouin déploya en même temps un grand zèle missionnaire et il parcourut le département pour y créer des sections comme ce fut le cas à Aix, à Gardanne, à Trets, à Aubagne, à La Ciotat, à Cuges, à Berre, à Miramas, à Saint-Chamas et à Istres. Dans cette dernière ville, à l’occasion d’une élection partielle provoquée par la démission d’Albert David* Félix Gouin fut élu le 12 novembre 1911, conseiller général du canton d’Istres, avec 912 voix sur 2 375 électeurs inscrits contre 770 à David, grâce à l’appoint des voix ouvrières de Saint-Chamas. Il fut réélu au renouvellement normal de 1913, le 3 août, avec 989 voix sur 2 045 inscrits. Un rapport préfectoral de 1914 le concernant le dit protégé par Fernand Bouisson : « Jeune et ambitieux, il désire un mandat législatif ». Effectivement, Félix Gouin fut le candidat de la SFIO dans la 2e circonscription d’Aix en 1914. Il recueillit 5 236 suffrages contre 6 783 au radical Girard sur 17 841 électeurs inscrits.
Évoquant ses luttes politiques d’avant 1914, Félix Gouin rappelle que la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône était alors « d’extrême-gauche, hervéiste même. Nous consacrions de nombreuses réunions à combattre le militarisme et la politique coloniale, la loi de trois ans. Je soutins à l’époque une vive controverse au conseil général contre André Lefevre alors député et conseiller général d’Aix... Ce fut une période vivante, agitée, colorée. L’une des mes dernières réunions avant les premières batailles de 1914 eut lieu à Aubagne avec Léon Bon* et rassembla contre la guerre des milliers d’auditeurs. Nombre d’entre nous étaient au carnet B... J’étais beaucoup plus intransigeant autrefois que maintenant. Le temps et l’âge m’ont appris à nuancer mes opinions » (Cette dernière phrase à propos de jugements portés par Félix Gouin sur des hommes politiques de l’époque). Le Petit Marseillais, en novembre 1911, à propos de l’élection d’Istres, présente effectivement Gouin comme un hervéiste, partisan — au propre comme au figuré — de la guerre sociale. Effectivement, Gouin participa à de nombreux meetings contre les conseils de guerre, avec la CGT, en faveur d’Aernoult et de Rousset, notamment le 25 juin 1910, où il dénonça « le gouvernement de gredins » responsable des bagnes militaires, et le 10 mars 1911. À la veille de la guerre, pourtant, tout en demeurant pacifiste, Gouin se rapprocha, au sein de la Fédération départementale, de Fernand Bouisson. Au congrès d’Arles, le 2 mars 1913, il fut candidat sur la liste présentée par ce dernier à la commission exécutive, mais cette liste fut battue. L’année suivante, au congrès fédéral de Salon, les 3 et 4 janvier 1914, il fit adopter une motion de conciliation à propos de la participation ministérielle à laquelle Bouisson était favorable. Sur le plan social, Gouin fut, avant 1911, l’avocat-conseil du Syndicat des mineurs des Bouches-du-Rhône et des inscrits maritimes. Il s’occupa des problèmes du bassin minier de Valdonne et plaida en faveur de nombreux militants. Il était également, en 1911, rédacteur en chef des Tablettes marseillaises, hebdomadaire satirique et politique du Parti socialiste.
Engagé volontaire en 1914, Félix Gouin fit toute la guerre dans une unité combattante notamment à Verdun, et fut, à l’issue du conflit, titulaire d’une carte et d’une pension d’ancien combattant.
À l’automne de 1919, Gouin fut candidat à trois reprises avec des fortunes diverses. Tout d’abord aux élections législatives d’octobre dans la deuxième circonscription des Bouches-du-Rhône, en deuxième position sur la liste socialiste unifiée conduite par Sixte-Quenin, mais cette liste fut battue par celle d’André Lefevre, devenu nationaliste, et de Girard (concentration républicaine). Gouin obtint 13 178 suffrages, plus que Sixte-Quenin, sur 62 964 électeurs inscrits. Il échoua également aux élections municipales à Istres, le 30 novembre, battu par Albert David, mais fut réélu, en revanche, conseiller général du canton d’Istres, le 14 décembre, contre David, avec 920 voix. Le duel avec David tourna définitivement à son avantage, car la situation municipale à Istres était devenue inextricable, en raison des conflits entre socialistes unifiés, socialistes indépendants et radicaux ; Gouin, élu conseiller municipal lors d’un scrutin partiel le 20 novembre 1921, devint maire d’Istres, le 12 mars 1922, selon les documents d’archives, le 10 mars 1923 selon ses propres déclarations. Gouin était resté fidèle, après le congrès de Tours, à la « vieille maison », le bureau fédéral n’ayant pourtant réussi à retenir, selon son témoignage, que 150 adhérents sur 2 500, mais la situation du parti se rétablit assez rapidement par la suite. Félix Gouin avait épousé Laure Baudoin le 20 janvier 1920.
Les années 1924-1925 furent pour lui celles de la consécration et de l’implantation durable, à la fois, dans le département, à tous les niveaux. En effet, aux élections législatives de 1924, il prit sa revanche sur Lefevre et fut élu député de la 2e circonscription d’Aix sur la liste du Cartel des Gauches avec 23 870 voix sur 61 179 inscrits. Auguste Girard, radical, étant devenu cette fois son colistier. L’année suivante, il fut réélu maire d’Istres, en mai, puis en juillet, conseiller général sans concurrent avec 1 219 suffrages sur 1 299 votants et 2 475 inscrits.
Sur le plan local, il fut donc réélu sans difficultés en 1929 et en 1935, à l’Hôtel de ville d’Istres, et en 1931 et 1937 au conseil général, obtenant successivement 1 343 voix sur 2 472 inscrits et 1 464 sur 2 807. Les rapports officiels ne tarissent pas d’éloges à son égard : « Excellent maire... très bonnes relations avec l’administration » en 1925, « Laborieux » en 1931, « Grand avocat, grand élu, doué d’une très grande faculté d’assimilation, il se penche de très près et avec beaucoup de dévouement sur les problèmes intéressant les populations des villes et des campagnes. » (Rapport du sous-préfet d’Aix du 24 janvier 1938).
L’opposition communiste étant négligeable (148 voix en 1931, 573, tout de même, en 1937), Félix Gouin eut cependant à combattre des adversaires radicaux et de droite, plus particulièrement en 1928, lors du rétablissement du scrutin uninominal. En effet, le découpage établi en cette circonstance pour les Bouches-du-Rhône rattacha le canton d’Istres à la 1re circonscription d’Aix, bien qu’il en fut géographiquement isolé et séparé — sur une distance de trente kilomètres — par la région de Salon et l’Étang de Berre. Les adversaires de Gouin l’accusèrent d’avoir obtenu cet avantage substantiel grâce à la complicité d’Auguste Girard qui était membre de la commission du suffrage universel pendant la législature 1924-1928. En effet, le canton d’Istres, avec près de 2 500 électeurs inscrits et une majorité ouvrière parmi eux, pouvait à lui seul faire la décision. La presse de droite qui soutenait Gaston Vidal, le concurrent radical de Gouin, attaqua violemment ce dernier, « Félix 1er Empereur d’Istres » (Aix Républicain, du 7 avril 1928), et dans des termes beaucoup plus violents qui entraînèrent des procès en correctionnelle. Les résultats du premier tour apportèrent 7 295 voix à Gouin contre 7 017 à Vidal et 857 au communiste Poussel, sur 18 921 électeurs inscrits et 15 169 suffrages exprimés ; ceux du second tour virent la victoire de Gouin avec 8 110 suffrages contre 7 769 à son adversaire et 252 voix communistes, l’abstentionnisme étant tombé d’un tour à l’autre, de 18,5 % à 14 %. Il est incontestable que l’apport du canton d’Istres a été, avec une marge de sécurité de 700 suffrages environ en sa faveur, déterminant dans l’élection de Félix Gouin, le soutien communiste spontané du second tour étant annulé par des renforts abstentionnistes du premier au profit de Vidal.
L’affaire du canton d’Istres fut de nouveau évoquée en 1932, année où M. de Castellane, républicain indépendant, se présenta contre Gouin pour protester « contre ce découpage scandaleux » et dans le seul but de « rétablir la première circonscription d’Aix dans ses limites géographiques ». Mais Gouin fut élu facilement, cette fois, au premier tour, avec 9 162 voix sur 19 846 inscrits contre 4 107 à Castellane et 763 au communiste Delmas.
Au cours du premier semestre de l’année 1934, Félix Gouin se montra favorable à l’unité d’action malgré les attaques de la presse communiste (Rouge-Midi) et les réunions contradictoires, comme celle de Saint-Chamas, le 30 avril, avec Marcel Baudin*. Ces progrès du PC expliquent pourquoi Gouin ne fut réélu en 1936 qu’au second tour, cette fois, contre le modéré Agnel, mais non sans avoir été approché par le candidat communiste Moustiers*. Au premier tour, en effet, Gouin n’avait obtenu que 6 737 voix sur 21 436 électeurs inscrits contre 5 039 suffrages à Moustiers et 4 431 à Agnel. Bien entendu, le désistement communiste apporta à Gouin plus de 10 000 suffrages à l’issue du deuxième tour.
De 1924 à 1936, l’activité de Félix Gouin à la Chambre fut considérable. Il appartint aux commissions de la Législation civile et criminelle, des Colonies, des marchés et des spéculations. Il déposa vingt-trois propositions de lois et onze rapports concernant, plus particulièrement, la législation des loyers, les rapports entre bailleurs et locataires, la réorganisation de la magistrature et de l’administration judiciaire. Sur le plan local, il intervint en faveur du personnel de la poudrerie nationale de Saint-Chamas (majoration des heures de travail de nuit et amélioration des primes de danger — ce danger qui se manifestera, tragiquement, en 1937), des agriculteurs, notamment pour l’exemption de l’impôt sur le chiffre d’affaires pour les coopératives de production, ou en faveur des producteurs et commerçants d’amandes et d’huile d’olive. Il intervint également pour défendre les intérêts de la ville d’Aix, de ses Facultés, de l’école des Arts et Métiers, de son musée auquel il fit acquérir des œuvres de Cézanne.
En 1929, Félix Gouin essaya vainement d’arbitrer le conflit qui divisa les socialistes aixois et leurs alliés, lors des élections municipales. Il soutint finalement la liste Pellegrin, patronnée par la section SFIO au nom de la discipline du parti, et publia, à ce sujet, un article dans le Phare rouge le 1er juin 1929.
De même, après la grève du 30 novembre, il protesta au nom de son groupe contre la répression antisyndicale et déposa à la Chambre, un projet d’amnistie.
À partir de 1936, Félix Gouin, par ses talents d’orateur et ses capacités d’administrateur, commence à acquérir « une dimension nationale ». D’abord à la Chambre, où il fait partie de la commission des Finances et où il est nommé rapporteur général adjoint au budget et rapporteur du budget des Travaux Publics pour les problèmes concernant spécialement l’énergie : charbon, électricité, combustibles liquides. Il faut noter, au passage, les progrès, dans cette période, des implantations pétrolières autour de l’étang de Berre. Dans un rapport publié en janvier 1939, Gouin proposa une augmentation de la production de charbon, un accroissement de la flotte de pétroliers et des stocks de carburant, la prospection des hydrocarbures également, sur le territoire national.
Gouin connut également une influence nationale au niveau du Parti socialiste. En mars 1938, il remplaça Albert Serol, devenu ministre de la Justice, président-adjoint du groupe socialiste à la Chambre et travailla en étroite collaboration avec Léon Blum*. Le 18 juin, il protesta, au nom du groupe SFIO contre la clôture de la session parlementaire par le gouvernement Daladier et l’instauration de l’état de siège en Tunisie.
Après Munich, Félix Gouin présida à Aix, le 18 décembre 1938, le congrès départemental extraordinaire de la Fédération SFIO des Bouches-du-Rhône destiné à préparer le congrès national de Montrouge et à se prononcer sur les motions Blum et Paul Faure* relatives à la politique extérieure de la France. Tout en rappelant son attachement et son admiration à Léon Blum* — « que j’estime et que j’aime » — déclara-t-il, Gouin invoqua la tradition pacifiste du Parti socialiste et l’exemple de Jaurès dont Paul Faure*, selon lui, était le plus proche en 1938. Il évoqua L’Armée Nouvelle de Jaurès, une politique défensive et non une politique d’armement à outrance qui interdirait les progrès sociaux. Il se prononça pour un renforcement des liens avec les USA, la Grande-Bretagne et l’URSS mais sans que cette démarche apparut comme une alliance de contre poids du type axe Rome-Berlin, et pour une conférence internationale révisant, entre autres problèmes, les traités de Versailles dont les socialistes n’étaient, en rien, responsables.
Après ce discours de clôture, la Fédération des Bouches-du-Rhône adopta la motion Blum, avec une assez faible majorité — 178 mandats contre 138. Au congrès de Montrouge, le 17 décembre, ce fut Félix Gouin qui défendit la motion Paul Faure*, légèrement rectifiée. Il reprit les mêmes thèmes, dépassant les querelles de personnes, en rappelant que Jaurès s’était incliné devant Guesde, sans déshonneur, après le congrès d’Amsterdam, il refusa la fatalité de la guerre et les croisades idéologiques, insistant sur le courant pour la paix que la crise de Munich avait développé en Europe. Blum lui répondit immédiatement pour dénoncer le péril nouveau dont il fallait bien tenir compte, dans la réalité, et pour « réveiller l’énergie nationale ».
Cette énergie, Félix Gouin, « pacifiste notoire » (Daniel Ligou), n’allait pas tarder à en faire la preuve, avant même de devenir un résistant de la première heure. « Lorsque la guerre éclata, il fut désigné comme membre de la sous-commission du contrôle des Armements et chargé de l’inspection de la plupart des industries de guerre, en particulier des poudreries. À Vichy, en juillet 1940, où il présida les deux dernières réunions du groupe parlementaires socialiste, il ne céda pas aux menaces et aux séductions de Laval et de Tixier-Vignancour lequel lui déclara : « Tu peux être ministre », et il fit partie des 80 parlementaires — et des 36 socialistes — qui refusèrent d’accorder les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Le lendemain même du vote, il était révoqué de ses fonctions de maire d’Istres et il fit diffuser, quelques jours plus tard, une circulaire expliquant son vote du 10 juillet.
Dès lors va commencer, dans l’existence de Félix Gouin, une période d’action dans la Résistance où son rôle a été de première importance.
Avec Daniel Mayer*, il entreprit la réorganisation clandestine du Parti socialiste. Sur le plan local, dès le mois d’août 1940, selon le témoignage de Paul Trompette* qui prit contact avec Gouin, furent jetées les bases de douze groupes de milices socialistes correspondant aux douze cantons et sections SFIO de Marseille, divisées en sous-groupes. Sur le plan national, une réunion secrète réunit à Nîmes, Mayer, Gouin et d’autres responsables en mars 1941. Ce fut l’origine du CAS (Comité d’Action Socialiste) dont Gouin fut l’un des quatre membres du bureau. Il participa ensuite à un « mini-congrès » socialiste, à Lyon, en mai, où fut décidée l’exclusion de tous les parlementaires SFIO qui avaient voté pour Pétain. Puis il entra en contact avec le capitaine Fourcaud, en juin, et protesta, en août, par une lettre au maréchal Pétain, contre l’assassinat de Marx Dormoy* et fut l’avocat de la sœur de ce dernier. Par Fourcaud, puis Morandat, en décembre 1941, Gouin établit les premiers liens, encore incertains, avec la France combattante de Londres et le général de Gaulle. Et il va devenir l’intermédiaire entre le Parti socialiste clandestin et ce dernier. Il a contribué à faire reparaître Le Populaire clandestin où il écrit, en avril-mai 1942, dans le premier numéro, un article signé Spartacus. Il va ensuite consulter Léon Blum*, dont il avait assuré la défense au procès de Riom, interné à Bourrasol, qui lui confie la mission de se rendre à Londres et d’y être à la fois le représentant du Parti socialiste et son informateur personnel — en qui il a toute confiance — par l’intermédiaire de l’ambassade américaine.
Après avoir organisé, dans les Bouches-du-Rhône, avec Defferre, Manicacci, Trompette, Mauriat, Boyer, Juvénal, le mouvement socialiste local, Félix Gouin quitta la France par l’Espagne, mais trahi par son « passeur », il fut arrêté à Sauvedra, emprisonné à Figueras, Barcelone, Sarragosse, puis au camp de concentration de Miranda del Ebro où il fut gardé pendant trois mois avec Max Hymans* et le capitaine anglais Fox. Grâce à ce dernier, il put être réclamé comme sujet anglais par l’ambassade britannique, libéré, et, par Gibraltar, rejoindre Londres où il arriva par avion le 10 août 1942.
Dès son arrivée, se posa le problème des rapports entre le comité de Londres et le Parti socialiste clandestin, de Gaulle ne reconnaissant pas les partis organisés et Gouin se considérant comme le mandataire de son parti, en désaccord, sur ce point, avec André Philip* et Brossolette déjà ralliés aux conceptions du général de Gaulle. C’est pourquoi Gouin noua des contacts avec les travaillistes anglais et les socialistes étrangers réfugiés à Londres, comme Spaak et Benes, et communiqua ses informations à Blum par le canal américain. Tout en adhérant sincèrement à la France Libre — il y écrivit dans le journal portant ce nom — et en acceptant de présider la commission de réforme de l’État créée par de Gaulle, Gouin refusa d’occuper un poste de commissaire offert par le général au sein du Comité de Libération. Au cours de l’année 1943, il fonda et présida à Londres le groupe des parlementaires français résistants. Félix Gouin, qui avait soutenu de Gaulle lors du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord en signant, avec précisément plusieurs de ces parlementaires, une lettre adressée à Roosevelt, n’en demeura pas moins fidèle à ses principes. C’est ainsi qu’en février 1943, il s’opposa aux tentatives du colonel Passy, qui aurait souhaité le voir remplacé par André Philip*, comme représentant des socialistes à Londres et qui voulait interdire les communications directes entre ces derniers et leurs camarades de la Résistance (cf. Henri Noguères*, op. cit., t. III, pp. 200 à 203).
En septembre 1943, il se rendit à Alger et y mit en place l’Assemblée consultative dont il avait préparé l’organisation à Londres dans la commission de réforme de l’État. Il la présida jusqu’à la Libération et revint en France, à Paris, le 4 septembre 1944. Il fut élu, le 8 novembre, président de l’Assemblée consultative provisoire, et l’année suivante, de l’Assemblée nationale constituante. Il avait été élu, en octobre 1945, député de la 2e circonscription des Bouches-du-Rhône à la tête de la liste SFIO.
Dans les Bouches-du-Rhône, Félix Gouin, qui avait contribué à la fondation du quotidien Le Provençal dont il fut l’un des actionnaires, avait retrouvé également sa mairie d’Istres, en avril 1945 et son mandat de conseiller général — il fut élu le 23 septembre 1945 avec 2 565 voix sur 6 404 inscrits. Il présida pendant un an le conseil général du département. En septembre-octobre 1945, également, en qualité de secrétaire fédéral extraordinaire, il fut chargé par la direction nationale du parti, de reconstituer totalement la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône affectée par le conflit entre Defferre et Ferri-Pisani et soutint complètement le premier qui avait été son adjoint dans la Résistance.
Mais les affaires nationales allaient donner à Félix Gouin la première place puisqu’après la démission du général de Gaulle, il fut élu président du Gouvernement provisoire par 497 voix sur 555 votants, le 22 janvier 1946. Pourquoi Félix Gouin ? Il ne tenait pas tellement lui-même à obtenir ce poste suprême, aspirant plutôt à demeurer président de l’Assemblée ou à une ambassade éventuelle. Selon le témoignage de De Gaulle qui l’estimait — « C’est un homme qui n’a rien de petit » — ce fut Léon Blum*, lui-même ayant décliné la succession du général, qui proposa Gouin, « puisqu’il ressemblait le plus à Attlee », lequel venait de remplacer Churchill. Léon Blum* avait par ailleurs de l’amitié pour Gouin : « Ses dons intérieurs sont d’une espèce rare et élevée, l’ordre méthodique dans le travail, une droiture et un jugement inflexibles, le sens scrupuleux du devoir, l’amour et le besoin de la vérité, et par-dessus tout le courage » (cité par D. Ligou). Selon Georgette Elgey, ce fut à la suite d’une intervention de l’État-major de l’armée que Gouin devint Chef du gouvernement (La République des Illusions, p. 95). Elle le présente ainsi : « Bonhomme et autoritaire, simple mais lisant le grec dans le texte, modeste et assuré, bourru et fidèle à ses amis » (p. 107), gros travailleur, préparant méthodiquement chaque conseil des ministres. Il faut ajouter, enfin, que les communistes, jugeant Gouin plus à gauche, le préférèrent à Vincent Auriol*. Ce dernier, écrira plus tard, dans son Journal du Septennat (p. 59) que Félix Gouin possédait toutes les qualités d’un homme d’État. « Prenons l’homme plus faible » aurait dit, enfin, selon Charles Tillon*, Jacques Duclos* au Bureau politique du PC.
Félix Gouin fut chef de l’État, pendant cinq mois, en position d’arbitre, dans le cadre du tripartisme, et avec un style très parlementaire. Il ne cacha pas, dans son premier discours, les difficultés économiques et financières devant lesquelles se trouvait le pays. Il offrit le portefeuille des Finances à Pierre Mendès-France qui le refusa, et fit alors appel à André Philip*. Sous son gouvernement furent votées les grandes lois de nationalisation prévues par le programme du Conseil national de la Résistance, la loi sur l’organisation de la presse, le rétablissement de la semaine de 40 heures, la mise en route du plan Monnet, la loi sur la généralisation des assurances sociales, etc. Gouin fit désigner, par ailleurs, Léon Blum* comme ambassadeur extraordinaire auprès des USA. Les accords économiques et financiers franco-américains puis franco-britanniques furent conclus sous son gouvernement. En qualité de chef de l’État, détenteur du droit « régalien » de grâce, Félix Gouin usa de cette prérogative en faveur de 177 condamnés à mort par les Cours de justice sur 297, soit une proportion légèrement inférieure à celle atteinte par son prédécesseur, de Gaulle, et comparable à celle de son successeur, Bidault.
Mais le problème fondamental était celui de la constitution et du régime. La France allait-elle accepter ou refuser un projet de constitution uniquement soutenu par les « partis marxistes » et se donner une majorité absolue de gauche dont Félix Gouin était alors le chef ? Le référendum du 5 mai 1946 ayant été négatif, Félix Gouin, réélu député le 2 juin à la deuxième Constituante, démissionna le 12, peu soucieux d’affronter les difficultés économiques et sociales qui s’annonçaient, et transmit ses pouvoirs à Georges Bidault le 24. Il fit partie du gouvernement de ce dernier en tant que vice-président du Conseil, délégué au Plan. Mais dès le 28 juillet, la révocation de Pierre Malafosse, directeur du service des Boissons par le nouveau ministre du ravitaillement, Yves Farge*, allait déclencher l’affaire des vins dont les rebondissements, à l’automne, en pleine campagne électorale pour le référendum et les élections à l’Assemblée nationale, furent préjudiciables à la carrière politique de Gouin. Ce dernier, d’une honnêteté incontestable — « Gouin est un homme d’une parfaite intégrité » — dira Maurice Thorez dont le parti n’avait aucun intérêt, avant 1948, à provoquer ou à exploiter un tel scandale politique, a été victime de certains membres de son entourage où il y avait plus de « pagailleurs » que de trafiquants véritables, du reste, semble-t-il, et de l’orchestration donnée par la presse à cette affaire complexe devant une opinion sensibilisée, à l’époque, on l’imagine, par les problèmes alimentaires. Les erreurs de Malafosse, résistant authentique, mais piètre administrateur, qui réclama la protection de Gouin, l’intransigeance excessive de Farge — il y eut une altercation violente entre les deux hommes en plein conseil des ministres le 9 octobre —, provoquèrent une campagne de calomnies qui fut nuisible au Parti socialiste. Lors des procès qui suivirent cette affaire jusqu’en 1953 il apparut que Farge n’a pas apporté la preuve d’un manquement de Gouin aux règles de l’honneur, de la probité, de la délicatesse dans les hautes fonctions qu’il a remplies, qu’il n’a pas davantage justifié d’une connivence avec des personnes suspectes de son entourage... d’une action consciente destinée à servir des intérêts particuliers ». Cet arrêt du 9 mars 1953 établit donc le délit de diffamation publique et condamna Farge au franc symbolique de réparation civile réclamé par Félix Gouin. Mais, dans l’immédiat, « cette campagne inouïe d’outrages telle qu’on n’en avait jamais plus connu en France depuis le scandale de Panama », déclara Gouin, suffit à l’empêcher, à supposer qu’il en ait eu l’ambition, après avoir été réélu député le 10 novembre, de redevenir chef du gouvernement puis d’aspirer à la Présidence de la République. Il vota pour l’investiture de Maurice Thorez puis fut l’un de ceux qui proposèrent à Léon Blum* de former un gouvernement socialiste homogène de transition dont il fut membre comme ministre d’État chargé du Conseil du Plan. Il fit partie également des deux cabinets Ramadier, au Plan puis à la direction des PTT.
Après octobre 1947, Félix Gouin n’occupa plus de fonctions ministérielles. Réélu député des Bouches-du-Rhône en 1951 avec 19,2 % des voix par rapport aux inscrits puis en 1956, avec 17,7 %, il fit partie de la commission des Affaires étrangères, fut délégué de la France à l’ONU. En 1956 et 1957, il s’attacha plus particulièrement aux problèmes de la construction de l’Europe dont il fut l’un des partisans les plus déterminés, tant pour l’adoption de la CECA que pour celle du traité de Paris.
En mai-juin 1958, Félix Gouin fut, parmi les socialistes, l’un de ceux qui s’opposèrent au retour du général de Gaulle. En désaccord avec la majorité de son parti et de la Fédération des Bouches-du-Rhône, où finalement Defferre et Leenhardt se prononcèrent pour le oui au référendum, Gouin fit, au mois de septembre, campagne pour le non, dans un grand meeting avec François Billoux* et un délégué du Parti radical à Marseille, ainsi qu’au congrès national SFIO à Paris.
Félix Gouin, qui avait déjà renoncé, en avril 1958, quelques semaines avant la fin de la IVe République, à son siège de conseiller général, fit de même pour son mandat de député en octobre et à la mairie d’Istres en mars 1959. En 1967, il soutint dans des réunions publiques Daniel Matalon, socialiste dissident qui s’était allié aux communistes contre Gaston Defferre*, son ancien protégé, en 1965, lors des élections municipales, et qui fut candidat à Marseille aux législatives deux ans plus tard.
Ayant abandonné la vie politique, Félix Gouin se retira sur la Côte-d’Azur et vécut longtemps à Nice, assez désenchanté, mais toujours alerte, robuste, lucide, doté d’une mémoire exceptionnelle malgré son grand âge.
Il fut victime avec sa femme, dans la nuit du 17 au 18 octobre 1970, d’une agression de la part de malfaiteurs. Le 13 juin 1971, il fut élu maire honoraire d’Istres et assista à la cérémonie organisée en son honneur. Le maire en exercice, à cette époque était un de ses lointains parents, Maurice Gouin, mais appartenait à un parti modéré alors que le canton d’Istres était représenté par un conseiller général communiste. La mairie d’Istres est redevenue socialiste en 1977, mais le « bel Istres » de Félix Gouin, où son influence personnelle s’était exercée pendant un demi-siècle, a beaucoup changé. Mort à 93 ans, Félix Gouin fut, selon sa volonté, inhumé discrètement à Istres le 27 octobre 1977. Il était décoré de la médaille de Verdun et de la Résistance et avait été fait Grand-Croix de la Légion d’honneur.
Par Antoine Olivesi
ŒUVRE : La Bible et la morale chrétienne (1905). — Istres, bel Istres, Douze années de gestion socialiste, Cavaillon 1935, 178 pages. — J’ai refusé l’investiture de De Gaulle, brochure de 16 pages, Marseille, 1958. — Articles dans Le Populaire, le Journal du Parlement, le Petit Provençal, Le Provençal, etc.
SOURCES : Arch. Dép. Bouches-du-Rhône, II M 3/50, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, III M/48, 49, 50, 52, 54, 56 et 57 ; V M 2/248, 255, 282 et 283 ; M 6/10808 (Le Phare Rouge cité) ; M 6/3404, rapport de police du 20 juin 1911 ; M 6/3860, r. du 26 juin 1910 ; XIV M 25/46, r. du 29 mars 1912. — Le Provençal (Petit) notamment les 8 septembre 1908, 2 mars 1909, 31 janvier 1910, 26 mars 1911, 2 mars 1913, 15 décembre 1919, 20 et 27 juillet 1925, 19 octobre 1931, avril-mai 1936 (photos), 10 octobre 1937, 19 et 27 décembre 1938 (photo), 3 février 1939. — Aix Républicain, 7 avril 1928. — Le Provençal et autres quotidiens locaux et nationaux d’août 1944 à octobre 1947, et dans les périodes électorales ultérieures (nombreuses photos). — Le Provençal, 26 et 30 octobre 1977. — Le Monde, 20 octobre 1970 et 26 octobre 1977. — Ernest Castre, Le Conseil général des Bouches-du-Rhône, (1912) p. 316. — Who’s Who in France, 1973-1974, p. 785. — Livre d’Or des valeurs humaines, p. 466. — Dictionnaire des parlementaires français... op. cit., pp. 1858-1859. — H. Coston, Dictionnaire de la politique française. op. cit., pp. 502 et 503. — Daniel Ligou, Histoire du Socialisme en France, l’auteur a utilisé des extraits de mémoires inédits de Félix Gouin de même qu’Henri Noguères* dans son Histoire de la Résistance en France, t. I, II et III. — Robert Aron, Histoire de l’épuration, t. II, pp. 33 à 39. — G. Elgey, La République des Illusions, (1945-1951). — Ch. Tillon, On chantait rouge, op. cit., pp. 444-445. — A. Olivesi et M. Roncayolo, Géographie électorale des Bouches-du-Rhône, op. cit. — Jean Pane et Daniel Sanjuan, Istres, étude sociale et politique sous cent ans de République, Mémoire de maîtrise d’Histoire, Aix, 1971. — Réponse de Félix Gouin lui-même au questionnaire.— Etat civil.
ICONOGRAPHIE : Entre autres dans Henri Noguères*, Histoire de la Résistance en France, t. II, P. 352.