DE JESUS Manuel

Par Pierre Vandevoorde

Né le 3 juillet 1957 à Odemira (Portugal), mort 16 mai 1980 à Louviers (Eure) ; ouvrier chez Wonder puis aux aciéries de Pompey ; ASTI (Association de solidarité avec les travailleurs immigrés), CFDT, LCR.

Son père avait émigré en 1969 pour faire en sorte que son fils Manuel ne soit pas obligé de risquer sa vie dans les guerres coloniales. Embauché à Louviers sur le chantier de démolition d’une usine textile où il était laissé seul douze heures par jour, logé dans un taudis, il reçut l’aide de l’Association de solidarité avec les travailleurs immigrés (Asti). Après avoir trouvé un emploi stable, il fit venir sa femme et son enfant. Chez Pleyel (mousses plastiques), les conditions de travail étaient dures, mais ce fut aussi la découverte de la lutte dans l’unité Français-Algériens-Portugais, et l’intégration au réseau ASTI-ACO (Action catholique ouvrière) –union locale CFDT. Manuel a grandi dans cette ambiance et ce milieu. Quand une importante fuite de polyuréthane intoxiqua gravement des dizaines de travailleurs et travailleuses, dont son père, la direction fit tout ce qu’elle put pour tenter d’empêcher la reconnaissance en maladie professionnelle. Le fils servit souvent de traducteur au docteur Martin, l’ancien maire de la municipalité autogestionnaire, qui s’était pleinement engagé à leurs côtés. Manuel de Jesus fut au collège un élève brillant, mais ses parents ne voyaient pas l’intérêt de lui faire poursuivre des études. Il entra alors comme OS chez Wonder (1300 salarié.es) et adhéra aussitôt à la section CFDT, la tête pleine de socialisme autogestionnaire et de révolution des œillets.

En avril 1975, il assista au premier meeting d’Alain Krivine à Louviers et ne tarda pas à prendre contact avec la LCR. Les trois militants de la toute jeune section de la LCR furent impressionnés par ce garçon qui participait déjà à l’animation de l’UL CFDT et qui leur expliquait ses efforts pour contourner l’immobilisme du vieux dirigeant de la section Wonder. Il était avide de connaissances et fasciné par la « Révolution des œillets » en marche dans son pays. Au désespoir de ses parents, il prenait sur son sommeil pour lire. Il s’intégra très vite au groupe et se joignit à la petite équipe animée par Fernando Batista qui relayait à Paris la propagande de la Ligue Communiste Internationaliste (LCI), l’organisation sœur de la LCR au Portugal, section portugaise de la IVe Internationale..

Au printemps 1976, l’usine Wonder connut une grève de trois semaines. Manuel de Jesus y fit ses premières armes d’animateur de lutte. Quand le chef du personnel chercha à interdire l’accès de l’usine aux grévistes, Manuel lui tint tête et reçut une gifle. Cela en fit à la fois une vedette parmi les grévistes et la bête noire de la direction. Dans la crainte d’une possible expulsion « pour trouble à l’ordre public », ses camarades de la LCR, sous l’impulsion du vétéran Gilbert Hernot, le mirent au vert et prirent des dispositions pour s’opposer unitairement à un éventuel renvoi au Portugal.

Manuel de Jesus avait commencé à discuter avec un autre jeune Portugais, Antonio de Abreu et une jeune ouvrière, Martine Pingué. L’expérience enthousiasmante de cette grève les rapprochèrent. Ils furent le noyau du « groupe Taupe » qui s’élargit bientôt à des sympathisant-e-s de différentes entreprises. Mais au regard des succès locaux, les piétinements et reculs qu’il lui semblait observer ailleurs étaient inacceptables et ne pouvaient être dus qu’à un manque de volontarisme et de méthode. Il s’engagea alors avec une petite tendance pour la prolétarisation sur le modèle du PST ( Parti Socialiste des travailleurs, groupe politique sympathisant de la IVe internationale en Argentine) et en fut l’un des délégués au 2e congrès de la LCR en janvier 1977 à Paris.

Il en revint secoué par le caractère abstrait des débats et déçu par le peu d’importance accordé au suivi et à la structuration du « travail ouvrier ». Il prit alors de la distance et trouva un travail plus qualifié aux aciéries de Pompey à Pîtres (Eure), une entreprise de 500 salarié.es où il ne se passait jamais rien. Il redonna vie à la section CFDT tout en continuant à participer au groupe Taupe où il amena un collègue sénégalais. En mars 1979, une grève éclata, pour les salaires, les conditions de travail, contre les discriminations. La CFDT était surtout reconnue par les 150 Sénégalais et Maghrébins logés dans des conditions infectes en face de l’usine, et par les Portugais aussi. La CGT, majoritaire, s’appuyait essentiellement sur les Français. « Rouge » alors quotidien de la LCR, rendit largement compte de la lutte. Obsédée par « les gauchistes », l’UD CGT envoya un permanent qui logeait sur place. Au bout de trois semaines, la direction lâchait un peu sur les salaires, beaucoup pour les immigrés. Au lieu de saisir cette occasion de rentrer la tête haute, comme le proposait la CFDT à l’Assemblée Générale, la CGT les dénonça et fit voter la continuation. Deux semaines plus tard, ce fut la reprise dans la démoralisation et la désolation, sans rien de plus.

La LCR organisa une réunion publique de bilan avec Alain Krivine. Jusqu’à la dernière minute, la municipalité PCF chercha à interdire l’accès à la salle. Quarante personnes y assistèrent malgré les pressions.

Une année plus tard, alors qu’il cherchait à rattraper son retard pour la distribution du tract syndical qu’il apportait avec lui, il se tua sur la route. À la cérémonie d’hommage, la salle était bondée.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article244927, notice DE JESUS Manuel par Pierre Vandevoorde, version mise en ligne le 17 janvier 2022, dernière modification le 19 avril 2022.

Par Pierre Vandevoorde

La Dépèche, 24 mai 1980.

SOURCES :-« Un militant nous a quittés », communiqué de l’Union locale de la CFDT de Louviers, in La Dépêche de Louviers, 24 mai 1980 ; -« Manuel est mort », communiqué de la section locale de la LCR de Louviers, in La Dépêche de Louviers, 24 mai 1980 ; -Nécrologie in Rouge n° 920, 23-29 mai 1980, section LCR de Louviers ; -Pierre Vandevoorde, « Pour une histoire des Trotskystes dans l’Eure. Les débuts de la Ligue communiste à Louviers (1969-1978) », Europe Solidaire sans frontière [http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39972].

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