Par Odile Krakovitch
Née le 15 août 1828 à Paris, morte le 6 février 1894 ; femme de lettres ; féministe.
Née dans une famille bourgeoise, riche et de tradition républicaine, Maria Deraismes reçut une éducation poussée et engagée, qu’il n’était pas courant alors de donner aux filles : elle étudia ainsi avec sa sœur le grec, le latin, la philosophie, mais aussi l’histoire, les arts, la musique et la peinture. À la différence de sa sœur, sa compagne de lutte de toujours, qui se maria avec Feresse, Maria choisit de rester célibataire par goût de l’indépendance. Elle disposait d’une belle fortune qu’elle employa à la promotion de ses idées. « Je suis femme et cela me suffit », disait-elle souvent, ou encore : « Je ne suis pas épouse, je ne suis pas mère et je déclare que je ne m’en considère pas moins pour cela. » Très tôt, Maria Deraismes s’affirma oratrice et écrivain en prenant tout d’abord la parole dans le salon littéraire de ses parents, puis en écrivant de petites pièces de théâtre publiées sous le titre Théâtre chez soi. A partir de 1867, avec l’Empire dit « libéral », elle se lança dans le combat politique et féministe avec une série de conférences sur les problèmes politiques et sociaux.
Ses premiers écrits politiques furent, en 1865, deux pamphlets Thérèse et son époque et Aux femmes riches. Elle ne cessa plus désormais d’écrire et de parler à travers des articles, et surtout des conférences qu’à l’appel du journal L’Opinion nationale elle entreprit au Grand-Orient, boulevard des Capucines. Ses sujets, tout d’abord plus littéraires (sa première conférence fut une réponse aux Bas bleus de Barbey d’Aurevilly) traitèrent de plus en plus de la condition féminine : elle y dénonçait le manque d’éducation des femmes qui les rendait inaptes à leur rôle dans la vie privée comme dans la sphère publique. « Formez-vous », disait-elle aux femmes, « réalisez-vous, rassemblez-vous, travaillez en commun » ; ce sera son refrain tout au long de sa vie. Son goût du théâtre lui faisait avoir un style oratoire vivant, souvent dialogué, avec des phrases courtes et rapides. Parallèlement elle multiplia les articles dans Le Nain jaune, Le Grand Journal ; son féminisme, et c’est en cela qu’elle fut pour l’époque profondément originale, était inséparable de ses convictions républicaines et libres penseuses et son idéologie, inséparable de son action ; elle fut, en cela, typique des premières années de la Troisième République, prônant un réformisme à la fois féministe et politique, destiné à rallier partis, syndicats et associations.
Les années 1870-1885 furent, dans cette période d’instabilité et de mise en place de la République, celles de l’activité la plus intense pour Maria Deraismes. Elle hésita longtemps, à cause des incertitudes politiques justement, à réclamer trop tôt les droits politiques pour la femme, préférant insister sur l’égalité civile et économique. Cette contradiction entre la nécessité affirmée pour les femmes d’agir sur le plan politique, et la constatation d’absence de moyens et de possibilités, Maria Deraismes l’expliquait par son attachement à la République. Celle-ci, selon elle, était encore trop faible, et les femmes étaient encore trop soumises au clergé pour pouvoir accéder au vote. D’où les multiples actions parallèles chez Maria à partir de 1870 et cette « politique de petits pas » pour occuper tous les secteurs refusés aux femmes. Du côté du parti radical, tout d’abord : elle acheta et dirigea jusqu’en 1885 Le Républicain de Seine-et-Oise et elle fit de sa propriété des Mathurins, à Pontoise, le centre du parti républicain ; du côté de la libre pensée, ensuite, elle devint présidente de la Fédération des groupes de la libre pensée de Seine-et-Oise ; vice-présidente du premier congrès anticlérical de France tenu à Paris en 1891, elle y soutint avec Schoelcher, parmi de nombreux sujets, des revendications féministes : mariage civil, divorce, droits égaux de l’homme et de la femme, enseignement laïc.
Elle devait alors s’attaquer au plus fort bastion misogyne, après l’Église : la Franc-maçonnerie. Elle réussit, le 14 janvier 1882, à se faire admettre dans une loge un peu dissidente, la loge du Pecq. Ses premiers contacts avec le Grand-Orient dataient, en fait, de 1866, et de ses premières conférences tenues dans les locaux francs-maçons, boulevard des Capucines. Mais malgré cela, malgré sa présidence à l’occasion de nombreuses tenues blanches, son admission à la loge du Pecq fit l’effet d’une provocation : la loge fut dissoute et Maria Deraismes exclue. Elle consacra alors ses dernières années à créer une nouvelle obédience mixte : « la Grande Loge symbolique écossaise mixte de France : le Droit Humain », dont l’article premier des statuts affirmait l’égalité des hommes et des femmes. En plus de ces luttes contre les institutions établies, partis, Église, Franc-maçonnerie, Maria Deraismes se battit pour les causes les plus diverses : vivisection, maisons maternelles, Ligue de la protection de la femme et de l’enfant. Mais ce fut toujours en définitive la femme qui resta au centre de ses préoccupations et de ses combats, plus encore que l’anticléricalisme et le radicalisme.
Pour la femme et sa promotion, Maria Deraismes fut à l’origine de toutes les initiatives. Son mérite fut non seulement d’avoir situé la lutte sur le plan politique et dans les partis, mais aussi d’en avoir favorisé les premières organisations, de lui avoir donné structures et moyens d’expression, par des journaux, associations et lieux de rencontres (banquets et congrès). Elle créa en 1869, avec Léon Richer, un journal Le Droit des femmes qui devint en 1871 l’Avenir des femmes. Ce fut dans cet organe que Maria Deraismes publia la plupart de ses écrits féministes. En 1879, elle quitta le journal, redevenu Le Droit des femmes pour s’occuper d’associations. Car, dès 1866, Maria Deraismes participa à la création de la première organisation féministe, la Société pour la revendication des droits de la femme (avec André Léo, Paule Mink, Louise Michel, les sœurs Reclus, Maria Verdure, Mme Vincent et Mme Mauriceau), qui se transforma bientôt en Société pour l’amélioration du sort de la femme, en s’associant avec une autre création, en collaboration aussi avec Léon Richer : l’Association pour le droit des femmes.
Maria Deraismes fut à l’origine, également, du premier banquet féministe, le 11 juillet 1870, huit jours avant la déclaration de guerre. Un second banquet organisé après la défaite, le 9 juin 1872, eut une audience plus large ; y parlèrent Victor Hugo et Louis Blanc. Maria Deraismes multiplia également les écrits en guise de protestation contre l’interdiction, en 1875, de l’Association (Ève contre Dumas fils, France et Progrès). Avec l’arrivée au pouvoir des républicains en 1877, l’interdiction de l’Association fut levée, et Maria Deraismes put alors songer avec Léon Richer à l’organisation du premier Congrès féministe international. Ce congrès eut lieu en juillet 1878, en même temps que l’Exposition universelle, à Paris, dans la salle du Grand-Orient, boulevard des Capucines. Avec un comité de vingt-sept membres, en majorité masculins (dix-neuf hommes et huit femmes), parmi lesquels deux sénateurs et cinq députés, le congrès ne pouvait être révolutionnaire. Il se contenta d’affirmer les droits civils et sociaux des femmes : éducation, égalité des salaires, ouverture à tous les métiers. Du vote, il n’en fut question que pour les prudhommes. Ce congrès fut un échec, par son manque de cohésion et par sa volonté d’éviter tout excès, et il fut à l’origine de la première scission dans le mouvement des femmes, avec le départ d’Hubertine Auclert.
Pourtant ce congrès fut suivi de deux autres, là encore à l’initiative de Léon Richer et Maria Deraismes. En juin 1889, Maria Deraismes voulut une manifestation qui s’opposât à celle, trop officielle, de Jules Simon et Mme Jules Siegfried. Nouvelle rupture dans le mouvement, avec le départ, après ce second congrès, d’Eugénie Potonié-Pierre, qui créa la Ligue socialiste des femmes. Le troisième se tint également à Paris du 13 au 15 mai 1892. Maria Deraismes se contenta d’y assister ; elle laissa la présidence à Mme Potonié-Pierre.
Maria Deraismes se battit beaucoup pour la place des femmes dans la société, peu pour leur présence politique, énormément pour leurs revendications économiques : son intense activité culmina, en effet, avec la fondation de l’Union des commerçantes françaises et la campagne menée pour le vote et la désignation de femmes dans les tribunaux de commerce. Elle refusa longtemps, en revanche, de se battre pour les droits politiques, ceux de voter et de se présenter aux élections. Sollicitée pour être désignée comme candidate aux instances législatives, Maria Deraismes refusa une première fois, en 1881 et répondit à Hubertine Auclert que pour elle, la défense de la République passait avant toute autre préoccupation. En 1885 pourtant, Maria Deraismes aurait, dit-on, accepté d’être parmi les six femmes candidates. A la suite de cet échec cuisant, Maria Deraismes ne voulut pas renouveler l’expérience et refusa fermement de se présenter en octobre 1892.
Peut-être Maria Deraismes avait-elle raison de penser que les temps n’étaient pas mûrs pour la lutte des droits politiques. Pour elle l’obtention des droits civils était plus urgente, plus bénéfique aux femmes de toutes les classes sociales. Pourtant il faut lui reconnaître le mérite d’avoir, la première, fait du droit des femmes l’aboutissement d’une pensée politique et laïque, d’avoir porté la lutte sur le terrain des partis. Elle représente, de ce fait, une étape importante dans l’histoire du féminisme, celle de la complète égalité avec les hommes, de la nécessité d’investir les partis et de les obliger à penser aux femmes. Trop attachée au radicalisme, elle fut cependant dépassée à la fin de sa vie par les suffragistes. Son féminisme resta lié au contexte d’instabilité du début de la Troisième République.
Le 6 février 1894, Maria Deraismes mourut d’un cancer. « [L’] affranchissement [des femmes] était encore à faire », certes, comme elle l’affirma à plusieurs reprises, mais elle y œuvra beaucoup.
Par Odile Krakovitch
ŒUVRE : Œuvres complètes (avec une notice bibliographique de Jean Bernard), Paris, Alcan, 1895-1896 (3 vol.). — Ce que veulent les femmes (articles et conférences de 1849 à 1891). Préface et notes d’Odile Krakovitch. Paris, Syros, 1980. — Ève dans l’humanité (Préface et notes de Laurence Klejman). Paris, Côté femmes, 1990.
SOURCES : Bibliothèque Marguerite Durand, dossier Deraismes. — Archives Préfecture de Police, dossier Deraismes, Ba 1031. — Maïté Albistur, Daniel Armogathe, Histoire du féminisme français, Paris, Des femmes, 1977. — Patrick-Kay Bidelman, « Maria Deraismes, Léon Richer and the Founding of the French Socialist Movement », Third Republic, 1977, n° 3 et 4. — Éliane Brault, La Franc-maçonnerie et l’émancipation des femmes, Paris, Deroy, 1953. — Laurence Klejman, Florence Rochefort, L’Égalité en marche, Paris, Des femmes, 1989. — Odile Krakovitch, « Mysogines et féministes il y a cent ans : autour de l’Homme-Femme d’Alexandre Dumas fils », dans Questions féministes, n° 8, mai 1980, p. 85-113, et Nouvelles questions féministes, n° 2, octobre 1982, p. 75-103. — Fabienne Leloup, Maria Deraismes. Riche, féministe et franc-maçonne, Michel de Maule, 2015, 304 p.