échos d’histoire

À l’ombre de l’histoire des autres

Retour sur le livre de Camille Lefebvre qui vient de paraître aux éditions de l’EHESS, À l’ombre de l’histoire des autres.

Catherine Lautier, Paul Seban, Simone Lefebvre et Mariano Peña Hernando sont les quatre grands-parents de Camille Lefebvre et les protagonistes de ce livre. « Ni généalogique ni biographique » (p. 19), ce livre entend étudier leurs trajectoires respectives « à l’ombre de l’histoire des autres », c’est-à-dire en les replaçant dans leur contexte historique dont le point nodal est la Seconde Guerre mondiale qui entraine alors « une communauté d’expérience, liée à la persécution ou à l’engagement résistant » (p. 10). Plus précisément, Camille Lefebvre propose de revenir sur « la série de déplacements qui mènent aux rencontres, au début des années 1950, de [ses] quatre grands-parents » (p. 10). Les quatre chapitres portent chacun, non pas les noms des grands-parents mais des villes par lesquelles ceux-ci et celles-ci sont passées, pour mieux souligner leurs déplacements géographiques et sociaux. Le lieu d’arrivée est le même, Paris : « Odessa, Kichinev, Paris » (Catherine Lautier) ; « Oran, Inkermann, Sidi-Bel-Abbès, Paris » (Paul Seban) ; « Grainville, Rouen, Mont-Saint-Aignan, Paris » (Simone Lefebvre) ; « Madrid, Bordeaux, Burgos, Paris » (Mariano Peña Hernando).

Catherine Lautier et Paul Seban, ses grands-parents maternels, sont tous les deux issus de familles juives, originaires d’Odessa et Kichinev (aujourd’hui Chișinău) pour la première, de Sidi-Bel-Abbès pour le second. Catherine Lautier (née en 1931) est issue d’une famille qui, en une quarantaine d’année, a subi les persécutions russes, moldaves, françaises et nazies. Durant la Seconde Guerre mondiale, « les différences entre les trajectoires [des quatre frères et sœurs Katzovitch] reflètent alors tragiquement leur plus ou moins grande intégration au sein de la société française » (p. 46) : les membres de la famille bénéficiant d’un capital professionnel ou étant mariées à des français et naturalisées s’en sont sortis contrairement aux membres qui ne peuvent mobiliser ces différentes ressources et qui ont été dénaturalisés très tôt.

De l’autre côté de la Méditerranée, la famille Seban est également en proie à l’antisémitisme, mais cette fois-ci, de la société coloniale française. Ce sont d’ailleurs ces persécutions qui jouent un rôle important dans la trajectoire politique de cette famille, puisqu’elles semblent déterminer en partie sa sensibilité communiste à partir des années 1940. Influencé par René Justrabo, son professeur, Paul Seban adhère au Parti communiste algérien en 1946, de même que son frère Georges. L’engagement communiste de ces derniers provoque leur départ d’Algérie pour Paris « parce qu’ils refusent de vivre dans une société caractérisée par une telle exploitation » (p. 85). Lors de la Guerre d’Algérie, contre l’avis du Parti communiste français, Paul Seban s’engage notamment aux côtés des signataires du Manifeste des 121 ou en faisant disparaître des papiers compromettant de chez Jacques Tréboutat au moment de l’affaire du réseau Jeanson. Inscrit à l’IDHEC de 1949 à 1952, il devient assistant réalisateur en commençant sa carrière avec Jean Renoir et rejoint ainsi d’autres réalisateurs communistes tels que Marcel Bluwal, Stellio Lorenzi, Jean-Pierre Marchand, Jean Prat ou Raoul Sangla.

Du côté paternel, s’il n’est pas question d’antisémitisme et de persécutions, des constantes demeurent : l’exil, l’engagement (résistant et communiste) et la guerre. Née à Rouen en 1921, Simone Lefebvre voit le jour dans une famille peu politisée mais de sensibilité communiste. Son père, Achille Lefebvre « avait gardé de son expérience militaire un dégoût de la guerre et avait des positions antimilitaristes, anticléricales et antiautoritaires » (p. 107). Sa sœur Paulette se rapproche des milieux communistes de Haute-Normandie sous l’influence notamment d’André Pican dont elle suit les cours et s’engage dans la Résistance. Après la guerre, elle rencontre et épouse un cadre du Parti communiste français, Victor Michaut. Grâce à sa sœur et son beau-frère, Simone « est introduite à la sociabilité militante communiste » (p. 113) et fréquente notamment Nicole Martin, militante de l’Union des femmes françaises et ancienne résistante. C’est chez elle qu’elle rencontre un militant d’origine espagnol, Mariano Peña Hernando. Né en 1918 à Ségovie, ce dernier commence à militer en 1934 à la Fédération estudiantine scolaire (FUE) et s’engage dans l’armée républicaine à la fin de l’année 1936. Après avoir été interné en France à la suite de la Retirada, il s’engage dans la Résistance en compagnie de plusieurs exilés espagnols, intégrant la Main d’œuvre Immigrée (MOI). Arrêté et blessé en octobre 1942, il réussit à s’enfuir de l’Hôtel-Dieu et à se faire soigner chez Hector Descomps. Retourné en Espagne sur décision du Parti communiste espagnol (PCE), il est de nouveau arrêté et condamné. Libéré en 1950, il entre clandestinement en France et s’installe chez Nicole Martin dans un premier temps. Il est alors chargé de faire le lien avec les résistants espagnols puis dirige ensuite Ebro, la maison d’édition du PCE. À partir de 1953, il vit à Clamart sous le nom d’Antoine Lefebvre et reste clandestin jusqu’à la mort de Franco en 1975. Camille Lefebvre note dans son livre qu’« il faisait partie de ces gens simples à qui la résistance n’avait apporté ni honneur ni position sociale, tout juste une pension d’interné résistant » (p. 119).

Ainsi, à travers l’étude des trajectoires de ses quatre grands-parents, marquées par l’exil (forcé ou volontaire), les persécutions antisémites et l’engagement communiste, Camille Lefebvre propose une histoire de la deuxième moitié du XIXe siècle et du premier XXe siècle, à hauteur de femmes et d’hommes. Mais l’intérêt de ce livre ne s’arrête pas là. Il est aussi une réflexion personnelle sur l’écriture de l’histoire, le « métier d’historien.ne » et la façon dont ils/elles peuvent se saisir de leur propre mémoire familiale pour l’étudier selon les règles de la méthode historique. Comme le remarque Camille Lefebvre, « écrire le passé en historienne, ce n’est pas seulement être en quête de réponses ou de faits, c’est aussi chercher à savoir comment les choses ont eu lieu, ce n’est pas fixer une date, identifier un endroit ou décrire un événement, mais reconstituer la vie qui les entoure » (p. 20).

Référence du livre :
LEFEBVRE Camille, À l’ombre de l’histoire des autres, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Apartés », 2021.

Pour aller plus loin « à l’ombre du Maitron » :

Articles :
- Zoé Grumberg, « Les jeunes juifs communistes en France et en Belgique après 1944 »
- Le Manifeste des 121

Corpus :
- Les membres du Parti Communiste Espagnol dans Le Maitron

- Les réalisateurs et réalisatrices présents dans Le Maitron

- Les républicains espagnols présents dans Le Maitron

Dictionnaire :
Maitron Algérie

Par Benjamin Laillier

À l'ombre de l'histoire des autres
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