échos d’histoire

Ouvrir à l’international et à l’Europe : les enjeux des rencontres de jeunes CFDT et DGB dans les années 1970

Évoquer la jeunesse dans le mouvement syndical peut renvoyer à deux dimensions en particulier de l’action syndicale : tout d’abord à la structure spécifique au sein de l’organisation qui s’adresse aux jeunes travailleurs, en charge de les organiser ; et par ailleurs un enjeu de politique revendicative à l’adresse d’une catégorie sociale pensée à l’extérieur et au besoin représentée par d’autres organisations (en premier lieu les mouvements étudiants, les diverses « jeunesses chrétiennes »…) [1]. Notre objet d’étude s’inscrit à la lisière des deux : les rencontres entre « jeunes-CFDT » et « jeunes-DGB [2] » qui ont été organisées à partir du début des années 1970, à diverses échelles de l’organisation (confédéral, fédéral, régional), ont été initiés au sein des secteurs « jeunes » des deux centrales syndicales, en recherche de partenariats internationaux.

L’étude de ces échanges, dans leur élaboration et leur contenu, nous permettent ainsi d’approcher la façon dont a été pensée la jeunesse dans les centrales syndicales, non seulement dans sa définition, les frontières du groupe « jeune » étant particulièrement sujettes à discussions, mais en renvoyant aussi à son encadrement et son rapport aux autres membres de l’organisation, aux questions aussi touchant à la socialisation et à la formation. D’autre part, la nature particulière de ces échanges franco-allemands nous conduit par ailleurs à observer davantage (ou du moins à inciter à porter davantage l’attention), à travers les parcours biographiques, recueillis dans le Maitron, l’ouverture à l’international et à l’Europe qui se dessine parmi ses jeunes militants.

Alors, la CFDT dispose depuis longtemps déjà d’une forme de secteur « Jeune ». Dès l’après-guerre, celle qui était encore la CFTC avait institué une commission confédérale Jeune, avec l’ambition de répliquer ce format d’organisation aux différents échelons de la centrale, dans les unions, locales, départements, régionales, dans chaque fédération... Alors aucun critère spécifique ne conditionne l’appartenance à ces structures. Doivent les composer, selon les premiers textes, ceux qui sont « désireux par une action professionnelle et une formation syndicale adaptées à leur âge, à leurs mentalités et leurs préoccupations » « d’améliorer le sort et l’avenir professionnel de la jeunesse ouvrière », en s’adressant notamment auprès des « jeunes travailleurs » pour qu’ils agissent par eux-mêmes, de participer à la formation de militants « combattifs » et « accessoirement » nouer des contacts amicaux par la mise en place de « loisirs » [3]. Cette définition conduit à faire des jeunes une catégorie syndicale distincte, comme ont pu l’être au même moment ou peu après les femmes ou les travailleurs immigrés. Cette catégorie représente, d’une part, un enjeu de syndicalisation et de formation – important puisque cela met en jeu le renouvellement de l’organisation –, en particulier, parce qu’en confiant des responsabilités, notamment à partir de ces commissions, cela peut conduire à mettre le pied à l’étrier de jeunes militants et donc participent à la formation de responsables. D’autre part, la catégorisation amène à penser des besoins spécifiques que les structures doivent pouvoir aider à déterminer, avec plus ou moins d’autonomie.

À l’occasion du XXXVème congrès, en 1970, alors que la CFDT redéfinit sa base programmatique, avec l’adoption d’un socialisme démocratique fondé sur trois piliers (autogestion, propriété sociale des moyens de production et d’échange, planification démocratique), le secteur jeune fait aussi l’objet d’une réflexion globale [4]. Dans la présentation qui en est faite, les jeunes, en particulier les jeunes travailleurs, sont toujours distingués comme une catégorie à part mais davantage en raison de leurs conditions vécues, considérés comme spécialement victimes de discrimination, non « admis » dans « la vie sociale à part entière » et ainsi à l’avant-garde dans la lutte contre une société dite « aliénante » [5]. Néanmoins, si l’exposition de ces conditions doit permettre de faire comprendre aux militants la radicalité de leur expression, mise en lumière au moment du mouvement étudiant, l’organisation prête attention à n’en pas faire un motif de rupture ou de dissociation des luttes. Au contraire, il faut lier les problèmes de la jeunesse à ceux des travailleurs, les placer dans une même continuité. Par ce rapport, il s’agit donc de convaincre dans l’organisation de l’apport générationnel et de faire prendre conscience de la nécessité de faire de la place aux jeunes dans l’accès aux responsabilités [6]. Or c’est dans ce contexte que sont lancés les séminaires franco-allemands jeunes CFDT et DGB, autour de 1972-1973.

L’initiative en revient au DGB : il est le premier à lancer une invitation, d’abord pour qu’un responsable de la CFDT assiste au congrès des jeunes au début de l’année 1972 [7]. Alors, pourtant, les relations confédérales entre les deux organisations ne sont pas spécialement développées. Certes il y a déjà eu des rencontres au niveau des secrétaires généraux, mais elles sont restées plutôt formelles, sans échanges approfondies, ni autres ambitions que la simple prise d’information. Il s’agissait d’une demande de la CFDT qui, sous l’impulsion d’Eugène Descamps, était désireuse de sortir du « carcan » que représentait pour elle le réseau, historiquement constitué, de ses relations internationales issues de la CMT, et de nouer des contacts et des collaborations avec les principaux syndicats ouvriers du monde industrialisé [8]. Mais une relation de confiance a du mal à s’établir. Le DGB, dans les années 1960, continuait à privilégier sa relation en France avec FO et se méfiait d’une organisation « ouverte à tous les vents », comme la CFDT pouvait apparaitre après 1968. Du côté français, la cogestion allemande, assimilée à la collaboration de classe, ne soulevait pas non plus l’enthousiasme. On se connaît mal de part et d’autres, à tel point que la stratégie élaborée au sein des deux secteurs internationaux confédéraux consistait à faire organiser un stage, dans le cadre de la fondation Friedrich Ebert, à destination des responsables régionaux et fédéraux pour que chacun ait une meilleure connaissance des réalités économiques et sociales nationales et des perspectives de chaque organisation [9]. Le remplacement de Descamps par Edmond Maire ne change guère les choses, à l’image de cet échange au début de l’année 1972 où les deux délégations de haut niveau, ne parviennent pas à s’entendre sur un communiqué commun [10].

C’est dans ce contexte que les premiers stages franco-allemands sont organisés et notamment le premier au printemps de cette année-là avec une dizaine de participants français, pris en charge au niveau de la confédération mais aussi avec des représentants de fédération [11]. Très vite, les stages se multiplient, coordonnés par le secrétariat Jeune. Au terme de dix-huit mois, la confédération estime à peut-être 80-100 jeunes qui auraient participé à ces rencontres [12]. Aussi, en 1975, nous comptabilisons une dizaine de rencontres et plus de 23 en 1976 [13], bien souvent délocalisés au niveau des fédérations et des régions, selon des formules qui pouvaient varier, en nombre de jours, en qualité de participants, en activités….. Il faut seulement noter que ces délégations ne diffèrent guère des délégations « adultes », notamment en terme d’activité : il s’agit toujours de réunions de travail, visite de sièges, éventuellement d’entreprises, d’une soirée « détente » organisée en fin de séjour…L’âge seul des participants, leur appartenance générationnelle doit rendre spécifique ces rencontres.

Leur financement est fortement aidé par l’Office franco-allemand de la jeunesse, mis en place en application au traité de l’Elysée 1963 avec la mission de susciter une meilleure compréhension mutuelle par une connaissance réciproque entre les deux pays en favorisant les échanges et les rencontres au niveau de la jeunesse. Les jeunes travailleurs et les échanges socioprofessionnels y sont intégrés. Un organisme comme un syndicat peut donc s’y adresser pour aider à la réalisation de ses projets de rencontre, notamment pour couvrir les frais de transport et d’hébergement. Pour la CFDT, il s’agit donc d’une véritable opportunité d’établir des échanges à moindre frais et d’ouvrir de nouveaux horizons à ses jeunes militants en leur permettant de se confronter à l’ailleurs.

La jeunesse permet alors que ces échanges se fondent sur un intérêt politique davantage partagé que parmi leurs aînés : du côté des jeunes allemands, dans cette atmosphère post-68, la CFDT est positivement perçue – un intérêt de la jeunesse allemande que l’on retrouve également au sein des jeunes socialistes qui régulièrement tentent d’échanger avec des responsables de la confédération française. Ainsi s’il y a des débats et discussions, notamment autour de l’opposition autogestion/cogestion, les jeunes se retrouvent par ailleurs sur des éléments fondamentaux. C’est la bonne surprise des premiers échanges où du côté de la CFDT on note que les Jeunes DGB sont « la partie la plus intéressante du DGB », car ils refusent « l’intégration des ouvriers » et discutent de la nature capitaliste de la société, recherchant les moyens de la combattre [14].
Mais, au niveau politique, à la CFDT, l’intention est bien de saisir l’occasion de ces rencontres pour faire connaître l’organisation auprès d’interlocuteurs recherchés depuis longtemps, et même faire reconnaître sa « responsabilité ». Par exemple, en 1973, alors que le comité exécutif des jeunes du DGB doit tenir sa session plénière à Paris en marge d’une rencontre nationale avec les jeunes CFDT, la confédération invite ses organisations, fédérations et unions régionales, à saisir l’opportunité de venir rencontrer des responsables [15].
Cette ambition n’est pas sans poser quelques problèmes et questionne la nature de ces échanges. En effet, espérant par ce biais développer des relations avec les Allemands, les jeunes sont encouragés à des prises de contact qui peuvent, à l’occasion, apparaître comme des missions dépassant leur statut ou niveau de responsabilité au sein de leur organisation (union départementale, régionale...) et susciter des frictions [16]. Cela révèle aussi une problématique plus vaste posée par le différentiel de taille entre les deux organisations. L’organisation jeune du DGB est autrement plus importante que celle de la CFDT, en raison de sa dimension qui correspond à l’envergure globale de la confédération : au début des années 1970 le DGB accueille six millions de membre, pour un peu près dix fois moins à la CFDT. Les jeunes DGB réunissaient à eux seuls un million de membres, avec une structure permanente de coordination nationale, des permanents pour chaque région, des responsables par secteurs…Les Allemands pouvaient donc faire participer à la fois des jeunes mais déjà « responsabilités » dans les structures jeunes, quand au niveau CFDT : il fallait bien souvent choisir entre ces deux critères, l’âge ou la responsabilité, pour qu’il y ait rencontre.

Quel a été alors l’apport alors de ces échanges ? Il est difficile d’évoquer une socialisation spécifique, comme celle d’une expérience collective déterminante pour un groupe, une génération. Pour l’évaluer, il faudrait une véritable étude prosopographique, décentrée au niveau régional et fédéral où ont eu lieu effectivement ces rencontres, que nous n’avons pas pu effectuer. Néanmoins on peut noter l’intensification et l’amélioration des relations entre CFDT et DGB à partir de la fin des années 1970 [17]. Alors qu’en 1975, par exemple, il a encore été impossible d’organiser une rencontre entre responsables régionaux à Sarrebruck comme il avait été fait en 1970, faute d’un nombre suffisant de participants volontaires, la deuxième moitié de la décennie voit peu à peu les choses changer. Des contacts fructueux se nouent au niveau confédéral et surtout les collaborations s’étendent aux différents échelons de l’organisation. Outre les échanges au niveau des fédérations ou des régions qui s’étaient développés en parallèle des stages jeunes, au niveau confédéral, les échanges entre secrétaires généraux, entre délégations internationales, vont être doublés par des sessions de travail commun au sein des secteurs économiques, emploi, politiques énergiques…Le contexte politique et stratégique, notamment dans le cadre européen, explique en partie cette nouvelle entente qui se déploie au début des années 1980. On peut aussi penser que, même si tous ces responsables n’ont pas bénéficié de ces rencontres de jeunes, ils ont contribué à créer un terreau favorable et produit cette familiarisation qui a pu ensuite faciliter ces rencontres.
On peut aussi noter que le rapprochement entre les deux organisations est passé par des responsables qui ont eu aussi dans leur jeunesse une socialisation avec le futur partenaire. Dans le cas français, nous pouvons penser à Roger Briesch, venu de la Lorraine encore fortement imprégnée de la culture allemande, lui-même ayant du suivre l’école en allemand du temps de la guerre, qui dès les premiers temps de son militantisme, a servi comme interprète pour la fédération de la métallurgie et ainsi été intégré aux rencontres avec les Allemands, après très tôt à les connaître et finalement à travailler avec eux, avant de le faire pour la confédération au secteur international. Du côté allemand, nous pouvons surtout évoquer Peter Seideneck, qui a été un collaborateur des présidents du DGB, Heinz-Oskar Vetter puis Ernst Breit, entré au département international du DGB en 1976 où il avait fait fructifier les contacts qu’ils avaient eu avec la CFDT dans le cadre des délégations jeunes dont il avait été un des responsables. Nous retrouvons ainsi ces trajectoires militantes que le Maitron permet de dévoiler et participe à la compréhension des relations internationale qui se construisent entre organisations syndicales. Cette ouverture sur le monde se construit peu à peu et prêter attention aux parcours individuels, notamment aux socialisations de jeunesse, est déterminant.

[1Cf. Baptiste Giraud, Karel Yon, Sophie Béroud, Sociologie politique du syndicalisme. Introduction à l’analyse politique des syndicats, Paris, Armand Colin, 2018, p. 151-154.

[2Pour une présentation sommaire, en français, du syndicalisme allemand et du DGB en particulier, principales organisation allemande quasi-unitaire depuis l’après-guerre, voir Gilles Martinet, Sept syndicalismes, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 55-71, et Jean Sagnes (dir.), Histoire du syndicalisme dans le monde, des origines à nos jours, Toulouse, Éditions Privat, 1994, p. 296.

[3Circulaire aux Unions départementales et aux Fédérations, n°277, 5 mai 1947 (Arch. conf. (AC) CFDT 4H144). L’organisation en juillet 1950 de trois journées nationales des jeunes militants et la parution dans la revue Formation, d’un dossier sur « l’action syndicale des jeunes militants syndicalistes, chrétiens », n°28, septembre-octobre 1950, témoignent aussi de ces premiers efforts de structuration.

[4Il faut noter que la confédération avait entamé une réflexion sur la jeunesse avant même les événements de mai 68, au début de l’année, avec la publication d’une plaquette « Pour une politique syndicale avec la jeunesse au travail » (AC 8H583).

[5Doc. de la Commission confédérale Jeunes (CCJ), sans date mais probablement décembre 1970, « Note de réflexion pour débat BN. Jeunes et syndicalisme » (AC 8H583) se veut particulièrement offensif, décrivant une société « faite par les adultes, pour les adultes ». Le document adopté au Bureau national atténue la tonalité tout en maintenant l’idée de la jeunesse comme une avant-garde.

[6Doc. CCJ « Jeunes et syndicalisme. Orientations qui ressortent du débat du BN du 11 décembre 1970 » (AC 8H583).

[7Doc. du Conseil national des 27-29 janvier 1972 « Relations DGB CFDT » (AC 2G73)

[8Voyage d’information d’une semaine par exemple en septembre 1967, délégation en octobre 1970 donnant lieu à un communiqué.

[9Lettre de Jean Bourhis aux membres du Bureau national et à la Commission internationale, 16 juillet 1970 (AC 38CDIE 2)

[10Echange du 28 février 1972 entre délégations présidées par Edmond Maire et Heinz-Oskar Vetter.

[11Note du secrétariat Jeune« séminaire CFDT Jeunes DGB Jeunes 23 avril – 5 mai » (8H590).

[12Note à la Commission exécutive au cours de l’année 1973, peut-être début 1974 (AC 38DIE2).

[13Suivant les chiffres du bilan de l’année présenté à la réunion de la CCJ du 30 novembre 1976 (AC 8H584).

[14Note du secrétariat Jeune « séminaire CFDT Jeunes DGB Jeunes 23 avril – 5 mai », doc cit..

[15Lettre du secteur Action revendicative aux Fédérations et Unions régionales, 26 octobre 1973 (AC 8H129).

[16Voir par exemple la lettre adressée par Charles Dillinger, responsable alsacien, à Edmond Maire, 20 décembre 1972 (AC 8H583).

[17Précisément, en 1977 après une autre session de responsables régionaux, suivie d’une rencontre entre secrétaires généraux.

Par Claude Roccati

Ouvrir à l'international et à l'Europe : les enjeux des rencontres de jeunes CFDT et DGB dans les années 1970
Page d’une dépliant CFDT adressé aux jeunes salariés (1965), voir en ligne sur le site des Archives de la CFDT
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