échos d’histoire

Jacques Rougerie, historien de la Commune

En hommage à Jacques Rougerie, nous publions ce texte extrait du livre La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, coordonné par Michel Cordillot, 2021, pp. 1224-1225. Texte de Quentin Deluermoz.

L’historiographie de la Commune est et restera largement associée au nom de Jacques Rougerie. L’historien français s’est en effet imposé, au fil des décennies, comme son meilleur connaisseur. Avec d’autres, comme Robert Tombs, il a tout particulièrement contribué à sortir la Commune des grands schémas interprétatifs qui en orientaient le sens : avant tout la grille de lecture marxiste, mais aussi celle des anarchistes ou les propositions des grandes théories sociologiques (modernisation, spontanéisme révolutionnaire). Ce travail a pris la forme du travail d’historien au sens le plus fort : une remise en cause systématique des notions et certitudes toutes faites ; une connaissance affinée de l’événement, à hauteur d’hommes et de femmes ; la mobilisation de sources nouvelles : journaux, mémoires, rapports d’enquêtes, dossiers des conseils de guerre, archives privées, statistiques de la répression. Historien du social et du politique, sa démarche apparaît rétrospectivement proche de la nouvelle histoire intellectuelle et surtout de la micro-histoire.

Dans les années 1960-1970, ces manières de faire n’apparaissaient pas forcément de bon augure face aux grandes séries statistiques, aux catégories préétablies (ouvrier/bourgeois) et aux hypothèses scientifiques. Les premières conclusions ont également généré de violentes résistances, dès la parution d’un livre au titre provocateur, Procès des communards. Au fil des ans, une série d’acquis a néanmoins été mise en cause, non sans persistantes tensions. En 1964 puis en 1971, dans les Jalons pour l’histoire de la Commune, le lien entre l’Association internationale des Travailleurs et le devenir de la Commune était mis à mal par une étude précise des organisations en présence (comités de vigilance, Fédération de la garde nationale etc.) et des trajectoires des individus : si les membres parisiens de l’Internationale ont joué un grand rôle dans l’Assemblée de la Commune, ils sont intervenus à plusieurs titres et étaient aussi des acteurs parmi d’autres. [1] L’analyse en terme de lutte des classes a été mise à mal : dans cette révolution de travailleurs, les notions de « peuple » et « d’antagonismes sociaux » prévalaient. Progressivement la complexité de l’expérience de terrain s’est faite jour : pluralité des attentes, modalités de participation, diversité des acteurs, relectures du jacobinisme, inachèvement des mesures etc … [2] Une série de grandes notions, comme le peuple, la démocratie, la république a pu être historicisée de manière précise. Dans le même esprit, l’analyse du mouvement associatif a permis de compléter « la descente de la politique par le bas » de Maurice Agulhon par une « remontée du politique vers le haut ». Progressivement ce travail a dessiné une autre interprétation de la Commune. Loin de se réduire à un brouillon d’idées, elle semble devoir être resituée dans le cadre des riches socialismes du XIXe siècle que d’autres travaux exploraient au même moment. En ce sens, elle s’inscrit dans le prolongement de l’expérience de la « république démocratique et sociale » exprimée dans les années 1848-1851 qu’elle ressaisit bien sûr de manière spécifique. [3]

Grand connaisseur de la France et du Paris du 19e siècle, Jacques Rougerie a également proposé plusieurs renouvellements interprétatifs sur 1848, ou les milieux ouvriers des années 1860. Cela explique peut-être pourquoi à partir des années 2000 il propose de nouvelles généalogies intellectuelles de l’idée de Commune. En plus des références à la Commune de 1792-93 doivent être prises en compte les propositions de Victor Considerant puis les projets de « Commune-Canton » de Charles Renouvier ou de Théodore Dezamy. Plus récemment la réflexion sur le type de démocratie à l’œuvre pendant la Commune a été approfondie. Plutôt que d’une « démocratie directe », il préfère évoquer une « démocratie vraie » [4] à partir d’une étude des pratiques des municipalités, des comités de vigilances, de la Garde nationale et des chambres syndicales dans certains arrondissements comme le XVIIe ou le XIe.
Progressivement c’est tout un autre 19e siècle qui se dégage de ce travail patient. Toujours prudent dans ces conclusions, refusant par souci d’administration de la preuve l’élargissement de ces conclusions à une échelle européenne ou atlantique, méfiant pour les mêmes raisons à l’égard des discussions philosophiques, Jacques Rougerie s’est néanmoins intéressé ces dernières années aux réflexions de Miguel Abensour sur « la démocratie insurgente », et aux réflexions de Michèle Riot-Sarcey sur les mouvements souterrains de l’histoire, une double influence que l’on ressent de manière discrète dans son dernier ouvrage consacré à Eugène Varlin. Ainsi l’œuvre de l’historien n’a ainsi cessé de se questionner, de s’infléchir, de s’enrichir, sans jamais s’arrêter à un point d’arrivée. Le signe d’un esprit en permanent renouvellement, et peut-être une forme d’hommage en creux au foisonnement continue qu’a été la Commune.

Pour aller plus loin
On trouvera la plupart des articles écrits par Jacques Rougerie sur son site.

[1Jacques Rougerie, « L’AIT et le mouvement ouvrier à Paris pendant les événements de 1870-1871 », in 1871. Jalons pour une histoire de la Commune, Paris, PUF, 1973, p. 3-102 ; sur la diversité des sources mobilisées, voir Paris Libre, 1871, Paris, Seuil, 2004 [1971].

[2Sur la réévaluation du mouvement associationniste par exemple : Jacques Rougerie, « Par-delà le coup d’État, la continuité de l’action et de l’organisation ouvrières », in S. Aprile, N. Bayon, L. Clavier, L. Hincker et J.-L. Mayaud (dir), Comment meurt une République ? Autour du 2 décembre, Actes du colloque de Lyon (décembre 2001), Paris, Créaphis, 2004, p. 267-284 ; et « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la Révolution aux années 1840. Continuité, discontinuités », Annales historique de la Révolution française, no. 297, 1994, p. 493-516.

[3Voir, La Commune de 1871, Paris, PUF, 2009 (1re éd. 1988).

[4Préface à la nouvelle édition de Paris Libre, 1871, Paris Seuil, 2004.

Par Quentin Deluermoz

Jacques Rougerie, historien de la Commune
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