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Femmes yougoslaves en Espagne républicaine

Les femmes de Yougoslavie volontaires en Espagne républicaine. Un groupe particulièrement dévoué et résilient

par Hervé Lemesle

Gravures de Đorđe Andrejević-Kun (1904-1964) réalisées pendant son séjour en Espagne en 1937-1938. Source : page Facebook de l’Association des combattants espagnols (UŠB), Belgrade.

Les figures mises en valeur par l’artiste et volontaire serbe — l’oratrice, les miliciennes, l’aide aux blessés — sont-elles conformes au rôle effectif des femmes dans la défense de la République espagnole contre les insurgés franquistes et leurs alliés fascistes et nazis de 1936 à 1939 ? Combien de femmes originaires des territoires devenus yougoslaves de 1945 à 1991 ont-elles participé à la lutte antifasciste en terre ibérique ? Qui étaient-elles ? Qu’y ont-elles fait ? Que sont-elles devenues après l’Espagne ? Pour paraphraser l’une de ces volontaires, Liza Gavrić, qui avait intitulé son témoignage publié en 1971 « Parce que tout ce qui est difficile était facile », tout fut-il facile pour elles ?

Cette étude, réalisée à l’occasion du colloque international organisé en octobre 2018 par l’association des Amis des combattants en Espagne républicaine (ACER) à Paris et dont les actes sont publiés sous la direction d’Edouard Sill par les Presses universitaires de Rennes, repose sur de nombreuses sources.

Parmi les fonds d’archives utilisés, le plus important est celui de l’Internationale communiste à Moscou (RGASPI), avec des autobiographies, questionnaires de démobilisation, appréciations et caractéristiques, lettres et rapports des femmes volontaires et de leurs proches écrits de 1936 à 1941. L’Association des vétérans yougoslaves (UJDŠRV) a obtenu dans les années 1960 des copies de la plupart de ces documents, consultables dans les Archives de Yougoslavie à Belgrade (AJ), où se trouvent aussi les questionnaires de l’Association et les autobiographies renseignés par des survivants à partir de 1949, des listes de volontaires et des rapports de la police yougoslave. Des documents de ce type figurent également dans les archives de l’État croate à Zagreb (HDA).

Les sources imprimées sont également nombreuses. Le recueil de témoignages publié en cinq volumes en 1971 par l’UJDŠRV, avec de nombreuses illustrations et une liste de 1 664 volontaires dont quatorze femmes, est toujours précieux. Plusieurs autres publications contiennent des notices biographiques des volontaires et de leurs proches. Une enquête pionnière et assez approfondie sur seize volontaires, basée sur les témoignages de vétéranes, a été réalisée en 1975 par Slobodanka Ast, une jeune journaliste de Belgrade, et publiée en un feuilleton de neuf articles dans le quotidien Politika. Une mise au point sur les volontaires juifs de Yougoslavie rédigée en 1975 par le vétéran croate Marko Perić (1914-2000) mentionnait six femmes ; ces informations ont été reprises par Arno Lustiger dans son ouvrage sorti en 1991 en France. A l’occasion du premier colloque scientifique organisé en 1986 en Yougoslavie sur la guerre d’Espagne, l’historienne serbe Vera Gavrilović, dans une courte contribution sur les volontaires yougoslaves dans les services sanitaires, mentionnait trois femmes médecins et deux étudiantes en médecine. Lors du soixantième anniversaire du déclenchement du conflit célébré dix ans plus tard à Sarajevo, la doctoresse bosniaque Anija Omanić évoquait brièvement le rôle de treize femmes venues de Yougoslavie en Espagne. Un recueil élaboré en 1988 par une équipe de chercheurs italiens, slovènes et croates sur les volontaires originaires des régions annexées par l’Italie après la Première Guerre mondiale signalait trois femmes ; ces données ont été intégrées en 1996 dans le dictionnaire biographique réalisé par l’Association des vétérans italiens (AICVAS), et complétées depuis 2017 sur un site internet dédié aux volontaires italiens. L’ancien d’Espagne autrichien Hans Landauer (1921-2014) a rédigé en 2008 les notices de ses compatriotes, dont trois femmes étudiées ici. Dans leur monumentale recension de 1 023 femmes ayant séjourné de 1936 à 1939 en Espagne du côté républicain éditée en 2016 et devenue en 2021 un site internet, Ingrid Schirobowski et Anita Kochnowski donnaient des informations sur quatorze Yougoslaves, deux Italiennes, deux Autrichiennes, une Lettone, une Allemande, une Albanaise et une Tchèque qui ont vécu en Yougoslavie avant ou après l’Espagne et été plus ou moins impliquées dans le mouvement ouvrier yougoslave.

Hormis le cas d’Elizabeta Kavčić, dont seule l’identité est mentionnée, et en ajoutant les trois femmes signalées par la police yougoslave dans les archives croates, il est donc possible de retracer de façon assez exhaustive les itinéraires de vingt-quatre femmes de Yougoslavie engagées de 1936 à 1939 — 1,2% des quelques 1 990 volontaires yougoslaves —, dont les notices sont consultables à partir de la liste de la page suivante. Et d’établir une synthèse prosopographique inédite, le seul article scientifique à leur sujet produit en 2014 par les sociologues slovènes Avgust Lešnik et Ksenja Vidmar Horvat ne mettant pas suffisamment en relation des données biographiques lacunaires, parfois erronées et éludant presque toujours les tourments intimes et les déboires de ces femmes.

Vingt-quatre femmes de Yougoslavie volontaires en Espagne républicaine
Banac Ana | Baš Ana Marija | Bohunicki Adela | Demić Lujza | Dimitrijević-Nešković Nada | Dragić-Belović Olga | Gavrić Elizabeta | Glavaš Marija | Habulin Marija | Jirku Augustina | Jungermann Edith | Konforti Berta | Kraus Lea | Kučera Tereza | Mardešić Ana | Mezić-Šiljak Dobrila | Reschitz Ottilia | Rudina Braina | Seles-Brozović Ana | Sende-Popović Kornelija | Shkupi Justina | Simonetti Eugenia | Šneeman Marija | Vejvoda Vera

Les femmes de Yougoslavie se distinguaient d’abord par leur hétérogénéité nationale, avec une majorité de Croates — neuf si l’on prend en compte les deux Italiennes dont les parents étaient d’origine croate — comme leurs homologues masculins (42,11% du contingent yougoslave), une surreprésentation des huit juives (3,50% du contingent), trois Hongroises (1,79%), deux Allemandes (0,76%), deux Autrichiennes (0,27%), une Albanaise (0,48%), une Slovaque et une Tchèque (0,14%), une sous-représentation des deux Serbes (17,45%) et de la Monténégrine (2,75%), et l’absence de Slovène (23,50%) et de Macédonienne (5,42%). Si plus d’un tiers de ces femmes sont nées hors du territoire yougoslave dans ses limites d’après 1945, elles ont néanmoins vu le jour pour vingt d’entre elles dans ce qui constituait jusqu’en 1918 l’Empire austro-hongrois. Alors que les ressortissants habsbourgeois étaient alors essentiellement des ruraux, quinze au moins étaient citadines, trait encore plus net que pour l’ensemble du contingent (46,30%).

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Composition ethnique de l’Autriche-Hongrie à la veille de la Première Guerre mondiale (Source : Wikimedia commons).

L’âge moyen du groupe est assez élevé (30 ans et deux mois), à l’instar de celui de l’ensemble du contingent (31 ans et six mois) ; la moitié des femmes avaient en 1937 plus de 30 ans et sept seulement moins de 26. L’on peut donc distinguer deux générations, l’une ayant grandi dans l’Europe des empires qui dominent des nationalités aspirant à la liberté, et l’autre dans l’Europe des États-nation façonnés par les traités de paix après la Grande guerre et ne satisfaisant pas complètement les espoirs des peuples, comme les Croates subissant la tutelle italienne en Istrie ou les désormais Yougoslaves opposés à la centralisation serbe.

Le profil social est sensiblement différent du contingent dans sa totalité, avec plus d’un tiers de femmes ayant des parents bourgeois (25,20% pour l’ensemble), trois un père ouvrier ou artisan (28,94%) et deux seulement d’origine paysanne (45,87%), dans un pays où 80% de la population active travaille dans l’agriculture en 1921. Cela explique le capital scolaire élevé de ces femmes en général : neuf avaient fait ou faisaient encore des études universitaires (24,79% du contingent global ont un niveau universitaire), au moins cinq des études secondaires (32,42%) et une seule n’avait pas été scolarisée (3,54%). Ce niveau de qualification élevé implique la surreprésentation des professions libérales (quatre médecins et une journaliste), des employées : cinq dont quatre infirmières et des étudiantes, cinq, dans le groupe par rapport au contingent yougoslave (2,57%, 4,57% et 6,27% respectivement), et la sous-représentation des travailleuses manuelles : quatre couturières (9,60% d’artisans), une femme de ménage et une ouvrière (65,59% d’ouvriers au total).

Cette émancipation relative — les femmes yougoslaves n’avaient pas le droit de vote avant 1945 — de la majorité des futures volontaires explique en partie leur engagement en Espagne. Elles avaient en effet un profil professionnel correspondant aux besoins et aux attentes des organisateurs du mouvement de solidarité en faveur de la République espagnole : elles pouvaient soigner et entourer les combattants blessés ou malades. Mais ce déterminisme sexué ne fut pas la seule raison de leur départ en Espagne. Leur capital militant, marqué par l’antifascisme, était un autre facteur décisif.

Le groupe est encore plus politisé que l’ensemble du contingent : quatorze femmes étaient membres d’un Parti ou des Jeunesses communistes (SKOJ) contre 54,06% pour l’ensemble du contingent, auxquelles il faut ajouter quatre sympathisantes communistes (11,91%) et une anarchiste (2,36%). Cet engagement politique, syndical (au moins huit syndiquées) et associatif (au moins quatre adhérentes du Secours rouge international) massif était lié à plusieurs facteurs. Les échos d’Octobre 1917, l’ampleur de la misère et de la répression dans le pays d’origine ont sans aucun doute été déterminants : le Parti communiste de Yougoslavie (KPJ) fut interdit dès 1921 et le roi Alexandre Ier Karađorđević imposa la dictature à partir de janvier 1929, alors que l’Amiral Horthy et Mussolini avaient déjà muselé l’opposition en Hongrie et en Italie. Mais le contexte familial intervint également : si certaines s’inscrivaient dans la lignée paternelle, la plupart avaient épousé (quinze) ou vivaient en concubinage (quatre) avec un militant. Des attaches familiales, l’oppression et les difficultés à survivre au pays poussèrent les trois-quarts des femmes à émigrer : douze séjournèrent dans les pays voisins, trois en URSS, douze en Europe occidentale ou dans les colonies et deux en Amérique. D’où le capital linguistique très riche et bien utile en Espagne pour améliorer les relations entre des volontaires internationaux venus de 54 pays : outre leur langue maternelle et l’espagnol qu’elles apprirent plus ou moins facilement après leur arrivée, ces femmes maîtrisaient déjà une à quatre langues étrangères.

Le groupe de futures volontaires de Yougoslavie se distingue par sa diversité culturelle, son âge moyen assez avancé, ses origines sociales globalement favorisées, son haut niveau de qualification, son engagement politique, syndical et associatif important sans exercer des responsabilités de premier plan, son fort taux de nuptialité, l’ampleur de la répression à son égard dans le pays d’origine comme à l’étranger, sa mobilité géographique très forte dans l’ensemble et son caractère polyglotte. Ces militantes, qui aspiraient toutes à un monde plus libre, plus juste et plus solidaire, partirent en Espagne pour poursuivre la lutte qu’elles avaient déjà entamée pour la plupart ailleurs contre le fascisme et l’autoritarisme, alors en expansion dans toute l’Europe. Il s’agit maintenant de voir comment elles vécurent la confrontation entre leurs idéaux et les réalités ibériques, magiques et tragiques.

Les dates d’arrivée en Espagne s’échelonnèrent sur une grande partie du conflit, mais furent globalement plus tardives que pour les hommes (plus de 40% d’arrivées en 1936 pour l’ensemble du contingent). Outre les cas d’Ottilia Reschitz et d’Ana Mardešić présentes dès 1933 et 1935, deux volontaires sont parvenues dans la Péninsule ibérique dès l’été 1936, d’où leur présence dans les milices avant la création des brigades internationales (BI) en octobre et l’intégration plus ou moins bien acceptée des miliciens dans l’Armée républicaine au printemps suivant. Suite à la formation des BI, les volontaires, venues d’abord de France et de Belgique, passèrent toutes par Albacete et furent affectées dans les services sanitaires internationaux, essentiellement dans des hôpitaux et des centres de convalescences situés loin du front dans la Manche autour de la base des BI (Mahora, Moya, Villanueva de la Jara, Madrigueras), sur la côte levantine (Benicàssim, Dénia), et au Sud, à Murcia et Benisa.

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L’évolution de la situation militaire de 1936 à 1939 (Source : Wikimedia commons.

Les départs de Yougoslavie furent les plus problématiques à cause de la stricte application de la politique de non-intervention dès le 23 août 1936 par le gouvernement de Belgrade, qui interdit toute activité de soutien à la cause républicaine et tenta par tous les moyens d’empêcher les départs de volontaires.

Hormis Ana Marija Baš, qui servit dans le service de santé de la 15e division, chargé de trier les blessés en fonction de leur gravité après les premiers soins opérés au niveau des compagnies, bataillons et brigades — bandages, immobilisations, plâtrages, vaccinations, transfusions, opérations par des équipes chirurgicales mobiles —, le personnel soignant fut affecté à l’arrière et prit soin des blessés graves, malades et convalescents. Les six médecins obtinrent le grade de lieutenant — seule Braina Rudina fut promue capitaine quand elle dirigea l’hôpital de S’Agaro —, les treize infirmières celui de sous-lieutenant, d’où une proportion d’officiers nettement plus forte que chez les hommes (à peine 19% en tout). L’offensive franquiste en Aragon coupant le territoire républicain en deux en avril 1938 provoqua une réorganisation des services de santé : les hôpitaux d’Albacete et de Murcia furent évacués et relocalisés en Catalogne (Mataró, Vic, S’Agaro) et au Levant (Dénia). La démobilisation des BI en septembre 1938, les adieux des BI à Barcelone le mois suivant (la Despedida) puis l’évacuation de Catalogne en janvier 1939 (la Retirada) furent l’occasion de nouveaux déchirements. Si plusieurs volontaires furent rapatriées durant l’automne 1938 en France avec les blessés graves, d’autres restèrent en Catalogne jusqu’aux derniers combats.

A l’hôpital universitaire de Murcia, sans date

Debout de gauche à droite : Olga Dragić, Ivan Štimac, Liza Gavrić, Wolf Jungermann ; assis : Božo Juras, Adela Bohunicki et un autre volontaire. Source : Čedo Kapor, Španija 1936-1939 [L’Espagne], Belgrade, Vojno-izdavačko zavoda, 1971, vol.3, p.132.

Ce cliché, pris durant l’automne 1937 si l’on prend en compte la date des blessures des combattants convalescents, illustre les contradictions vécues au quotidien par ces volontaires internationaux. L’Espagne, son ciel lumineux, son riche patrimoine culturel, ses espoirs d’une démocratie à la fois politique et sociale. Des volontaires venus pour cela des quatre coins de l’Europe et du monde : Adela Bohunicki et Olga Dragić de Prague, Liza Gavrić de Paris, le médecin polonais Wolf Jungermann (1909-1989) de Belgrade, le cordonnier serbe Božo Juras (1904-1938) de Croatie, le mineur croate Ivan Štimac (1902-1970) du Canada. Une réalité, apparente et réelle : la joie d’être là et de prendre part à une lutte décisive, le dévouement, la solidarité et la cohésion. Mais en même temps une autre réalité, sous-jacente et obsédante : l’angoisse de la mort, les souffrances physiques et psychiques, les tensions et les désillusions. Božo Juras est mort en avril 1938 à son retour au front en Aragon, Liza Gavrić, victime de la paranoïa stalinienne, a traqué les membres de la « 5e colonne » au sein du personnel de l’hôpital, Olga Dragić a été contrainte de divorcer, son époux Ratomir Belović (1915-1961) étant considéré comme un « élément hostile » lié aux « trotskistes ».

Les volontaires ont connu des joies, portées par l’espérance d’une démocratie véritable, voire de la révolution, et une solidarité internationaliste indéniable. Mais aussi bien des souffrances : la séparation d’avec leurs proches, les horreurs de la guerre avec leurs multitudes de tués, de mutilés et de destructions, les conflits internes entre républicains. Ceci dit, l’Espagne ne fut qu’une étape dans les itinéraires des volontaires. Reste maintenant à analyser comment, fortes de leur expérience ibérique, elles ont surmonté les drames vécus dans la Péninsule et poursuivi leur engagement antifasciste après janvier 1939.

L’on dispose pour ce faire de sources plus ou moins complètes, à l’exception des cas de Berta Konforti — dont la présence en Espagne n’est d’ailleurs pas clairement établie — et d’Ana Mardešić. Cet écran documentaire est cependant beaucoup moins prononcé que pour l’ensemble du contingent, où le devenir de plus d’un quart des volontaires après l’Espagne et les camps d’internement en France reste à ce jour inconnu.

L’arrivée en France fut une nouvelle épreuve pour la grande majorité du groupe, avec l’internement dans les camps du Roussillon puis de Corrèze, de Lozère et du Var, tandis que les hommes sont d’abord enfermés à Saint-Cyprien (222 Yougoslaves) et à Argelès-sur-Mer (216), puis regroupés au printemps 1939 à Gurs (393) et finalement répartis un an après entre Le Vernet (202) et Argelès (67). Les dures conditions d’internement n’entamèrent apparemment pas la détermination des anciennes volontaires. Marija Habulin évoqua la nouvelle de la reddition de Madrid fin mars 1939 qui provoqua des pleurs, mais une Espagnole affirma que la lutte allait continuer car « le sang des innocents versé donne une force incroyable et invincible ». La question de la sortie des camps devint rapidement cruciale. Le gouvernement de Belgrade, qui, par le décret du 3 mars 1937, avait retiré la nationalité yougoslave aux volontaires, tenta sans succès de les convaincre de signer une déclaration de repentance pour les autoriser à rentrer au pays, d’où une campagne orchestrée par le KPJ en Yougoslavie pour obtenir leur rapatriement sans condition.

Les sept femmes rentrées en Yougoslavie avant 1945, proportionnellement moins nombreuses que les hommes (327 soit 41,44% des vétérans identifiables, dont 240 résistants), subirent la répression du régime puis de l’occupant. Quatre d’entre elles périrent dès 1941, Borka Demić et Vera Vejvoda étant les seules à s’engager dans le mouvement des partisans de Tito. Les autres vétéranes prirent part à la lutte contre les forces de l’Axe à l’étranger : six en France, une en Belgique, une en Suède, une en Slovaquie, une en URSS et une en Chine. En dépit de la répression sévissant dans toute l’Europe occupée et au sein même du mouvement communiste, les anciennes d’Espagne restèrent donc mobilisée et s’engagèrent toutes dans la Résistance, à l’exception notable de Justina Shkupi et d’Olga Dragić, marquée par la mise au ban de son ancien mari. Cette résilience militante est bien supérieure à celle des hommes, dont beaucoup quittèrent l’Espagne et les camps français déçus et démoralisés, demeurant ensuite rétifs aux consignes du Parti communiste. Elle s’illustre aussi par le fait que sur les seize survivantes dont on peut suivre la trace après 1945, sept vécurent durablement dans la Yougoslavie de Tito. Contrairement à certains Španci (vétérans d’Espagne) qui intégrèrent les cercles dirigeants, ces femmes exercèrent des responsabilités de second plan dans leurs domaines de prédilection : la santé, la politique et la propagande.

De gauche à droite à partir du second : Jakov Kranjčević, Adela Bohunicki, Gojko Nikoliš, Borka Demić, Olga Dragić, Đuro Mešterović. Source : Čedo Kapor, Za mir i progres u svijetu [Pour la paix et le progrès dans le monde], Sarajevo, SUBNOR BiH, 1999, p.140.

Comme l’autre cliché, cette photographie masque les déboires et les désillusions. Adela Bohunicki a été arrêtée en 1949 pour kominformisme — elle soutint Staline contre Tito — et purgea cinq ans d’internement en prison puis dans des camps. Le frère de Borka Demić, Ivan Pichler (1901-1981), combattant dans le bataillon Đaković en Espagne puis dans les partisans en Yougoslavie de 1941 à 1945, fut condamné par deux fois en 1947 et 1955 pour ne pas avoir déclaré à temps des employés. Dans son autobiographie rédigée en 1958, il se déclarait épuisé d’avoir eu à lutter contre ses « défauts » : porter un nom allemand, avoir un complexe de « petit bourgeois » à la vie « dissolue ». Cet itinéraire montre bien la difficulté de volontaires pourtant d’un dévouement extrême à faire face aux exigences drastiques de la norme partisane stalinienne et titiste. Olga Dragić est toujours restée à l’écart du Parti communiste. Avec son confrère Đuro Mešterović (1908-1990), Gojko Nikoliš (1911-1995) s’évada de Gurs en septembre 1939 ; capturés à Oloron et ramenés à Gurs, ils furent exclus du KPJ pour avoir enfreint les consignes mais vite réintégrés. Rentrés au pays, ils devinrent les cadres du service de santé de l’état-major des partisans puis de l’Armée des peuples de Yougoslavie (JNA). D’un tempérament moins enclin au compromis, Gojko prit progressivement ses distances avec le titisme dans les années 1960, déplorant les injustices, l’arrivisme, les gaspillages, l’absence de démocratisation du régime, et rédigeant dans la décennie suivante ses mémoires, sans concession vis-à-vis du stalinisme, de Tito et de ses proches. Bien avant, Lea Kraus, écœurée par le conformisme sévissant dans la jeune Yougoslavie titiste après la Seconde Guerre mondiale, avait décidé dès 1949 d’émigrer en Israël.

Malgré leurs déboires et désillusions vécus en Espagne et après, les vétéranes ont chéri jusqu’à leur dernier souffle leur expérience ibérique, à l’instar de Liza Gavrić, parlant de « ce qu’il y a eu de plus beau dans ma vie », et d’Olga Dragić : « Nous avons vécu ces quelques années dans un monde exceptionnel, dans lequel les idéaux étaient plus intelligents, dans lequel on aimait l’autre plus que soi-même. Le cœur de l’homme était plein. On avait une autre position envers la vie ».

L’idéal d’émancipation globale pour lequel des dizaines de milliers d’hommes et de femmes ont tout sacrifié semble avoir aujourd’hui disparu. Le nationalisme et les replis identitaires ont détruit la Fédération yougoslave dans les années 1990 et sévissent dans toute l’Europe, voire au-delà. Le révisionnisme postmoderne dominant, qui résume le passé à une lutte entre nations et entre idéologies, occulte le grand mouvement de solidarité transnationale humanitaire et révolutionnaire du premier XXe siècle, dont la guerre d’Espagne a été une étape fondamentale. C’est l’une des raisons essentielles pour lesquelles il est capital de connaître et de méditer l’expérience espagnole, semée d’embûches et de drames, mais aussi porteuse d’espoirs et de clés pour le présent et l’avenir : identification aux souffrances de l’Autre, engagement contre les injustices en se méfiant des schémas simplistes et sectaires, partage des cultures, coopération entre forces sociales et politiques réellement progressistes.

Si les monographies consacrées à un groupe national, un genre, une sensibilité politique, une tranche d’âge ou chronologique constituent une base nécessaire, une approche réellement transnationale de l’histoire de l’antifascisme, dépassant les clivages nationaux, partisans, genrés et générationnels, s’impose, pour retracer et croiser les itinéraires des militant(e)s aux horizons très divers dans tous les sens du terme, en amont et en aval de la guerre d’Espagne. Cette approche prosopographique, pratiquée par l’équipe du Maitron depuis les années 1990, est précieuse pour dépasser les lectures globalisantes, réductrices et instrumentalisées de l’histoire.